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Aporie de la débauche et souffrance de la postulation négative

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 130-134)

« Entre la coupe et les lèvres, il reste encore de la place pour un grand malheur »121 affirme le vieux proverbe romain mis en exergue dans « La Coupe et les lèvres », prescience du désastre inexorable planant au-dessus du désabusé au faîte de sa débauche. Car au terme de son vertigineux périple dans les dédales de la dépravation, le poète muré dans sa solitude délétère se heurte au cauchemar d’une irréalisation qui redouble l’incomplétude originelle de l’être, comme en témoigne le « catéchisme » délivré par Desgenais à Octave-Musset :

« Chaque femme que tu embrasses prend une étincelle de ta force sans t’en rendre une de la sienne ; tu t’épuises sur des fantômes ; la où tombe une goutte de ta sueur, pousse une des plantes sinistres qui croissent aux cimetières. Meurs ! Tu es l’ennemi de tout ce qui aime ; affaisse-toi sur ta solitude, n’attends pas la vieillesse ; ne laisse pas d’enfant sur la terre, ne féconde pas un sang corrompu ; efface-toi comme la fumée, ne prive pas le grain de blé qui pousse d’un rayon de soleil. »122

Dans cette optique, les archétypes du libertin revenu des chimères de sa belle ivresse foisonnent dans la galerie des personnages mussétiens ; le parfait modèle en étant sans doute Lorenzaccio, spectre vivant rongé par un stupre qui ne relevait à l’origine que d’un subterfuge politique destiné à exécuter le duc de Florence, autre parangon de la descente aux enfers : « Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez ferme pour soutenir un éventail, ce visage morne qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. »123

Misérable consomption et perturbation des sens, contrepoids du sentiment originel de plénitude, appelé de tous ses vœux, la débauche et ses pernicieuses conséquences résument en elles-mêmes « l’universelle et désespérante intuition d’une sorte de présence creuse »124, comme l’écrit Jean-Pierre Richard. La description subjective de Musset que livre George Sand à Sainte-Beuve dans sa Correspondance confirme l’émergence de ce vide intérieur stérilisant qui ne mène qu’à l’au-delà du sépulcre :

« Il était un caractère si fantasque, si malheureux, et avec cela il était si grand poète qu’à partir du jour où il eut perdu l’affection qu’il avait tant foulée aux pieds, il se crut et se sentit par conséquent désespéré, aux heures de la poésie. Le reste du temps, il menait joyeuse et mauvaise vie. Pauvre enfant, il se tuait, mais il était déjà mort quand elle l’avait connu. Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière ! Il se ranima par moments, en l’absence toujours. Elle se croit, elle se sent innocente du lent suicide qui a été la vie entière de ce malheureux ! »125

120

G. Sand, Elle et Lui, Paris, Seuil, 1999, p.79.

121

A. de Musset, « La Coupe et les lèvres », Poésies Complètes, op. cit., p.153.

122

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.138.

123

A. de Musset, Lorenzaccio, I, 4, op. cit., p.152.

124

J. P. Richard, Etudes sur le romantisme, op. cit., p.206.

125

L’insupportable lucidité sur un réel infecté par le soupçon amoureux, que véhicule cette catabase de l’orgie, condamne en effet l’être à une aliénation dont il ressort lavé de toute croyance, fantomatique, dépossédé de toute univocité identitaire :

« Ma prétention était de passer pour blasé, en même temps que j’étais plein de désirs et que mon imagination exaltée m’emportait hors de toutes limites. Je commençais à dire que je ne pouvais faire aucun cas des femmes, ma tête s’épuisait en chimères que je disais préférer à la réalité. Enfin mon unique plaisir était de me dénaturer. »126

