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Romantismes et mal(s) du siècle

Le romantisme de 1820, nous l’avons évoqué, désigne la génération de jeunes gens entrés dans l’existence après la chute de l’Empire, qui n’a guère connu le soleil couchant de l’Ancien Régime et sa languissante douceur de vivre, ni les débordements de la Révolution française. Il s’agit de la génération sans amarres et nerveuse à laquelle Musset donne une postérité littéraire dans La Confession d’un enfant du siècle, et à laquelle il s’associe indûment en élaborant sa mythologie personnelle : « Ainsi les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affectation du désespoir. »188 Alors que sous la bannière impériale ses aînés s’étaient couverts de gloire, cette jeunesse insatisfaite et désemparée peine à trouver sa terre d’asile et à remplir l’immense vide de son existence, mue par la seule ambition de sacrifier sur l’autel de l’art et de la spiritualité des forces qui ne trouvent plus leur légimité sur les champs de bataille : ainsi, Lamartine, bien que né en 1790, ne fera sa véritable entrée sur la scène littéraire qu’en 1820, avec la publication des Méditations qui sonnent le glas de son existence végétative d’amateur oisif. Comme l’écrit Maine de Biran dans son Journal : « Un but fixe et la certitude que ce but est digne d’une créature raisonnable : voilà ce qui [leur] manque. »189 Ce « nouveau » mal du siècle, c’est sans doute Edgar Quinet qui l’a le mieux défini dans l’Histoire de mes idées, en le distinguant de celui de René et d’Oberman qui courbaient l’échine sous le fardeau d’une ère dont ils se sentaient les derniers représentants, et sous le pressentiment de la vanité de toute entreprise terrestre :

« Quoique cette souffrance allât souvent jusqu’au désespoir, il n’y avait là pourtant rien qui ressemblât au spleen, à l’ennui de la vie, à tout ce que l’on a appelé le vague des passions, vers la fin du dernier siècle. C’était, il me semble, à bien des égards, le contraire de la lassitude et de la

187

C. Baudelaire, Les Martyrs ridicules, Oeuvres Complètes, tome II, op. cit., p.183.

188

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op.cit., p.40.

189

satiété. C’était plutôt une aveugle impatience de vivre, une attente fiévreuse, une ambition prématurée d’avenir, une sorte d’enivrement de la pensée renaissante, une soif effrénée de l’âme après le désert de l’Empire. Tout cela joint à un désir consumant de produire, de créer au milieu d’un monde vide encore. »190

On a pu, par certains aspects, rapprocher Musset de cette génération : il est assez âgé pour participer aux soirées de l’Arsenal, et sa précocité intellectuelle lui assure le respect amusé de ses aînés dans les cénacles romantiques ; cependant, la génération de 1830, qui est loin de connaître d’aussi « favorables » circonstances, semble mieux correspondre à son expérience intime.

En effet, la jeunesse de 1830 paraît sclérosée. L’avortement politique de la Monarchie de Juillet a ruiné les dernières espérances, et l’artiste universel de Victor Hugo évolue lentement en dandy marginal, brocardant les valeurs nouvelles d’une société dont le bourgeois, bête noire du poète, est l’ennemi à abattre : « Ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible ; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. »191 De plus, les maîtres à penser de la précédente génération se jettent à corps perdu dans la politique, comme Guizot, Villemain, ou s’enferment dédaigneusement dans une solitude amère et morose, à l’instar de Chateaubriand. Fini l’âge d’or où le salon de Hugo s’ouvrait à la bohème romantique avide d’idées nouvelles. Les dieux du romantisme travaillent à présent en quinconce, poursuivant leur carrière en ordre dispersé. Comme l’écrit Simone Bernard-Griffiths dans son article «Esquisse d’une anthropologie du mal du siècle » : « là encore, on assiste à une interaction entre l’histoire qui détermine, dans une certaine mesure, la condition de l’écrivain, et l’écriture qui fournit en retour à l’histoire des représentations les images dont elle se nourrit. »192 En effet, l’emblème du poète-paria est un symptôme des liens conflictuels qu’entretiennent les hommes de lettres avec les implications historiques du malaise romantique, et vient inaugurer la glorieuse lignée des poètes maudits qui, de Baudelaire à Rimbaud, ne cesseront de clamer la séraphique supériorité du poète lassé de la comédie des hommes : « Enfin ! Seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin, la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. »193

Par conséquent, on est tenté de penser avec Francis Lascar, dans sa réflexion sur le « Mal du siècle, mal de lettres», que la notion de génération est véritablement un instrument opératoire dans l’investigation du mal du siècle, cette désespérance fluctuant au gré des aléas historiques, des phénomènes littéraires qui les réfléchissent, et des idiosyncrasies. Ainsi pourrait-on dresser une typologie sommaire du mal du siècle : les premiers archétypes français en seraient René et Oberman, symboles de l’entre-deux mondes d’une génération désespérée, nostalgique de l’ordre agonisant, du monde traditionnel de l’Ancien Régime et spectateurs impuissants de l’atomisation de la société moderne : « Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles [ces âmes ardentes] sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères. »194

Le second mal du siècle trouverait ensuite ses représentants dans cette jeunesse d’abord avide d’existence, fébrile et ambitieuse que dépeint Quinet dans Histoire de mes

idées ; c’est celui de la génération libérale, de Musset, Sand, Sainte-Beuve, Nerval, qui se fait

190

E. Quinet, Histoire de mes idées, [1905], chapitre 10, « Difficultés particulières à notre génération. Son caractère », Paris, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque Romantique» ,1972, p.178.

191

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.35.

192

S. Bernard-Griffiths, « Esquisse d’une anthropologie du mal du siècle », op. cit., p.12.

193

C. Baudelaire, « A une heure du matin », Petits poèmes en prose, Oeuvres Complètes, t. I, op. cit., p.287.

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l’écho de la vacuité existentielle et historique des fils de dignitaires de l’Empire, l’expression du naufrage des Pères et du dégoût de la jeunesse aristocratique face à l’avènement et la consécration du pouvoir bourgeois : « Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible. »195

Enfin, la troisième et dernière manifestation tangible du mal du siècle, du spleen baudelairien à la difficulté d’être de Huysmans trouve à s’exprimer chez l’esthète par un repli spirituel dans l’art pour l’art, symbole de la révolte intellectuelle et morale du poète face à la société dominante, que perpétuera le Symbolisme. Ainsi Théophile Gautier stigmatise-t-il les journalistes qui voudraient assigner à l’art un but moral dans la préface de Mademoiselle de

Maupin (1834), mais dès 1832, il s’était déjà attaqué à la critique « utilitaire » dans celle

d’Albertus : « A quoi cela sert-il ?– cela sert être beau. – n’est-ce pas assez ? comme les fleurs, comme les parfums, comme les oiseaux, comme tout ce que l’homme n’a pu détourner et dépraver à son usage. En général, dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle. […] L’art, c’est la liberté, le luxe, l’efflorescence, l’épanouissement de l’âme dans l’oisiveté.»196

Cependant, au-delà de ces complexes mouvances historiques et au-delà des affres individuels, le mal du siècle ne cesse d’affirmer des constantes existentielles et ontologiques. Parmi les nombreux avatars de la difficulté d’être, « un vide demeure, à la manière d’un creux de l’âme, résistant à la succession des travaux et des jours ».197