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L’étrange phénomène d’autoscopie, un mal significatif

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 112-120)

Cependant, avant de refléter un artifice littéraire, la thématique du double semble renvoyer chez Musset à une expérience intime de la fragmentation, dont les origines pathologiques et psychologiques méritent d’être approchées. Delirium tremens dû à une surconsommation d’alcool, véritable autoscopie, schizophrénie, symptômes d’une syphilis au stade tertiaire, l’expérience du double reste nimbée de mystère. Nous aurons d’ailleurs plus

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Ibid., II, 4, p.144.

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A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op., cit., p.173.

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loin à revenir de manière plus précise sur les troubles d’ordre physiologique qui ont pu frapper Musset.

Les œuvres de fiction fourmillent de personnages frappés par les maladies les plus diverses64. Le plus souvent, l’apparition de ces malades surgis de l’imaginaire des auteurs n’est pas le fruit du hasard. Il s’agit soit d’un ressort littéraire destiné à dénouer l’intrigue (suicide, folie…) soit d’un décor, d’une toile de fond qui devient le prétexte d’une étude comportementale d’un groupe humain (épidémie, hôpital, sanatorium, ville d’eaux). L’écrivain peut devenir également une sorte de visionnaire, décrivant des maladies non répertoriées, imaginant des traitements révolutionnaires ou des approches insolites de la relation médecin-malade. Il est d’ailleurs rare que ces évocations ne renvoient pas à une expérience personnelle de leurs créateurs.

Presque tous les écrivains introduisent dans leurs œuvres de fiction des éléments autobiographiques, en brouillant plus ou moins les pistes. Ces « confidences » indirectes peuvent concerner leurs maladies. Les exemples ne sont pas rares, comme nous pourrons le voir avec Musset.

Ainsi le prince Mychkine est-il sujet, comme Dostoievski lui-même, à des crises d’épilepsie, « suivies d’hébétude et de pertes de mémoire. » Difficile de ne pas songer à l’épisode de Franchard et à la crise hallucinatoire dont George Sand fut témoin, ou encore à la « fièvre cérébrale » qu’elle décrit dans Elle et Lui, pendant féminin de La Confession :

« Ils trouvèrent Laurent dans une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la reconnut, et s'attacha à elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, étouffée. Palmer dut l'emporter de la chambre évanouie; mais elle y revint au bout d'un instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne la reconnaissait guère que pour l'accabler d'injures grossières, et, dès qu'elle s'éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il allait mourir. Il n'avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait écrit à Thérèse dans l'invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler; il était assez effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir conscience. Il eut encore bien d'autres rêves sinistres, tant que dura sa fièvre. Il s'imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d'or que Thérèse détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode italienne. Elle l'ôta, mais il continua à la voir et à la sentir. Comme il semblait le plus souvent que sa présence l'exaspérât, Thérèse se plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux; mais, aussitôt qu'il était question de le faire boire, il s'emportait et protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.[…] Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d'une exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu'il pût résister, et qu'ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé. »65

Outre le diagnostic nécessairement orienté et à charge de Sand, le docteur Michaud, dans la Chronique médicale du 1er juillet 1904, parle d’une névrose épileptique, explication à laquelle se ralliera Emile Henriot66. Rappelons-nous d’ailleurs cette évocation pour le moins

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En frontispice de ce parcours, on pourrait évoquer toute une galerie de personnages erratiques : les folles, de Lady Macbeth à Adrienne Mesurat chez Julien Green, les déments, de Boris Godounov à Kurz, les suicidaires, de Werther à Emma Bovary, des lépreuses telles Violaine et Radidjah, mais également les pestiférés d’Oran, les cholériques de Draguignan, les phtisiques de la montagne magique, les habitués du cabaret de l’Assommoir, les curistes des villes d’eaux…

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G. Sand, Elle et Lui, Paris, Editions du Seuil, 1999, pp.118-119.

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significative de la jouissance sexuelle dans Gamiani : « Un mouvement affreux et convulsif pareil à ceux qui accompagnent ordinairement les transports épileptiques »67.

