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Le crépuscule des Lumières

On met en exergue, à tort ou à raison, un romantisme éternel de l'homme, un malaise romantique intemporel. Pourtant, ce nouvel élan qui s'empare des esprits et des coeurs, cette perte des repères moraux, idéologiques, religieux, a connu depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle une longue phase de fermentation, dessinant à partir de 1760, pour la première fois dans l'histoire littéraire française, une communauté de vues, une unité thématique et affective des oeuvres qui participent à l'isolement progressif des enfants du siècle. La tourmente du XVIIIe siècle n'est pas la composante organique essentielle de cet invisible mal, mais les troubles affectifs propres à ces temps enfiévrés semblent favoriser l'implantation du désespoir dans les coeurs romantiques et préluder au mal-être de leurs successeurs. C'est ce que constate Henri Peyre, autorisant ainsi les conjectures sur un mal pré-romantique, un spleen précédant la Révolution française : « il semble que ce soit vers 1760 1775 que cette voix, bâillant sur l'existence jugée trop vide, ait envahi les coeurs lassés autant du plaisir que de la sécheresse d'intellects analytiques et désillusionnés. »2 On peut en effet constater, sans pour autant sombrer dans le simplisme d'une interprétation purement historique, que le siècle des Lumières, jusqu'à sa fin, représente un terrain propice à l'angoisse existentielle qui baignera le début du XIXe siècle jusque dans ses manifestations littéraires. Ainsi Frantz Leconte établit-il un lien de cause à effet entre désastres individuels et cataclysmes politiques, au sujet d'un personnage dont nous aurons à reparler, le René de Chateaubriand : « le désespoir du personnage, s'il exprime un marasme individuel, explicite aussi l'effondrement socio-politique de l'époque. »3 Plus loin : « Le mal qui illustre la ruine spirituelle et morale qui a suivi la Révolution française condamne sa victime à une souffrance vague mais bien réelle.»4

Il paraît en effet indubitable que le siècle des Lumières se clôt sur une amère déconvenue : la raison déifiée n'a pas tenu ses promesses de bonheur, d’extase et de plénitude philosophiques ; il semble bien que la quête hédoniste s'achève sur un sentiment de soif inassouvie. Si la déception des philosophes est tempérée par les progrès considérables qui ont accompagné l’ère des Lumières, il semble qu'auparavant aucun siècle n’ait charrié dans ses aspirations autant de mirages, de chimères, et d'espoirs déçus. De cet héritage multiple se détache une figure centrale, Rousseau, qui a légué à la postérité ses rêves angoissés, ses hallucinations, sa maladive sensibilité et son ennui, ses promesses infinies, comme en témoigne cette lettre à madame de Berthier du 17 janvier 1770 : « Le vide interne dont vous vous plaignez ne se fait sentir qu'aux coeurs faits pour être remplis : les coeurs étroits ne sentent jamais le vide, parce qu'ils sont toujours pleins de rien. »5 Mais Rousseau n'est pas un

1

G. Sand, Histoire de ma vie, V, 13, op. cit., p.455.

2

H. Peyre, Qu'est-ce que le romantisme ? Paris, PUF, 1971, p.36.

3

F. A. Leconte, La Tradition de l'ennui splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, Peter Lang Publishing, Inc., New York, 1995, p.178.

4

Ibid., p.177.

5

cas isolé : on verra les aspirations hédonistes de Voltaire se métamorphoser insensiblement en une appréhension bien plus pessimiste du réel, une vision plus sombre de l'existence. De même, l'optimisme foncier de Diderot n'a pas su endiguer la lassitude atavique, l'ennui souverain présidant à la destinée humaine. La ligne de force esthétique du XIXe siècle semble tracée d'avance : Vigny, très clairvoyant et conscient de cette atmosphère latente de crise sociale et de déliquescence intellectuelle, la nomme « naufrage universel des croyances. »6 A la jonction des Lumières et du Romantisme se trouvent des générations de poètes et d’écrivains désenchantés, sans repères spirituels et politiques, sujets à une morbide introspection, qui vont avoir pour tâche de « construire un monde nouveau sur les ruines de l'ancien». 7 Ainsi Bernardin de Saint-Pierre a-t-il mis en lumière la recherche d'un bonheur négatif dans la beauté des ruines et le silence des tombeaux…

