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Un rêve icarien entre Idéal et Chute

Après cette rapide incursion dans les arcanes du romantisme de Musset, les symptômes les plus patents de la difficulté d’être se profilent à l’horizon avant d’être érigés en véritable esthétique. L’enfant du siècle, funambule errant sur le fil tendu entre deux abîmes, doit constituer son art poétique à l’aune d’une identité féminine derrière laquelle flotte l’ombre de la première femme. L’idéal esthétique du poète, sa conception de sa mission originelle ressortissent en effet à la misérable condition de l’homme écrasé par le goût de l’absolu et à une crise de l’icône féminine qui traversera tout le siècle.

Pour Georges Gusdorf, « toute ouverture vers l’absolu est ensemble une fermeture ; toute détermination est négation. Ceux qui sortent de la caverne et s’exposent au grand soleil de la Vérité en sa plénitude, risquent d’y perdre la vue et peut-être la vie, consumés par la flamme de l’éternité ».1 La quête romantique de l’absolu refuse de se laisser enfermer dans les étroites enceintes terrestres, elle tente de s’adjuger une part de la parole divine, « elle demande tout, elle demande trop, elle nourrit dans son projet même la certitude de son échec. »2 La sagesse des Lumières est quant à elle une perception des limites : « Cultivons notre jardin », déclare Candide à Pangloss au terme de leurs péripéties. Or, le goût romantique de l’idéal reste une quête de sens au-delà des barrières des apparences sensibles : par essence, l’insuffisance de la réalité entrave pour les romantiques l’émergence de cette surabondance de sens qui reste alors à conquérir dans un espace du dedans sublimé : « Il n’y a pas assez de réalité pour la plénitude du sens, pour que le sens puisse venir au monde et créer un monde à sa mesure. Le sens ne tient pas dans les limites du jardin de Candide. Le romantisme éternel habite en esprit au-delà des limites ; il sait, comme Rimbaud, que la vraie vie est absente. Le surplus déborde, ne trouvant pas la possibilité de s’exprimer dans le réel tel qu’il est, il s’exalte ou se sublime dans l’espace du dedans, à la recherche de compensations dans l’irréel et dans l’imaginaire. »3

Ainsi, pour l’enfant du siècle revenu de ses chimères, la symphonie harmonieuse du monde et de la nature se mue peu à peu en une insupportable cacophonie. L’accord parfait est à reléguer au rang des fantasmes puérils de l’espérance, de la dépouille d’un rêve de symbiose. Ainsi Gustave Flaubert, à peine âgé de dix-huit ans, évoque-t-il dans sa correspondance cet insupportable hiatus qui mine, voire annihile le processus créatif :

« J’ai rêvé la gloire quand j’étais tout enfant, et maintenant je n’ai même plus l’orgueil de la médiocrité. Bien des gens y verront un progrès, moi j’y vois une perte. Car enfin, pourvu qu’on ait une confiance, chimérique ou réelle, n’est-ce pas une confiance, un gouvernail, une boussole, tout un ciel pour nous éclairer ? Je n’ai plus ni conviction, ni enthousiasme, ni croyance. […], j’ai tué à plaisir la chaleur, je me suis ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies. Il ne poussera dessus aucune moisson. Tant mieux. Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé. Je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui m’entourent, en voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route. »4

1

G. Gusdorf, LeRomantisme, op. cit., p.514.

2

Ibid.

3

Ibid., p.117.

4

Impossible pour l’écrivain de forcer la réalité à conserver une part de son rêve et de le convertir à cette époque en œuvre littéraire : tel est le constat précocement amer d’un cœur flétri avant l’âge et dont l’œuvre conservera, à jamais, une trace indélébile dans ce que l’on a coutume de nommer le pessimisme de Flaubert.

Pour le poète enthousiaste au sens étymologique du terme, c’est-à-dire animé de l’étincelle divine du Démiurge, les liens qui l’amarrent à l’infirme réalité n’aiguisent que plus amèrement la double postulation de l’âme humaine que Baudelaire théorisera dans ses écrits intimes : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »5 A dix-sept ans déjà, le jeune Musset a aussi l’intuition précoce de la précarité de l’existence humaine, paralysée entre les turpitudes du monde terrestre et les cieux éthérés, l’idéal de plénitude absolue auxquels il aspire : « Je ne puis souffrir ce mélange de bonheur et de tristesse, cet amalgame de fange et de ciel. Où est l’harmonie, s’il manque des cordes à l’instrument ? »,6 écrit-il le 19 octobre 1828 à son ami Paul Faucher. L’irréductible imperfection du monde, une existence aux allures de tonneau des Danaïdes, introduisent alors dans l’âme du poète une fêlure ontologique qui en fait la proie de la diabolique postulation du Mal :

« Qui que tu sois, enfant, homme, si ton cœur bat, Agis ! Jette la lyre ; au combat, au combat !