Notons par ailleurs que la médecine reconnaît un symptôme dit « de Musset », caractérisé par une insuffisance aortique et qui se manifeste chez le patient par des hochements de tête incontrôlés ou un pied qui dérape. Mais chez le poète, cette manifestation s’accompagne d’un tableau clinique plus complexe, lié au phénomène d’autoscopie. De la même manière, le Horla connaît, comme Maupassant, des phénomènes d’autoscopie, le fait de se voir soi-même en double et des délires hallucinatoires sous l’influence de l’éther. Jean- Etienne Dominique D’Esquirol (1772-1840), élève de Corvisart à la Charité, qui, dès 1801, travailla avec Pinel à la Salpêtrière, écrivit en 1805 Les passions considérées comme cause,

symptôme, et moyen de la maladie mentale, ouvrage dans lequel il fut l'un des premiers à

avoir fait la distinction entre hallucinations (perceptions sans objet externe, produites et construites par l'esprit) et illusions (erreurs de perception ; mauvaise interprétation des stimuli réels). Pour lui les passions seraient ce qui nous pousse à agir et qui n'est pas d'ordre intellectuel : elles sont à l'origine de l'aliénation mentale. La folie serait faite des passions poussées à l'extrême (perspective intéressante au cœur de la débauche mussétienne !). Il y aurait donc une différence quantitative entre les deux. Selon lui, dans l'enfance, il n'y a pas de passions, donc pas d'aliénés.

Si l’on en croit les études psychiatriques modernes, le trouble autoscopique se traduit par une représentation partielle ou totale de l’image de soi-même, comme projetée en dehors de soi. Ce phénomène, qui se situe le plus souvent entre une simple illusion et une véritable hallucination, est normalement rencontré dans le rêve. Mais il peut apparaître dans des états soit confuso-oniriques (en particulier après la prise d’hallucinogène), soit démentiels. On le signale également dans certaines phases délirantes de l’hystérie (psychose hystérique).

L'autoscopie est connue depuis très longtemps dans pratiquement toutes les cultures de la planète. Elle est décrite dans toutes les cultures chamaniques et on lui assigne alors les dénominations de vol magique, vol chamanique, voyage en esprit, voyage chamanique. Michael Harner l'appelle état de conscience chamanique. Chez les ésotéristes, on la nomme voyage astral ou dédoublement. Cette notion de double est d'ailleurs importante puisque le double est connu dans le chamanisme et dans l'ésotérisme. Le double est donc une expérience séculaire mais, suivant les époques et les lieux, son interprétation est variable. Ainsi le terme allemand Doppelgänger le double qui marche désigne une apparition grandeur nature avec des caractéristiques spectrales mais représentant une personne vivante. Cette apparition est rare et se produit généralement tôt le matin ou tard dans la nuit. Elle serait due à la fatigue ou au stress et les psychiatres et psychologues classent ce phénomène dans la catégorie de l'autoscopie, hallucination qui consiste à se voir soi-même. La description que livre Sand de la crise dans la forêt de Fontainebleau et de ce double devenu fameux est à ce titre révélatrice :

« Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me dire que c'était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même j'ai cherché ma canne pour aller à son secours; mais la canne s'était perdue dans l'herbe, et cet homme avançait toujours vers moi. Quand il a été tout près, j'ai vu qu'il était ivre, et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j'ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme ... c'était moi! Oui, c'était mon spectre, Thérèse! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas fou, c'était une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans l'obscurité. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine, je n'avais vu celle-là que dans mon imagination; mais qu'elle était nette, horrible, effrayante!”»68

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A. de Musset, Gamiani ou deux nuits d’excès, op. cit., p.32.

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Le phénomène autoscopique69 n’a pas fait l’objet d’études très approfondies. On sait cependant qu'il ne s'agit pas d'une hallucination d'ordre strictement visuel. En effet, de nombreux sujets on prétendu pouvoir sentir et entendre leur double, ce qui, d'après Graham Reed, psychologue à la York University de Toronto, semble suggérer que l'expérience pourrait être liée à la manifestation de souvenirs déplacés, dans « un phénomène de même nature que celui du déjà-vu ». La théorie de Reed veut que l'autoscopie soit une conséquence hallucinatoire résultant de l'épilepsie et d'autres troubles cérébraux. Le phénomène est plus fréquent chez les patients délirants qui présentent des désordres cérébraux. Il s'inscrit aussi comme un des effets secondaires des crises chez les épileptiques Il est d'ailleurs significatif que les Doppelgänger figurent dans les livres de divers auteurs, victimes de troubles psychologiques graves, comme Edgar Allan Poe (voir le personnage de William Wilson), Guy de Maupassant (le Horla, être à la fois insaisissable et perceptible, manifestation d'une névrose hallucinatoire), Kafka ou encore Oscar Wilde.