On pourrait alors déceler, dans une perspective diachronique, diverses manifestations du mal-être : la génération de Chateaubriand, Senancour, Vigny, serait en proie à la nostalgie d'un ordre précédant la Révolution, désemparée devant « l'atomisation de la société moderne»8, alors que dès 1830, Musset, Sand, Quinet se font l'écho du désarroi des fils de l'Empire, sclérosés par l'immobilisme du mouvement historique, errant sans but entre un passé enfui aux valeurs caduques et les faux-semblants d'un monde en devenir. Enfin, de Baudelaire au Des Esseintes de Huysmans, la tendance évolue en repli dédaigneux dans l’art pour l'art, manifestation d'une rupture cynique et esthétisante, érigée en dogme, avec la société bourgeoise dominante ; ainsi peut-on lire sous la plume de Huysmans, au sujet de A rebours paru en 1884 :

« Je me figurais un monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert, dans l'artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les moeurs américaines de son temps ; je le profilais fuyant à tire-d'aile dans le rêve, se réfugiant dans l'illusion d’extravagantes féeries, vivant, seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d'époques plus cordiales, de milieux moins vils. »9

C'est précisément dans cette perspective que Pierre Loubier adopte une acception globalisante de l'idée de spleen : « La poésie du spleen est donc l'épopée dérisoire du cheminement d'un enfant du siècle dans l'imminence du désastre individuel et collectif. »10 Ce marasme généralisé stigmatise alors la désagrégation spirituelle et morale d'un siècle exsangue, « voué au Dieu de l'utile », illustrant la potentialité négative d'un matérialisme sans élévation morale ni intellectuelle : « La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ces résultats positifs. »11

Car s'il est une prérogative que se sont adjugée les Lumières, c'est bien de placer sous la domination de l'être humain tout le champ des phénomènes naturels, de réduire le cosmos à un terrain d'investigation dans lequel pourrait s'épanouir une herméneutique nouvelle, guidée par les flamboyantes découvertes techniques et scientifiques. Comme l'explique Pierre Glaudes dans son article « Deuil et littérature » : « Ce projet est d'abord apparu comme une authentique libération : il s'agissait de débarrasser l'humanité de vieux mythes, considérés comme des superstitions stériles l'empêchant de prendre la mesure de son environnement. Au

6

Cité par F.A. Leconte, op. cit., p.177.

7

Ibid.,p.177.

8

P. Loubier, « Grands sarcophages et poison noir », OP.CIT. 9, Revue de littératures françaises et comparées, IX, 1977, p.265.

9

J. K. Huysmans, préface d’A Rebours, [1884], Paris, Gallimard, 1997, p.22.

10

S. Bernard-Griffiths, « Esquisse d'une anthropologie du mal du siècle », in difficulté d'être et mal du siècle dans les correspondances et journaux de la première moitié du XIXe siècle, Cahiers d'études sur les correspondances du XIXe siècle, numéro huit, Paris, Nizet, 1998, p.7.

11

nom de ces principes, les philosophes ont opposé les vertus critiques de la pensée rationnelle aux illusions de transcendance entretenues par les traditions métaphysiques et religieuses. »12

Aux yeux de Musset, c'est bien là le péché mortel de la quête philosophique des Lumières que d'avoir considéré la sacro-sainte nature et l'imaginaire panthéiste comme un simple objet d'étude, un gigantesque cadavre à disséquer : loin de lui avoir ôté son «inquiétante étrangeté», le XVIIIe siècle n'a pu que l'aliéner et la reléguer au rang d'entité abstraite coupée de l'homme. Le philosophe semble avoir fait table rase de cette union originelle avec la nature en enchaînant l’individu aux froids canons de la Raison selon une technique que Musset assimile à celle de la terre brûlée ; ainsi peut-on lire dans « L'Espoir en Dieu » : «Voltaire jette à bas tout ce qu'il voit debout. »13 Le patriarche de Ferney, fer de lance de la lutte contre l'obscurantisme, se voit même vertement tancer dans l'oeuvre du poète qui ne lui pardonne pas d'avoir irrémédiablement flétri et desséché le coeur humain en le dépouillant des ultimes croyances auxquelles il pouvait se raccrocher :

« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ? Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ; Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés. Il est tombé sur nous, cet édifice immense Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.