Cette mise à l’index de ses propres désirs ne laisse survivre du dépravé qu’une âme en deuil d’elle-même, qui, comble de douleur, ne parvient pas à effacer les ultimes vestiges d’une pureté disparue et se contente d’une nostalgie de l’innocence enfuie et d’une propension au suicide, à la vie comme à la scène. A cet égard, les états d’âme d’Octave dans La

Confession d’un enfant du siècle, disent le désarroi d’un noceur épuisé :

« Je sentis, en m’éveillant le lendemain, un si profond dégoût de moi-même, je me trouvais si avili, si dégradé à mes propres yeux, qu’une tentation horrible s’empara de moi au premier mouvement. Je m’élançai hors du lit, j’ordonnai à la créature de s’habiller et de partir le plus vite possible ; puis je m’assis, et comme je promenais des regards désolés sur les murs de la chambre, je les arrêtai machinalement vers l’angle où étaient suspendus mes pistolets. »127

Aux côtés d’Octave, nombreux sont les personnages de Musset à éprouver douloureusement l’indignité de leur condition et à se réfugier dans des fantasmes mortifères. Ainsi, Rolla, jeune débauché ruiné qui consacre son dernier louis à une ultime étreinte dont il a lui-même choisi l’issue :

« De tous les débauchés de la ville du monde Où le libertinage était meilleur marché, De la plus vieille en vices et de la plus féconde,

Je veux dire Paris, le plus grand débauché Etait Jacques Rolla. […]

Ce n’était pour personne un objet de mystère Qu’il eût trois ans à vivre et qu’il mangeât son bien.

Le monde souriait en le regardant faire, Et lui, qui le faisait, disait à l’ordinaire Qu’il se ferait sauter quand il n’aurait plus rien.

[…]

Et maintenant que l’homme avait vidé son verre, Qu’il venait dans un bouge, à son heure dernière, Chercher un lit de mort où l’on pût blasphémer;

Quand tout était fini, quand la nuit éternelle Attendait de ses jours la dernière étincelle, Qui donc au moribond osait parler d’aimer ? »128

La conscience au monde altérée du débauché est alors frappée d’inanité, déconcentrée, et voue l’individu à la pétrification d’un être qui n’a plus rien à envier à la froideur marmoréenne des statues : « Es-tu un homme ? Prends garde au dégoût ; c’est encore un mal incurable ; un mort vaut mieux qu’un vivant dégoûté de vivre. […] As-tu des passions ? Prends garde à ton visage, c’est une honte pour un soldat de jeter son armure, et pour un

126

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.118.

127

Ibid., p.95.

128

débauché de paraître tenir à quoi que ce soit ; sa gloire consiste à ne toucher à rien qu’avec des mains de marbre frottées d’huile, pour lesquelles tout doit glisser »129 se lamente Octave.

L’idéal du dépravé prend alors rapidement la couleur des paradis artificiels vers lesquels le dirige sa préférence. L’ivresse, la luxure, se substituent aux aspirations hédonistes et à l’absolu de l’amour, dans un jeu désespéré de réversibilité : « Si vous saviez comme on l’a traité, comme on s’est raillé de tout ce qu’il y a de bon, comme on a pris soin de lui apprendre tout ce qui peut mener au doute, à la jalousie, au désespoir ! Hélas ! Hélas ! Ma chère maîtresse, si vous saviez qui vous aimez ! […] J’ai senti en vous embrassant combien mes lèvres s’étaient souillées. Au nom du ciel, aidez-moi à vivre ! Dieu m’a fait meilleur que cela. »130

Dans une optique jumelle, le cynisme débonnaire de l’Octave des Caprices de

Marianne chante un hymne à la bouteille de vin, vierge en instance de défloration : « Un mot

a suffi pour la faire sortir du couvent ; toute poudrée encore, elle s’en est échappée pour me donner un quart d’heure d’oubli, et mourir. Sa couronne virginale, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en poussière, et, je ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout entière sur mes lèvres dans la chaleur de son premier baiser. »131

