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L’homme exsangue, le poète « aussi vide qu’une statue de fer blanc » 140 : la stérilité poétique

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 134-139)

S’il est un poncif enraciné dans les productions littéraires au XIXème siècle, c’est bien celui d’une difficulté d’être et d’une propension à la débauche allant de pair avec la sclérose de l’activité intellectuelle. Tout se passe comme si la vie, ou le bruit de la vie, suffisait à étouffer la voix frêle du lyrisme. Ainsi George Sand place-t-elle dans la bouche de Laurent de Fauvel, alias Alfred de Musset reconverti en peintre, ces paroles significatives tirées d’Elle et

Lui :

« C’est l’homme qui souffre dans l’artiste et qui l’étouffe. […] L’ennui me tue. L’ennui de quoi ? allez-vous dire, l’ennui de tout ! je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l’heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L’invention me trouble et me fait trembler ; l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battement de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. »141

Chez Musset, rien n’est plus en péril que l’acte d’écriture lui-même, comme en témoigne l’abondance de fragments, d’ébauches variées (romans, théâtre, poèmes…) et de

138

A. de Musset, « La Coupe et les lèvres », Poésies Complètes, op. cit., p.203.

139

Ibid., p.206.

140

A. de Musset ; Lorenzaccio, V, 7, Théâtre Complet, op. cit., p.250.

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projets vite abandonnés, presque aussi nombreux que chez Stendhal ou Baudelaire. A titre d’exemple, évoquons à nouveau ce roman dont il ne nous reste que quelques bribes et un titre significatif : Le Poète déchu, qui devait composer la suite « autobiographique » de La

Confession d’un enfant du siècle et que Musset, alors en pleine consomption alcoolique,

abandonnera rapidement.

A ce titre, la représentation iconographique même de la mélancolie reste un témoin fidèle de cette écriture en crise ; l’acedia, ce dégoût du travail, du monde, de Dieu, est ordinairement représentée sous la forme d’un penseur désoeuvré, d’un poète dénué d’inspiration, perdu au milieu de ses notes éparses, ou encore d’un musicien blafard devant une feuille vierge de notes, celui que livre en 1863 Aimé de Lemund dans son illustre gravure intitulée « Beethoven ». Musset semble déjà sur la voie qui conduira à la pétrification mallarméenne devant la feuille blanche du poème « Brise marine », où l’on note quelques réminiscences probables du poète des « Nuits » :

« Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux, Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe,

Ô nuits, ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend, Et ni la jeune femme allaitant son enfant. »142

Si Musset ne répond pas à l’archétype mallarméen du poète ayant dévoré tous les livres et versant des larmes devant la page non écrite, il reste un avatar incarné de cette lutte perdue d’avance entre le chaos existentiel et les velléités créatrices. Comme l’écrit justement Charles Mauron, « le moi que j’appellerai social peut, par l’effet d’une dépression qui lui est propre et qui tient à sa propre faillite, interdire l’activité spontanée du moi créateur »143. C’est là le lourd tribut, l’obole dont doit s’acquitter le poète déchu au terme du parcours erratique de la débauche qui le laisse désorienté devant sa déliquescence intellectuelle : très tôt, la stérilité créatrice fut l’une des déclinaisons de la tragédie intime de Musset. A vingt ans, le jeune Alfred se posait déjà cette question dans la dédicace de « La Coupe et les lèvres » : « Si ton démon céleste [l’inspiration] n’était qu’un imposteur ?»144 Son tarissement poétique, l’inhibition de sa poiésis par le désastre du moi social semblent, de l’aveu de nombreux exégètes, assez tôt survenus, à l’aube de sa trentième année : « A 30 ans ! […] Il est certain qu’à cet âge le cœur des uns tombe en poussière, tandis que celui des autres persiste. […].Il y a une froide chose à faire : c’est de renoncer à tout, de se dire : Rien ne m’est plus !»145 Or, on ne peut oublier que le cœur est justement chez Musset le siège du génie. Trois ans plus tard, il exhorte son ami Alfred Tattet à se souvenir d’un cœur :

« Qui vous a tout de suite et librement aimé, Dans la force et la fleur de la belle jeunesse, Et qui dort maintenant à tout jamais fermé. »146

Les métaphores du dépérissement foisonnent dans l’œuvre du poète, tout autant que l’humour ironique supposé faire la nique à ses détracteurs. Songeons au Buloz consterné cité ci-dessus, dans lequel le jeune poète mêle défi et autodérision et affecte de confirmer cette rumeur de déréliction dont il ne se départira jamais : énumérant une série de collaborateurs de

142

S. Mallarmé, « Brise marine », Poésies, Œuvres Complètes, Carl Paul Barbier et Charles Gordon Millan éd., Paris, Flammarion, 1983, p.176.

143

C. Mauron, Le Dernier Baudelaire, Paris, Corti, 1986, pp.19-20.

144

A. de Musset, « La Coupe et les lèvres », Poésies Complètes, op. cit., p.154.

145

P. de Musset publie ce fragment dans la Biographie de son frère et le date du 11 décembre 1840, jour de ses trente ans (voir Prose, Pl., p.953).