(…)

Crois-tu ta mission dignement accomplie, Et comme l’éternel à la création,

Trouves-tu que c’est bien et que ton œuvre est bon ? » 14

Ainsi l’homme romantique se heurte-t-il douloureusement aux limites de la raison critique : avatar du passage à l'âge adulte de la société humaine, le siècle des Lumières a immolé sur l'autel de la raison souveraine, en même temps que les credo chrétiens, les illusions consolatrices de l’enfant du siècle ; privée de rêves de pureté et d'innocence désormais caduques, la jeunesse égarée ne peut que pleurer une enfance révolue. Miné par un dégoût profond des êtres et des choses avant même d'avoir joui des voluptés de l'existence, l'homme semble dépouillé de son énergie vitale. À l'instar de Novalis, Musset paraît voir dans le XVIIIe siècle l'âge de l'exil des Dieux, du mépris de la nature et du culte de l'abstraction. À ses yeux, la richesse de l'expérience humaine, de la vie, et, crime inexpiable, de la sensibilité, se délite quand on la traduit sous des formes inadéquates. La communication fait violence à ce qui est communiqué, et la raison ne semble saisir que des relations, si bien que le langage demeure impuissant à dire l'essentiel.

Les Lumières participent au désenchantement rationaliste du monde. C'est ainsi qu'on peut lire sous la plume de Novalis : « Les Dieux disparurent avec leur cortège. La nature demeura solitaire et sans vie, attachée par la chaîne d’airain du nombre aride et de la stricte mesure. Comme poussière au vent, l'épanouissement immense de la vie se décomposa en paroles obscures. La foi magique et l'imagination, sa céleste compagne, qui transforme et relie toutes choses, s'enfuirent. Un vent du nord glacé souffla hostile sur les plaines transies »15. Dieux et nature tendent à s’évanouir, peu à peu concurrencés par le règne grandissant des abstractions et des machines. Les perspectives ouvertes par la philosophie rationaliste semblent promouvoir un pragmatisme souvent vécu comme un nouveau déterminisme, dont

12

P. Glaudes, « Deuil et littérature », Modernités, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005, p.21.

13

A. de Musset, « L'Espoir en Dieu », in Poésies nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p.343.

14

A. de Musset, « Rolla », Poésies nouvelles, op. cit., p.282.

15

les querelles du spinozisme et du panthéisme rappellent le caractère crucial. En substituant, dans une certaine mesure, la Science et le Progrès à l'absolu divin, les Lumières font apparaître la réalité sous un jour démythifié. Cette promotion de la Raison débouche sur un relativisme qui, en estompant tous les particularismes, tend à effacer la notion même d'individualité, si chère à Musset. Et le patriarche de Ferney de s'attirer à nouveau les foudres du poète : « malgré la chanson de Béranger, si 89 est venu, c'est bien la faute de Voltaire. Mais Voltaire et 89 sont venus, il n’y a pas à s’en dédire […]. Sous prétexte de donner de l'ouvrage aux pauvres et de faire travailler les oisifs, on voudrait rebâtir Jérusalem. Malheureusement, les architectes n'ont pas le bras du démolisseur, et la pioche de Voltaire n'a pas encore trouvé de truelle à sa taille : ce sera le sujet d'une autre lettre. »16 À l'aune des idéaux et de la pensée de Musset, l'examen des Lumières, les concepts de tolérance, de liberté de pensée et d'humanité semblent trouver leur dénominateur commun dans l’utile, au mépris des idiosyncrasies et du culte du moi si cher à l'esthétique romantique.

On mesure aisément toute la subjectivité d’un tel point de vue : en portant de telles accusations, Musset, bien qu’issu d’une famille respectueuse des idéaux républicains, ne faisait que reprendre à son compte et que véhiculer sous un jour personnel la condamnation de principe, sans nuances, défendue avec acharnement par les contempteurs des Lumières, désireux de saper les bases jetées par le «Was ist Aufklärung ? » de Kant. Fils des Lumières, le XIXe siècle naissant offre, au centre des querelles idéologiques nées autour de «l’influence de la philosophie sur les forfaits de la Révolution », l’incarnation d’une relation presque oedipienne à l’Histoire : la Révolution est dénoncée comme la fille sanglante des Lumières, et l’on s’en présente comme le rejeton ingrat. Comme le montre Jean Fabre dans son ouvrage

Lumières et Romantisme : « A l’instar de l’obscur Tabaraud et de son opuscule, c’est à peu

près la seule perspective, toute passionnelle, dans laquelle veuillent se placer, autour de l’an 1800, les liquidateurs des Lumières : les Rivarol, Barruel, Bonald, Joseph de Maistre, auxquels s’adjoignent les renégats: Marmontel, La Harpe, ou les désenchantés dont l’auteur de l’Essai sur les révolutions se fera le glorieux interprète».17 En ce début de siècle, la philosophie semble passablement maltraitée, et la sentence péremptoire qui sera portée contre elle par Taine hypothéquera, plus tard, la rémission dont elle aurait pu jouir à travers le positivisme, en fournissant « des armes nouvelles aux doctrinaires de la contre-Révolution, disciples de Barrès ou sectateurs de Maurras, qui autoriser[a] les sarcasmes des beaux esprits.[…] Ni le culte républicain des “ grands ancêtres”, ni le lyrisme progressiste de Victor Hugo, ni la générosité de Jaurès ne pour[ront] faire contrepoids, au moins dans les manuels de littérature et dans les idées reçues »18.

