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Une conscience, des Romantismes

Certes, la singularité de la difficulté d’être mussétienne se heurte aux idiosyncrasies et aux fluctuations historiques, mais elle exige aussi la réévaluation du terme de « romantisme », qui n’est pas aussi transparent que sa vulgarisation l’a laissé supposer. Etre romantique en France renvoie à un statut qui relève autant de la doctrine littéraire que d’une question de génération. Une conception très répandue du romantisme assigne comme limites à ce mouvement 1820 (Méditations poétiques de Lamartine) et 1843 (chute des Burgraves de Victor Hugo). Or, il ne s’agit dans les faits que des limites du premier romantisme dont le morceau de bravoure reste la bataille d’Hernani en 1830. C’est pourquoi Max Milner, dans son ouvrage Le Romantisme, établit la typologie de ce qu’il nomme à raison les «deux romantismes »177.

On pourrait ici évoquer un premier romantisme, ou plutôt proto-romantisme, celui de Mme de Staël avec De la littérature (1800) et Corinne (1807), celui du Génie du

christianisme de Chateaubriand (1802). C’est le romantisme « Consulat et Empire », qui se

donne pour tâche d’articuler, au lendemain des violences révolutionnaires, littérature et histoire et subira de profondes mutations, en particulier au début des années 1820, après le retour des Bourbons au pouvoir ; mais une caractéristique persistera : le romantisme restera conçu comme une réaction à l’Histoire. Cette conception présente alors deux conséquences : le romantisme ne peut se réduire à une simple thématique ni à une pure opposition esthétique au classicisme, classicisme qui, au début du XIXe siècle, n’est en fait que celui de la seconde moitié du XVIIIe siècle et dont la dénomination exacte est le néo-classicisme. Cette première phase génétique du mouvement s’appuie cependant sur le postulat suivant : ce néo- classicisme incarnait des croyances religieuses caduques et des conceptions de l’homme périmées, ensevelies avec le monde antique. C’est bien ce qui transparaît dans le Cours de

littérature dramatique de Wilhelm Schlegel, professé à Vienne en 1880 : « les Grecs voyaient

l’idéal de la nature humaine dans l’heureuse proportion des facultés et dans leur accord harmonieux. Les modernes, au contraire, ont le sentiment profond d’une désunion intérieure, d’une double nature de l’homme qui rend cet idéal impossible à atteindre. »178 Dans cette perception de la dualité humaine qui annonce Baudelaire, Schlegel met en exergue les nouvelles sources d’inspiration du poète moderne : « L’inspiration des Anciens était simple, claire et semblable à la nature, dans ses œuvres les plus parfaites. Le génie romantique, dans son désordre même, est cependant plus près du secret de l’univers, car l’intelligence ne peut jamais saisir qu’une partie de la vérité, tandis que le sentiment, embrassant tout, pénètre seul le mystère de la nature. »179 Chaos intérieur et ordre de la nature, promotion du sentiment contre la toute-puissance de la raison : voilà bien une dichotomie appelée à une longue postérité…La diffusion de ces idées en France est surtout assurée par De l’Allemagne, même

176

M. Brix, Le Discours amoureux en France au XIXe siècle, Editions Peeters, Louvain-Paris-Sterling, Virginia, 2001, p.195.

177

M. Milner, Le Romantisme, collection « Littérature française », dirigée par Claude Pichois, Paris : Arthaud, 1973, p.7.

178

W. Schlegel, Cours de littérature dramatique, cité par J. Bony, op. cit., p.27.

179

si l’ouvrage de Mme de Staël ne connaît son plein succès qu’après 1815, lorsque la restauration ramène en France les émigrés. Evoquant les conséquences logiques des théories de la relativité du beau, elle conclut à la nécessaire mutation de la littérature française qui doit s’adapter à la nouvelle donne sociale : « Rien dans la vie ne doit être stationnaire, l’art est pétrifié quand il ne change plus. Vingt ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins que ceux qu’elle éprouvait quand les romans de Crébillon peignaient l’amour et la société du temps. »180 Cette première phase du romantisme reste marquée par une volonté de remonter aux sources, un goût pour les temps barbares, « gothiques », qui se traduit par exemple en Angleterre par la floraison des romans noirs à la fin du XVIIIe siècle avant de transparaître dans les premiers poèmes de Walter Scott (1802).Chaque peuple fouille dans les arcanes de son passé national pour y découvrir les trésors propres à renouveler l’inspiration des modernes (on peut penser à La Gaule poétique de Marchangy, publiée entre 1813 et 1815). Après la révélation des troubadours, la publication des chansons de geste et des recueils de Mystères, un goût pour le Moyen Âge et la littérature des origines, malgré ses débordements et ses ridicules, se fait jour. Ainsi, pour Mme de Staël, la poésie romantique «est née de la chevalerie et du christianisme ».181 Mais dès 1802, Chateaubriand s’est déjà inscrit dans ce mouvement de retour du sacré qui tend à voir dans le sentiment religieux la source de toute poésie et qui alimentera ce que l’on a nommé le « romantisme de droite », relayé par La Muse française, revue qui, de juillet 1823 à juin 1824 succédera au