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la Revue des Deux Mondes, qui, dans le cauchemar de Buloz, son directeur, ont toutes leurs raisons de l’abandonner, il s’inscrit sans hésiter dans le musée imaginaire de la dépravation. La même accusation d’inconduite affleure en termes plus tempérés dans « La Nuit d’Août » où Musset est réprimandé et sermonné par la Muse :

« Pourquoi, cœur altéré, cœur lassé d’espérance, T’enfuis-tu si souvent pour revenir si tard ? Que t’en vas-tu chercher, sinon quelque hasard ?

Et que rapportes-tu, sinon quelque souffrance ? Que fais-tu loin de moi, quand j’attends jusqu’au jour ?

Tu suis un pâle éclair dans une nuit profonde. Il ne te restera de tes plaisirs du monde Qu’un impuissant mépris pour notre honnête amour. Ton cabinet d’études est vide quand j’arrive […].»147

Pour le poète, la fécondité poétique est à reléguer au même rang que la vie sentimentale, plus encore, l’amour et ses douleurs sclérosantes sont perçus comme la seule source de vie :

« Ô Muse ! Que m’importe ou la mort ou la vie ? J’aime, et je veux pâlir ; j’aime et je veux souffrir ;

J’aime, et pour un baiser je donne mon génie ; J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie Ruisseler une source impossible à tarir. »148

Dans la confusion constante qu’il entretient entre sa vie et son art, Musset abandonne volontiers son pouvoir démiurgique pour maltraiter à travers l’expérience amoureuse et érotique un cœur qui, paradoxalement, est la source même de cette puissance créatrice. Comme si, à trop vouloir le faire saigner dans le commerce avec le beau sexe, il l’avait vidé de toute substance poétique. Car force est de constater qu’après l’acmé que constituent

Lorenzaccio, « Les Nuits », La Confession d’un enfant du siècle, la verve enchanteresse de

Musset semble avoir été lentement désertée par les chants d’Orphée. Le dérèglement subit de ses passions s’est insinué peu à peu comme une frontière occulte entre un moi social vicié et la pleine réalisation des virtualités du moi créateur, aux antipodes du renoncement méprisant qu’a mythifié l’exégèse rimbaldienne. En effet, après la brève résurrection par le théâtre à la suite du succès d’Un Caprice, Musset se mure, dès 1841, dans l’alcool, comme le montre le témoignage d’Édouard Grenier : « Le poète des « Nuits » avait alors trente-deux ans, et sa veine était déjà presque tarie. Il était très correct, très soigné de tenue, sans que rien cependant rappelât le dandysme de sa première jeunesse. […] Il semblait se surveiller et se craindre. On attribuait déjà cette espèce d’engourdissement à sa fatale habitude de mêler de l’absinthe à sa bière. »149

La responsabilité de l’homme de génie à l’égard du commun des mortels ne constituera bientôt plus l’une des prérogatives essentielles du poète tombé à terre. Le caractère spiritualiste de l’enseignement réparateur que dispense George Sand dans ses Lettres

d’un voyageur, à travers une figuration démoniaque de la Tentation, dessine ainsi un

panorama édifiant de la confusion d’un Musset en mal de devenir. Dans la première de ces lettres, datée du 29 avril 1834, elle esquisse à travers lui l’archétype du poète romantique réprouvé, et livre une typologie du créateur génial frappé par le mal du siècle et dont les facultés vitales et poétiques se sont précocement abîmées dans la quête compulsive, frénétique du plaisir facile : «Tu te sentais jeune, écrit-elle, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent

147

A. de Musset, « La Nuit d’Août », Poésies Complètes, op. cit., p.316.

148

Ibid., p.319.

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faire qu’un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l’user et l’éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. »150

L’accusant de dilapider ses dons littéraires dans une quête stérile, de ne pas mériter son génie, elle lui reproche de faire acte patent d’apostasie intellectuelle, d’avoir jeté « dans l’abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu [lui] avait mis au front. »151 Suit le symbole biblique de Jacob luttant avec l’ange, et qui, vaincu, se place sous le joug des voluptés futiles et tombe dans les rets de l’ennemi : « L’esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. »152 Tout se passe comme si, égérie, ange gardien, avatar de la figure maternelle, Sand regrettait que ce malheureux « enfant » fût investi d’une tâche trop pesante et chimérique pour ses maigres épaules. Le feu sacré du démiurge qui rayonnait en lui aveuglait le poète trop humain, incapable de transcender sa propre et précaire condition : « La puissance de ton âme te fatiguait, tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses ; tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l’oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. »153

Par ailleurs Musset, reprenant la belle formule de Sainte-Beuve, reconnaît de bonne foi cette incompatibilité confinant à la paralysie entre l’enthousiasme créateur, c’est-à-dire au sens étymologique du terme l’étincelle divine déposée dans le cœur du poète par quelque puissance supérieure, et les atermoiements d’une existence marquée par le sceau de l’autodestruction qui assassine le poète en l’homme :