À l’action ! Au mal ! Le bien reste ignoré. Allons ! Cherche un égal à des maux sans remède. » 7

Cette tentation du mal sans retour découle logiquement de la distorsion entre un réel insipide et un idéal destiné à demeurer pur. Le fossé entre les deux tourne à la hantise, pour des esprits que la séculaire taxinomie religieuse ne parvient plus à fixer dans ses voies. Ce pénible constat du morcellement de l’âme humaine, éprise d’infini et abîmée dans le fini, trouve à s’exprimer une fois encore dans sa correspondance avec Paul Faucher : « Pourquoi la nature m’a-t-elle donné la soif d’un idéal qui ne se réalisera pas ?»8 Ainsi, cette schizophrénie de l’âme immatérielle et du corps devient le « nœud gordien qu’il fallait qu’Alexandre/Rompît de son épée, et réduisît en cendre »9

Certes, cette sempiternelle discordance, emblématique de la condition humaine et de la tentative d’évasion icarienne, n’est pas une thématique d’une originalité inouïe. Cette inaccessibilité essentielle de l’absolu humain, divin, et poétique, est cependant appelée à une longue postérité. Il suffit de songer à Mallarmé et à son oiseau éclaté ou encore à Baudelaire qui, dans « Les Plaintes d’un Icare » illustre les tentatives désespérées du poète d’embrasser l’idéal du Beau, quitte à s’y brûler les ailes, irrémédiablement :

« En vain j’ai voulu de l’espace Trouver la fin et le milieu ; Sous je ne sais quel oeil de feu

Je sens mon aile qui se casse ;

Et brûlé par l’amour du beau, Je n’aurai pas l’honneur sublime

De donner mon nom à l’abîme

5

C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, op. cit., p.96.

6

A. de Musset, lettre du 19 octobre 1828 à Paul Faucher , Correspondance, Paris, Mercure de France, 1984, p.41.

7

A. de Musset, « Les Vœux stériles », Poésies Complètes, op. cit., p.116.

8

A. de Musset, lettre à Paul Faucher, 23 septembre 1827, Correspondance, op. cit., p.23.

9

Qui me servira de tombeau. » 10

Dans une optique jumelle, Théodore de Banville conclut ses Odes funambulesques par une transfiguration du poète en clown facétieux qui, dans « le saut du tremplin », tente de fuir le monde des hommes et ses turpitudes pour se fondre dans l’infini des constellations stellaires :

« Fais-moi monter, si tu le peux, Jusqu’à ces sommets où, sans règles,

Embrouillant les cheveux vermeils Des planètes et des soleils, Se croisent la foudre et les aigles. Plus haut encore, jusqu’au ciel pur !

Jusqu’à ce lapis dont l’azur Couvre notre prison mouvante !

Jusqu’à ces rouges orients Où marchent des dieux flamboyants,

Fous de colère et d’épouvante. Plus loin ! Plus haut ! Je vois encor

Des boursiers à lunettes d’or, Des critiques, des demoiselles

Et des réalistes en feu.

Plus haut ! Plus loin ! De l’air ! Du bleu ! Des ailes ! Des ailes ! Des ailes !

Enfin, de son vil échafaud, Le clown sauta si haut, si haut, Qu’il creva le plafond de toiles Au son du cor et du tambour,

Et, le cœur dévoré d’amour, Alla rouler dans les étoiles. » 11

Ce rêve de fusion cosmique, cette quête de l’élévation morale, spirituelle et esthétique, aussi fantaisiste et ironique soit-elle, reste symptomatique de cette propension toute platonicienne à envisager un Ailleurs de l’imaginaire propre à pallier les infirmités du monde réel incapable de répondre aux aspirations infinies de l’espace du dedans. Le schéma récurrent de l’ascension symbolique saisie de vertige, obstinée et culminant dans une chute finale ou dans l’éparpillement obsédera toutes les générations du Romantisme désenchanté, et laisse une empreinte manifeste dans toute l’œuvre de Musset :

« Je ne puis ; malgré moi l’infini me tourmente. Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ; Et, quoi qu’on ait dit, ma raison s’épouvante De ne pas le comprendre et pourtant de le voir. »12

Cette obsession pascalienne d’un infini inaccessible et muet, cette déchirure originelle, trouve aussi une expression moins éthérée dans l’idéal féminin de Musset, déjà mis à mal au début de La Confession d’un enfant du siècle. Si l’absolu féminin tend à se substituer à un monde que le rêve a déserté, la frustration bat en brèche cet avatar incarné. L’ « Eve future » de Villiers de L’Isle Adam, venue remplacer la « déesse bourgeoise » Alicia Clary, n’est qu’un mythe littéraire témoignant d’une insatiable soif d’absolu chez l’homme qui songe à

10

C. Baudelaire, « Les Plaintes d’un Icare », Les Fleurs du mal, op. cit., p.143. 11

T. de Banville, « Le Saut du tremplin », [1857], Odes funambulesques, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857, p.239-240.