Cependant, au-delà de ces troubles psychologiques qui semblent avérés chez Musset, de nombreux neurologues s’accordent à penser que les hallucinations du poète sont à mettre sur le compte de son alcoolisme chronique, de ce qu’il faut bien appeler sa dipsomanie. C’est le cas de Guy Lazorthes dans son ouvrage intitulé Les Hallucinations (Paris, Masson 1996), de Guy Godlevski dans Ces grands esprits fragiles (Paris, Robert Laffont, 1983)…Il est un fait de notoriété publique : au terme de son existence, Musset « s’absinthait » de plus en plus souvent, comme le disait son entourage. Depuis son adolescence même, le poète avait toujours nourri une affection immodérée pour le mélange détonnant des alcools les plus variés. Au cœur des années 1830, la rédaction de « Suzon », de « Rolla » et des « Nuits » s’effectue sous la houlette du cocktail Champagne-eau-de-vie. La décennie suivante voit « l’absinthe aux vers piliers » étendre son inexorable empire. Plus précisément, le mélange bière-absinthe-cognac va préluder à la déliquescence de son intelligence et de ses facultés créatrices. Terreur des garçons de café, Musset entrait dans une colère noire, dès qu’il constatait une erreur, fût-elle infime, dans l’harmonie des proportions par lui-même définies. Dans cette autodestruction presque scientifique, rien n’était laissé au hasard, et l’on songe au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qu’orchestreront plus tard Verlaine et Rimbaud, auquel cette pathétique anecdote de Poulet-Malassis fait écho : « Perreau me dit : voilà où en était venu Musset. Un soir, à minuit, on lui dit, au café de la régence : “on ferme, M. de Musset, il faut sortir.” Il prend avec sa canne une attitude de défense. Un garçon de café qu’il avait pris en grâce a l’idée de prendre son verre d’absinthe et de l’attendre sur le trottoir. Musset se lève, et va boire le verre d’absinthe. Il en fut depuis ainsi tous les soirs. On enlevait à minuit le verre d’absinthe de Musset qui le suivait. »70 A en croire Arsène Houssaye, le poète, avatar prométhéen, a « dérobé le feu du ciel par la passion de l’amour et par la force de l’intoxication. »71 L’amour et l’alcool pour principes créateurs…Jusqu’à un certain point, tant il est vrai que la folie et la stérilité poétique guettent, telle la statue du Commandeur, le brillant ivrogne, aussi distingué soit-il. Les symptômes cliniques de l’intoxication alcoolique et leurs conséquences correspondent d’ailleurs aux données biographiques dont nous disposons : le tremblement épisodique de celui que certains baptiseront « le chancelant perpétuel » au « verre qui tremble », les crises convulsives

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L'Église, dans l'hagiographie, appelle ce phénomène « bilocation », et un nombre étonnant de Saints disposent de ce pouvoir : saint Ambroise au IVème siècle, saint François d'Assise, sainte Thérèse d'Avila, saint Antoine de Padoue, saint Augustin, saint Alphonse de Ligori, saint Jean Bosco...On trouve non seulement des gens religieux mais aussi : Giordano Bruno, Alfred de Musset, Goethe, Maupassant, Poe et Baudelaire, Michaux, les poètes Tennyson, Shelley et William Blake. Et aussi, plus près de nous, D.H. Lawrence, Aldous Huxley, Arthur Koestler, Jack London, Hemingway, Charles Lindberg, René Daumal... Et la liste est loin d'être exhaustive.

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Bibliothèque de l’Institut, fonds Spoelberch de Lovenjoul, F 989, f.57-58

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pouvant annoncer le delirium tremens (comment ne pas songer à la « fièvre » de Venise?), l’ « hallucinose » des buveurs (Fontainebleau), l’insomnie, l’agitation, l’angoisse, l’état « confuso-onirique » du délire alcoolique, les hallucinations visuelles et les troubles neurologiques associés qui peuvent à eux seuls provoquer les phases autoscopiques.

Il reste une dernière explication pathologique possible au dédoublement mussétien, qui semble corroborée à la fois par des éléments biographiques et par des manifestations cliniques. Comme l’écrit Emile Henriot : « Si Musset, avant d’avoir bu, n’était qu’un malade ? Et s’il n’avait bu, justement, que pour cacher sa maladie, donner le change, préférant, à tort ou à raison, à sa honte, une honte plus excusable à ses yeux, consentie, choisie, volontaire ? ».72 On le sait, le poète a souffert dès sa vingtième année de troubles neurologiques et cardiaques (« altération des valvules de l’aorte » selon Paul de Musset, médecin improvisé ne rechignant devant aucune tentation hagiographique). Or, ces troubles, associés à de fréquentes sautes d’humeur et autres crises hallucinatoires, ne laissent pas d’évoquer une syphilis au stade tertiaire, dont mourront par ailleurs Baudelaire, Maupassant, et vraisemblablement Verlaine. Le diagnostic épileptique que retient Henriot, l’insuffisance cardiaque évoquée par son frère, feraient ainsi écran à la peu flatteuse vérole, que Musset aurait alors contractée dès sa quinzième année au lupanar, ce qui ne serait d’ailleurs guère étonnant pour un amateur de maisons-closes invétéré tel que lui. L’alcool aurait fait office de « paravent social », de facette la plus « présentable » de sa personne, pour dissimuler ce mal incurable contracté au cœur de la valse des filles de joie, et qui donnerait une tonalité plus sombre encore à la notion même de « mal du siècle ». On comprend d’ailleurs l’intérêt qu’aurait pu représenter ce jeu de dupe quand on sait la myriade de liaisons sentimentales qui ont suivi la fatale inoculation, entre autres : George Sand, La Marraine, Aimée D’Alton, Rachel, Madame Allan, peut-être contaminées par un « génie adolescent » moins pur qu’elles ne le croyaient. A ce titre, une confession de « la Marraine », Madame Jaubert, relayée par Paul de Musset, est pour le moins étrange et sibylline. Le 13 août 1839, alors qu’elle exhortait le poète à plus de tempérance et lui reprochait son invincible penchant pour les liqueurs fortes, celui-ci se laissa aller à une confidence mystérieuse qu’il paraît aujourd’hui difficile d’interpréter :