Conservateur littéraire des frères Hugo.

En effet, en 1820, romantisme et royalisme semblent aller de pair, comme le montre le personnage de Lousteau dans Illusions perdues : « les Royalistes sont romantiques, les libéraux sont classiques. »182 Ainsi, dans le numéro du 1er janvier 1824 de La Muse française, Alexandre Guiraud répond aux attaques d’un royaliste épris de classicisme : « nous ne doutons pas que notre littérature ne se ressente aussi poétiquement de cette vie nouvelle qui anime notre société. […] Elle donnera enfin de la poésie, car le malheur est, de toutes les inspirations poétiques, la plus féconde. » A l’opposé, l’adhésion des libéraux au classicisme semble avant tout une conséquence de leur profond attachement aux Lumières, et trouve à s’exprimer dans leur journal Le Constitutionnel, animé par des académiciens rescapés de l’Empire et qui stigmatise la confusion et les faux-semblants de la poésie romantique. Voilà pour les théories, dont la réalité s’écarte quelque peu à la suite notamment de l’éviction de Chateaubriand le 6 juin 1824, privé de son poste de ministre des Affaires Etrangères parce qu’il s’est opposé au ministre ultraroyaliste Villèle. Nous n’entrerons pas ici dans les méandres, extrêmement complexes, des mutations du romantisme entre 1820 et 1830, qui ont vu entre autres la conversion des romantiques royalistes et ultraroyalistes, Hugo au premier chef, au romantisme libéral dit « de gauche ». Tout au moins pouvons-nous remarquer qu’à travers divers manifestes la réflexion sur la littérature commença à l’emporter sur les dissensions politiques. L’existence des salons et des cénacles, ceux de l’Arsenal, d’Etienne Delécluze et ensuite de Victor Hugo situé rue Notre-Dame Deschamps, où les partisans des deux camps se côtoient, y contribuera pour beaucoup. L’un des premiers numéros du journal

Le Globe, organe de la jeunesse libérale, fustige le ridicule de la situation : il est temps que

«les libres penseurs en politique et en religion » le soient tout autant dans le domaine de l’esthétique. La voie est ouverte aux manifestes qui vont sceller pour une part le destin du romantisme, planter le « décor littéraire » où évoluera le mal du siècle, à travers notamment

Racine et Shakespeare (1823 et 1825) chez le jeune Stendhal, la préface de Cromwell (1827),

et la préface des Etudes françaises et étrangères d’Emile Deschamps(1828).

180

G. de Staël, De l’Allemagne, [1810-1813], Paris, Brockhaus, 1823, pp.122-123.

181

Ibid., p.30.

182

1830. C’est à ce moment que s’opère, et pour longtemps, l’alliance entre la littérature et l’histoire, et que le romantisme prend les traits d’une interrogation philosophique et politique sur la réalité historique du XIXe siècle. On peut le sentir aussi bien dans les « études de mœurs » de Balzac que dans La Confession d’un enfant du siècle, ou chez George Sand qui propose une remise en cause violente de la société née de la révolution, celle de 1789 comme celle de 1830. Ainsi son roman Nanon, s’il ne remet jamais en cause l’idée que le pouvoir appartient légitimement au peuple, constitue-t-il une interrogation angoissée sur les déviations révolutionnaires. Nanon, jeune paysanne plongée dans le désarroi politique de la Terreur et l’imbroglio des opinions, se fait alors la voix féminine de la dénonciation à travers cette diatribe adressée à M.Costejoux :

«La violence a autorisé la violence. Vous ne l’aimiez pas, vous. Mais vos amis l’aimaient et vous le savez bien, à présent que l’on connaît ce qui s’est passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai ! Vous aviez donné des pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les Jacobins parce qu’ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu’il s’occupe peu des royalistes d’à présent qui ne s’attaquent qu’à vous. S’ils font les crimes que votre parti a faits, s’ils égorgent des innocents et massacrent des prisonniers, j’entends dire chez-vous que c’est pour tuer la Terreur qui leur a donné l’exemple et que tous les moyens sont bons pour en finir. N’est-ce point ce que vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que, pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de la France par l’échafaud, la guerre, l’exil, et la misère qui a fait périr encore plus de monde ?»183