12

incarner son idéal dans une dépouille mortelle. Desgenais, alias Alfred Tattet, adresse à Octave/Musset une profession de foi sans équivoque :

« La perfection n’existe pas ; la comprendre est le triomphe de l’intelligence humaine ; la désirer pour la posséder est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fenêtre, Octave, ne voyez-vous pas l’infini ? […] Ce spectacle de l’immensité a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes démences. […] Quand bien même votre maîtresse ne vous aurait jamais trompé, et quand elle n’aimerait que vous à présent, songez, Octave, combien son amour serait encore loin de la perfection, combien il serait humain, petit, restreint aux lois de l’hypocrisie du monde. »13

L’humanité et la figure féminine semblent alors solidaires d’un idéal qui ne saurait poser ses ailes sur la terre froide de la réalité sans être dénaturé. Le sage devrait alors délaisser la quête compulsive d’un absolu qui le dévore mais le dépasse, et se contenter d’exercer son esprit contemplatif et de prendre le parti d’une forme d’agnosticisme. Comme souvent chez Musset, la femme est bien le prisme au travers duquel le poète ne cesse d’interroger la possibilité d’une perfection. Mais ce bilan amer appelle nécessairement une transcendance, tout au moins un exutoire.

Ce réel infernal, peuplé de divinités chtoniennes, trouve une part de sa sublimation dans le regard kaléidoscopique du poète qui pallie l’incomplétude de la réalité par l’ordonnance d’un Nouveau Monde. Cette terre d’asile de l’idéal, Musset en dévoile la transcendance esthétique qui met en exergue la toute-puissance de l’imaginaire :

« Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable Que ce monde est mauvais, c’est que pour y rester

Il a fallu s’en faire un autre, et l’inventer. Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable,

Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable, N’a même pas un instant eu besoin d’exister » 14

La création poétique, le salut par le truchement de l’imagination, sont donc les garants de cette harmonie édénique perdue, de cette amarre précaire où viennent désespérément s’arrimer les vestiges d’un idéal qui ne trouve son accomplissement que dans le désir d’absolu qu’il fait naître, l’aspiration onirique à un monde en état de grâce :

« Oui, dormir-et rêver !-Ah !que la vie est belle, Quand un rêve divin a fait sur sa nudité Pleuvoir les rayons d’or de son prisme enchanté ! » 15

Par conséquent, la figure du funambule romantique s’abîmant dans le vol fatal d’Icare semble ne devoir trouver sa propre transcendance que dans la sublimation esthétique d’un réel dévoyé, en bâtissant une patrie onirique et fantasmatique où son idéal existentiel et poétique viendra s’enraciner. La femme n’a pu prendre le relais et devenir le reliquaire de ce goût de l’infini, puisqu’elle souffre, à l’instar du monde objectif, d’un discrédit sans précédent, ce dont nous aurons à reparler. La génération de Musset laisse en effet transparaître les symptômes d’une crise de l’icône féminine, comme en témoigne le vaste « féminaire »du poète.

Même au sein de la sphère amoureuse, la désillusion guette et conduit le sujet au seuil d’un profond désenchantement. L’Adolphe de Benjamin Constant en évoquait déjà les prémices en mettant en scène une véritable impuissance du protagoniste à aimer. Après avoir

13

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., pp.62-63.

14

A. de Musset, « Namouna » Poésies Complètes, op. cit., pp.249-250.

15

repoussé Ellénore qui jusqu’ici incarnait son idéal, il ne peut que constater la présence pernicieuse de « cette absence de forces, cette analyse perpétuelle qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui par là les corrompt dès leur naissance. »16 C’est dire qu’en plus de la corruption naturelle qui frappe la figure féminine, le sentiment lui-même est vicié à la base et empêche toute osmose amoureuse pour abandonner le mâle souffrant à une solitude et à une sécheresse du cœur éternelles, qui l’engagent à élaborer un nouvel « art d’aimer » :

« Et maintenant que l’homme avait vidé son verre, Qu’il venait dans un bouge, à son heure dernière,

Chercher un lit de mort où l’on pût blasphémer ; Quand tout était fini, quand la nuit éternelle Attendait de ses jours la dernière étincelle, Qui donc au moribond osait parler d’aimer ? » 17