« Ami, tu l’as bien dit : en nous, tant que nous sommes, Il existe souvent une certaine fleur

Qui s’en va dans la vie et s’effeuille du cœur. Il existe, en un mot, chez les trois-quarts des hommes,

Un poète mort jeune à qui l’homme survit. Tu l’as bien dit, ami, mais tu l’as trop bien dit. »154

Cette malédiction du « moi social » dévoyé, qui pèse lourdement sur le devenir poétique de Musset, l’incite alors, pour justifier sa dérive, à mettre en avant l’alchimie poétique d’une folie dont il fait le panégyrique. La lente décadence de ses facultés créatrices trouve grâce à ses yeux car elle n’est plus l’ultime visage d’une splendeur intellectuelle à jamais disparue, mais procède plutôt d’une esthétique de la fantaisie et de la déraison. Le débauché jouit d’un regard biaisé sur les êtres et le monde et élude ainsi la sclérose de l’ennuyeux sens commun. Il se livre à cette profession de foi qui prétend faire de la folie un idéal inversé :

« Plus que votre bon sens ma déraison est saine ; Chancelant que je suis de ce jus de caveau, Plus honnête est mon cœur, et plus franc mon cerveau

Que vos grands airs chantés d’un ton de Jérémie. »155

Face à son imagination chancelante, à l’engourdissement qui gagne sa plume, le poète justifie ainsi l’abandon progressif de son labeur littéraire, arguant, à la suite de Mathurin Régnier, que la dispersion de l’existence et la paresse sont des composantes organiques de la création, et que le désistement n’est plus nécessairement un obstacle à la démarche quasi

150

G. Sand 1ère des Lettres d’un voyageur, in Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, pp.660-662. 151 Ibid. 152 Ibid. 153 Ibid. 154

A. de Musset, « A Sainte-Beuve », [1837], Poésies Complètes, op. cit., p.378.

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démiurgique de la poésie. Comme l’observe un critique littéraire, Musset a « réussi à écrire un nombre considérable de vers sur l’impossibilité d’écrire »156. Adoptant le procédé d’ironie cher à Régnier, le poète étale dans la pièce « Sur la paresse », poème ample et fastueux où règne la prétérition, les différents écueils qui menacent l’acte créateur et feint de justifier sa léthargie par de hauts motifs littéraires, comme il le fait aussi dans le préambule de « Sylvia » :

« Tout ce temps perdu me fut doux. Je dirai plus, il me fut profitable ; Et si jamais mon inconstant esprit

Sait revêtir de quelque fable Ce que la vérité m’apprit, Je vous paraîtrai moins coupable.

Le silence est un conseiller Qui dévoile plus d’un mystère ;

Et qui veut un jour bien parler Doit d’abord apprendre à se taire. »157

Il fait de la paresse un principe poétique actif au sein duquel le poète s’imagine ironiquement élu. L’éloge du silence s’accompagne d’une ludique apologie de la paresse qui élude les apories inhérentes à la condition de l’écrivain :

« Et c’est pourquoi, lisant ces vers d’un fainéant158, Qui n’a fait que trois pas, mais trois pas de géant,

De vous les envoyer il m’a pris fantaisie, Afin que vous sachiez comment la poésie A vécu de tout temps, et que les paresseux Ont été quelquefois des gens aimés des dieux.

Après cela, mon Cher, je désire et j’espère (Pour finir à peu près par un vers de Molière) Que vous vous guérirez du soin que vous prenez

De me venir toujours jeter ma lyre au nez. »159

Au cœur des névroses qui obsèdent l’enfant du siècle, le salut est peut-être à rechercher dans une alchimie qui, au-delà d’une simple justification de la paresse, s’ancre dans une esthétisation du vide, une transfiguration du dégoût et de la misanthropie même qui frappent les jeunes auteurs, comme le rappelle cette exhortation de Gustave Flaubert :

« Quand nous crèverons, nous aurons cette compensation d’avoir fait du chemin, et d’avoir navigué dans le Grand ; je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir. J’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXe siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes ; et qui sait ? cela durera peut-être ? Il ne faut qu’un rayon de soleil ? l’inspiration d’un moment, la chance d’un sujet ? Allons, Philippe, éveille-toi ! De par L’Odyssée, de par Shakespeare et Rabelais, je te rappelle à l’ordre, c’est-à-dire à la conception de ta valeur. »160

156

J. R. Hewitt, « Musset apprenti de Byron : une nouvelle conception du Moi poétique», RHLF, mars-avril 1976, pp.211-218.

157

A. de Musset, préambule de « Silvia» (« A Madame Jaubert »), [1840], Poésies Complètes, op. cit., p.367.

158

Référence à Mathurin Régnier.

159

A. de Musset, « Sur la paresse », Poésies Complètes, op. cit., pp.414-415.

160

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 134-139)