Cependant, ce romantisme de 1830 ne tarde pas à éprouver lui-même ses limites dès 1836-1837 et se remet en cause à travers des œuvres comme Illusions perdues de Balzac, où sont dénoncés les turpitudes éditoriales et l’environnement pauvrement mercantile du romantisme d’alors. Musset, de son côté, opte pour la satire acide de ce romantisme qu’il n’hésite pas à tourner en dérision. À ce titre, les Lettres de Dupuy et Cotonet, questionnant la définition même du romantisme sur le mode de l’ironie cinglante et de l’humour caustique, constituent un témoignage remarquable sur les querelles de coterie et le flou sémantique qui entoure cette notion. Ces lettres, adressées au directeur de La Revue des Deux Mondes ( petite épigramme à l’intention de Buloz !), débutent par un amalgame comique des différentes théories romantiques : « On était donc vers 1824, ou un peu plus tard, je l’ai oublié ; on se battait dans le journal des débats. Il était question de pittoresque, de grotesque, du paysage introduit dans la poésie, de l’histoire dramatisée, du drame blasonné, de l’art pur, du rythme brisé, du tragique fondu avec le comique, et du Moyen Âge ressuscité. » Suit une série de définitions pour le moins burlesques du romantisme par les deux acolytes :

«De 1830 à 1831, nous crûmes que le romantisme était le genre historique, ou, si vous voulez, cette manie qui, depuis peu, a pris nos auteurs d’appeler des personnages de romans et de mélodrames Charlemagne, François Ier ou Henri IV, au lieu d’Amadis, d’Oronte, ou de saint Albin. […] De 1831 à l’année suivante, voyant le genre historique discrédité, et le romantisme toujours en vie, nous pensâmes que c’était le genre intime, dont on parlait fort. […] De 1832 à 1833, il nous vint à l’esprit que le romantisme pouvait être un système de philosophie et d’économie politique. […] Mais nous avons pensé que c’était la Révolution de Juillet qui était cause de cette mode, et d’ailleurs il n’est pas possible de croire qu’il soit nouveau d’être républicain. On a dit que Jésus-Christ l’était ; j’en doute car il voulait se faire roi de Jérusalem ; mais depuis que le monde existe, il est certain que quiconque n’a que deux sous et en voit quatre au voisin, ou une jolie femme, désire les lui prendre, et doit conséquemment dans ce but parler d’égalité, de liberté, des droits de l’homme, etc., etc… De 1833 à 1834, nous crûmes que le romantisme consistait à ne pas se raser, et à porter des gilets à larges revers, très empesés L’année suivante nous crûmes que c’était de refuser de monter la garde. L’année d’après, nous ne crûmes rien. »184

183

G. Sand, Nanon, [1872], Les Editions de l’Aurore, Meylan, 1987, p.189.

184

A. de Musset, Lettres de Dupuy et Cotonet, [1837], Prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, pp.843-845.

Au-delà de la dimension purement comique et pittoresque, on ne peut que constater que ce regard distancié et ironique qui est porté sur le mouvement littéraire occupant tout le devant de la scène depuis une quinzaine d’années prélude aux grands bouleversements de la fin des années 1840, lorsque la Révolution de 1848 viendra consommer la mise à mort historique et politique du romantisme de 1830.

D’autres enfin, comme George Sand dans les Lettres d’un voyageur préféreront ouvrir ce romantisme à l’ailleurs de la fantaisie et de la rêverie pittoresque: « Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J’entendis ces chants à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j’ai souvent fait de biens douces promenades dans ce pays chimérique, portée sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. »185

Nouvel avatar du romantisme, celui de 1840. On assiste cette époque à l’institutionnalisation du mouvement : Victor Hugo, Sainte-Beuve, sont entrés à l’Académie française respectivement en 1841 et 1843 ; Vigny va y entrer et même Musset, alors en pleine dérive alcoolique : nous verrons quelles conséquences esthétiques majeures cette « intronisation » aura sur l’écriture de notre récipiendaire. Il s’agit, pour la plupart de ces auteurs quadragénaires, de l’ère des grandes réalisations : La Comédie humaine de Balzac, l’Histoire de la Révolution de Michelet (1847), Consuelo de George Sand (1842), le Rhin et