Cependant, cette confusion des voies de la transcendance est loin de relever de la pure trivialité, et confine plutôt à une intense amertume. Le désistement assumé du spectacle tragi- comique de la réalité, l’engouffrement sans concessions dans les affres de l’orgie laissent l’être exsangue. Nous sommes bien loin des burlesques poivrots rabelaisiens et des préoccupations matrimoniales de Panurge : la soif inextinguible du débauché le condamne à une errance sans but qui, de plaisirs faciles en beuveries soumises à l’éternel recommencement, consacre la ruine définitive de toute croyance salvatrice. Le seul breuvage qui étanchera cette soif de volupté et d’être ondoiera dans les eaux fangeuses du Léthé. Ainsi Don Juan commente-t-il chez Musset la liste étonnante de ses conquêtes : « Et que te reste-t-il pour avoir voulu te désaltérer tant de fois ? Une soif ardente, ô mon Dieu ! »132 La tragédie intime du libertin paraît relever, pour parodier Freud, d’une confusion entre le principe de plaisir et le « principe d’idéal », la quête du salut s’apparentant alors à un insondable tonneau des Danaïdes.

Ainsi, parent pauvre des idéaux humains, la dépravation semble un non-sens de l’être autant qu’un non-être du sens. Elle est cette voie sans issue qui ne parvient pas à pallier l’imperfection essentielle du monde, ni à combler les lézardes de l’individu engendrées par le doute amoureux, selon l’aveu même de Musset dans la première partie de La Confession d’un

enfant du siècle : « Ainsi les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans

l’affectation du désespoir. […] La débauche, en outre, première conclusion des principes de mort, est une terrible meule de pressoir lorsqu’il s’agit de s’énerver. »133

Par ailleurs, le débauché a lui-même une conscience aiguë du marasme universel, de la désillusion venue conclure l’orgie qui n’est plus qu’un pâle succédané du voyage fulgurant dans les éthers de l’imaginaire qu’elle promettait. La débauche semble alors le rêve d’un soir virant au cauchemar : « Mais si le premier mouvement est l’étonnement, le second est l’horreur, et le troisième la pitié. […] Je m’attendais à du libertinage, mais en réalité il n’y en

129

A.de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.137.

130

Ibid, p.199.

131

A. de Musset, Les Caprices de Marianne, Théâtre Complet, op. cit., p.91.

132

A. de Musset, fragment de La Matinée de Don Juan, Théâtre Complet, op. cit., p.677.

133

point là. Ce n’est pas du libertinage que de la suie, des corps, et des filles ivres-mortes sur des bouteilles cassées. »134

Cependant, plutôt que d’évoquer l’opprobre public, Musset en appelle à l’indulgence de ses censeurs, pour ne pas stigmatiser une incurable perversion, un pacte maléfique, un goût prononcé pour le vice dans ce qui n’est après tout que la manifestation ponctuelle d’une souffrance et d’une solitude sans bornes :

« Ils sont moins mes amis que le verre de vin Qui pendant un quart d’heure étourdit ma misère. Mais vous qui connaissez ma souffrance tout entière,

A qui je n’ai jamais rien tu, même un chagrin,

Est-ce à vous de me faire une telle injustice, Et m’avez-vous si vite à tel point oublié ? Ah ! ce qui n’est qu’un mal, n’en faites pas un vice.

Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié Qu’à d’anciens souvenirs devrait votre amitié. »135

Dans cette optique, George Sand brosse un portrait touchant de son frère qu’un penchant trop prononcé pour les liqueurs fortes a emmené aux portes de la tombe. Semblable portrait pourrait fort bien s’appliquer à notre poète, tant il est vrai que son éthylisme précoce l’a dès sa trentième année dépouillé d’une part de ses facultés créatrices :