« Je ne puis vous répéter ce qu’il m’a dit. Cela est au-dessus de mes forces. Sachez seulement qu’il m’a battue sur tous les points ; qu’il a cent fois raison ; que son silence, ses ennuis, ses dédains ne sont que trop bien justifiés ; que, s’il voulait les exprimer, il ferait rentrer sous terre ceux qui se mêlent de le blâmer et de le plaindre, et que tôt ou tard son immense supériorité sera reconnue sur tout le monde. Laissons faire le temps, et ne jouons plus avec le feu, car nous ne sommes que des enfants auprès de lui. »73

Sans se prononcer de manière péremptoire, on est contraint de songer à un mal plus pernicieux que l’épilepsie dont souffrait aussi Flaubert, ou que les délires éthyliques, tant les symptômes syphilitiques tertiaires et quaternaires classiques font songer au cas de Musset : atteintes cardio-vasculaires, nerveuses, céphalées, troubles neurologiques, accès de démence, changements extraordinaires dans la sensibilité, augmentation excessive de la libido (on a souvent parlé d’un « priapisme » de Musset), diverses hallucinations, altération des gros vaisseaux (de l’aorte par exemple, détail significatif !) pouvant conduire à la mort…L’autoscopie deviendrait alors la manifestation palpable du « grand mal » avec toutes ses conséquences physiologiques, que la surconsommation d’alcool, tel un masque social chargé de lui apporter des atours plus présentables, aurait tenté de dissimuler en même temps

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E. Henriot, L'enfant Du Siecle : Alfred De Musset, Avec Une Correspondance Inedite : Lettres De Paul De Musset A Madame Jaubert, Paris, édition Amiot Dumont, 1953, p.167.

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qu’elle le rendait plus aigu, avant de revêtir une incarnation littéraire et de constituer un véritable leitmotiv de l’esthétique mussétienne.

Dans cette perspective, cette aliénation au sens étymologique du terme, cette non- coïncidence à soi et au présent ne relève pas du pur fantasme littéraire et de la recomposition esthétique du réel. C’est l’expression la plus actuelle et immédiate qui est frappée par cette altérité ; ainsi Octave est-il arraché au vacarme oiseux de son propre discours qu’il se met à considérer subitement depuis une conscience surplombante : « Je tressaillis à ces paroles, comme si c’eût été un autre que moi qui les eût prononcées. »74 Cet alter ego pernicieux se dresse alors en pied et en cap, concrétion de la culpabilité et du souvenir, et prend corps dans la psyché du sujet qui doit cohabiter avec son double. Projetant, puis évoquant et châtiant en lui un bouquet d’images censurées, le « moi » découvre alors le vertige de sa propre altérité et fait l’expérience de l’« inquiétante étrangeté » qui atteint sa conscience. Dans ce détachement qui excède la simple émergence d’une entité morale réprobatrice, le phénomène d’autoscopie, cette contemplation fascinée et inquiète du moi par lui-même, se décline selon des modalités variées. Le double peut être saisi au hasard d’un miroir, comme Frank qui, dans « La Coupe et les lèvres », entrevoit son reflet et se « [tord] en vain sous le spectre sans âme », dans l’étreinte d’une belle nuit, ou du moins de « la forme d’une femme. »75

L’apparition peut aussi se matérialiser, s’emplir d’une épaisseur physique, et le double inerte et angoissant se change en statue immémoriale et mortifère : « Elle s’assit en souriant sur mon lit, et je m’y étendis à ses côtés comme ma propre statue sur mon tombeau. »76

Or ce motif de la visitation du double, récurrent dans l’œuvre de Musset, semble répondre chez lui à une expérience très concrète de l’autoscopie, à un vécu pathologique du dédoublement. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler l’épisode fameux des gorges de

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