Les Burgraves de Victor Hugo (1842), prouvant s’il est besoin que le romantisme n’a pas été

une floraison éphémère mais qu’il s’inscrit dans une histoire riche de grands accomplissements. C’est au cours de cette décennie qu’arrive sur le devant de la scène une nouvelle génération d’écrivains. Parmi eux, Baudelaire et Flaubert, tous deux nés en 1821, et Courbet en 1819. Sans pour autant sombrer dans la psychologie de bas étage, la dimension oedipienne des relations qu’ils entretiennent avec leurs illustres aînés semble évidente tant ces jeunes auteurs subissent la domination écrasante des pères fondateurs. De là une attitude équivoque à l’égard du romantisme, située entre adhésion et répulsion. On pourrait citer ici les œuvres de jeunesse de Flaubert qui paraissent exemplaires : tout en témoignant d’un romantisme « échevelé », elles expriment tout autant le refus de cette esthétique romantique. Le « vieux Mystère » Smarh, mettant en scène un homme dont le mentor n’est autre que le diable, voit finalement triompher Yuk, « le dieu du grotesque ». Si le style doit beaucoup aux canons habituels de l’esthétique romantique, le propos reste marqué par le sceau de l’ironie et de la dérision, qui rappelle à certains égards les premiers écrits de Musset :

«Mon orgueil me dévora le cœur, mais le sang de ce cœur ulcéré, je l’ai versé sur la terre, et cette rosée de malédiction a porté ses fruits. Maintenant, pas une vertu que je n’aie sapée par le doute, pas une croyance que je n’aie terrassée par le rire, pas une idée usée qui ne soit un axiome, pas un fruit qui ne soit amer. La belle œuvre ! […] Merci, vous tous qui m’avez secondé ! Honneur à l’amitié qui s’appelle grandeur et qui m’a livré les poètes, les femmes, les rois ! Honneur à la colère ivre qui casse et qui tue ! Honneur à la jalousie, à la ruse, à la luxure qui s’appelle amour, à la chair qui s’appelle âme ! Honneur à cette belle chose qui tient un homme par ses organes et le fait pâmer d’aise, grandeur humaine ! »186

Cette contradiction fondatrice traversera toute son œuvre qu’il serait fallacieux de restreindre au réalisme de Madame Bovary.

Baudelaire, lui aussi, s’emploie à élaborer la théorie d’un « autre romantisme », tant sa propre relation au mouvement institutionnalisé paraît problématique. A coup sûr, ce

185

G. Sand, Lettres d’un voyageur (I), Œuvres autobiographiques, t.I, op. cit., p.658.

186

romantisme de 1840 s’élabore dans un climat confus de rejet de l’académisme et de conscience diffuse d’un héritage moral et historique. En témoigne l’attitude de Baudelaire à l’égard de Victor Hugo, tout à la fois idolâtré et détesté. La nouvelle génération se tourne vers les représentants d’un romantisme « intermédiaire » incarné par les écrivains nés autour de 1810 : Nerval (1808), Gautier (1810), et Musset (1810), exécré par le poète des Fleurs du mal qui discerne peut-être en lui un détestable alter ego et stigmatise « ses crises de fatuité, […] ses fanfaronnades de paresse, à l’heure où, avec des dandinements de commis-voyageur, un cigare au bec, il s’échappe d’un dîner à l’ambassade pour aller à la maison de jeu, ou au salon de conversation. » :

« De son absolue confiance dans le génie et l’inspiration, elle [la « catégorie » à laquelle appartient Musset] tire le droit de ne se soumettre à aucune gymnastique. Elle ignore que le génie (si toutefois on peut appeler ainsi le germe indéfinissable du grand homme) doit, comme le saltimbanque apprenti, risquer de se rompre mille fois les os en secret avant de danser devant le public ; que l’inspiration, en un mot, n’est que la récompense de l’exercice quotidien. Elle a de mauvaises mœurs, de sottes amours, autant de fatuité que de paresse, elle découpe sa vie sur le patron de certains romans, comme des filles entretenues s’appliquaient, il y a vingt ans, à ressembler aux images de Gavarni, qui, lui, n’a peut-être jamais mis les pieds dans un bastringue. »187

Il semblerait alors illusoire de vouloir assigner au romantisme des bornes chronologiques figées, tant ce mouvement protéiforme traverse le siècle sous de multiples avatars, s’adaptant aux soubresauts de l’Histoire pour exprimer les interrogations intemporelles de la nature humaine et sa difficulté d’être.