« Cette absurde et funeste infirmité, car je ne puis considérer l’ivrognerie que comme une maladie lente et obstinée, fut le tombeau d’une des plus charmantes intelligences, d’un des meilleurs cœurs et des plus aimables caractères que j’ai jamais rencontrés. […] Mais dès l’âge de trente ans, l’épaississement moral et physique effaça cette ressemblance, et il entra avec acharnement dans un système de suicide, où son caractère se dénatura, où ses facultés s’éteignirent, où son cœur même s’aigrit, et où son corps survécut de quelques années à son âme. »136

Ainsi le dérèglement des passions ne laisse-t-il à l’homme que les débris d’un rêve inachevé, rendant les lendemains plus désenchantés encore. Dans la cacophonie de la débauche résonne, imperceptible, le glas de l’idéal : la foudre attend Don Juan, comme une réponse ironique au libertinage.

Cet appel de la foudre comme sanction divine de la vertu piétinée s’enracine dans une longue tradition et a joué un grand rôle dans le combat des Lumières. Quelles qu’en soient les conclusions et les significations, on le trouve, entre autres, dans Robinson Crusoé, dans la

Justine du marquis de Sade, ou encore dans Faublas, roman de jeunesse de Musset.

Le châtiment divin par la foudre de l’impiété suprême concluait déjà le défi lancé par Don Juan à la statue du Commandeur, pour donner à la mort du libertin une valeur exemplaire et édifiante. Si dans Réflexions sérieuses et importantes de Robinson Crusoé on peut sourire de la preuve par la foudre que Daniel Defoe déploie pour fustiger les athées et les libertins de son temps (Cyrano de Bergerac ironise dans La Mort d’Agrippine sur cette foudre « qui ne tombe jamais en hiver sur la terre », tandis que Sade, à sa suite, en fait le caprice omnipotent d’une nature maléfique qui s’acharne sur la vertueuse Justine137), la foudre, dans sa mise en scène littéraire, comporte tout de même en elle une dimension pédagogique. Chez Musset, le

134

Ibid., p.105.

135

A. de Musset, sonnet posthume adressé à Madame Jaubert, Poésies Complètes, op. cit., p.544.

136

G. Sand, Histoire de ma vie, IV, 10, op. cit., p.57.

137

L’héroïne de La Nouvelle Justine, abîmée dans sa foi sans défaut en Dieu et sa croyance invétérée dans la juste récompense céleste de la vertu, est frappée de ce feu qui la frappe à mort, use et abuse de la pauvresse en la violant de toutes les manières imaginables et en la mutilant.

feu divin venu châtier le libertin, ressortit à ces deux traditions : il s’agit certes d’une foudre libertine, mais qui se souvient de Dieu. Ainsi, dans « La Coupe et les lèvres », Frank invoque en riant le tonnerre pour effrayer Déidamia qu’il tient enlacée contre lui :

« Frank, Oui, je ris du tonnerre.

Oui ; le diable m’emporte ! Il peut tomber sur moi.

Déidamia

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Voulez-vous bien vous taire ! »138

Certes, la maîtresse du montagnard ne sera pas frappée par la foudre, mais par un autre feu, aussi vif et brûlant : celui du stylet que Belcolore lui plonge dans la poitrine avant de s’enfuir dans la nuit. La symbolique de cet éclair mortifère reste identique : la réprobation et le châtiment des mœurs dissolues du libertin, sous le silence des cieux qu’il méprise. Le rideau tombe sur ce dénouement brutal, sans le moindre espoir de transcendance, car c’est bien l’idéal du débauché qu’on vient de mettre à mort :

« Les Montagnards, (accourant au dehors)

Frank ! que se passe-t-il ? On nous appelle, on crie. Qui donc est là par terre étendu dans son sang ? Juste Dieu ! c’est Mamette ! Ah ! son âme est partie.

Un stylet italien est entré dans son flanc. Au meurtre ! Frank, au meurtre ! »139

L’homme exsangue, le poète « aussi vide qu’une statue de fer blanc »

140

: la

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