Musset, pour sa part, tend à ne retenir de 1789 que ses manifestations sanguinaires, la fin d’un régime auquel ses origines l’attachaient malgré tout, et les bouleversements d’un ordre social soumis désormais à un nouveau déterminisme économique qui paraît oblitérer la puissance d’imagination. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le premier chapitre de

La Confession d’un enfant du siècle, déjà amplement cité. Perception subjective et tronquée

s’il en est, mais qui l’amène à un constat désabusé et significatif ; l'idée d'un principe économique comme fil conducteur des entreprises humaines aboutit chez Musset à un amer bilan des conséquences : la réduction des fins humaines à la petitesse étriquée des mesures d'entendement, alors que l'idée, la raison, et surtout l'imagination semblent oubliées. Ainsi peut-on lire dans la dédicace de « La Coupe et les lèvres » :

« Aujourd’hui l’art n’est plus, -- personne ne veut y croire. Notre littérature a cent mille raisons

16

A. de Musset, Mélanges, Prose,, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p.878.

17

J. Fabre, Lumières et Romantisme, Paris, éditions Klincksieck, 1980, p.11.

18

Pour parler de noyés, de morts, et de guenilles. Elle-même est un mort que nous galvanisons. »19

Pour George Sand cependant, le parti pris est moins net, et la tourmente révolutionnaire prend presque, jusque dans sa violence, une dimension messianique au milieu des résurgences du paganisme qu’elle a charrié. Ainsi commente-t-elle dans Histoire de ma

vie le sentiment de sa chère grand-mère après 1789 :

« A mes yeux, la Révolution est une des phases actives de la vie angélique. Vie tumultueuse, sanglante, terrible à certaines heures, pleine de convulsions, de délires et de sanglots. C’est la lutte violente du principe de l’égalité prêché par Jésus, et passant, tantôt comme un flambeau radieux, tantôt comme une torche ardente, de main en main, jusqu’à nos jours, contre le vieux monde païen qui n’est pas détruit, qui ne le sera pas de longtemps, malgré la mission du Christ et tant d’autres missions divines, malgré tant de bûchers, d’échafauds et de martyrs. »20

D’un point de vue littéraire, au-delà des idiosyncrasies et du vécu familial, c’est le statut même de l’écrivain dans l’exercice de son art qui semble vaciller sur ses assises. L’auteur, désormais privé du mécénat que pouvait lui assurer l’Ancien Régime, se trouve confronté à une réalité dont il n’avait encore qu’une conscience vague : la loi du marché. On se rappelle ainsi les multiples désillusions essuyées par le jeune Lucien de Rubempré dans

Illusions perdues, alors qu’il cherche vainement à convaincre un libraire d’acheter son roman

et son recueil de poèmes :

« Lucien traversa le Pont-Neuf en proie à mille réflexions. Ce qu’il avait compris de cet argot commercial lui fit deviner que, pour ces libraires, les livres étaient comme des bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise à vendre cher, à acheter bon marché. “ Je me suis trompé ”, se dit-il frappé néanmoins du brutal et matériel aspect que prenait la littérature. […] Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien tout se résolvait par de l’argent. Au théâtre comme en librairie, en librairie comme au Journal, de l’art et de la gloire, il n’en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son cœur, les lui martelaient. »21

C'est là ce que semble induire aux yeux de Musset le traumatisme de la Révolution : l'esprit de géométrie, l’impératif économique, le culte d'une science abstraite, noyés dans une tension vers l'universel, contraignent l'enfant du siècle à s'inscrire en faux face à une histoire qui lui échappe et à faire le deuil d'une société dans laquelle il ne se reconnaît pas et peine à s’épanouir. C'est bien là ce que confirme Pierre Glaudes quand il écrit : « Le mépris des prétendues chimères de l'imagination a favorisé l'apparition d'un monde de gravité gourmée, ennuyeux à mourir, où les jeunes, de crainte d'être leur propre dupe, n’ont plus osé oser, selon le mot de Barbey. Bref, en se dérobant aux questions ultimes sur le sens de tout ce qui existe, la raison a débouché sur un scepticisme aride qui a renforcé l'aliénation dont il prétendait débarrasser l'humanité. »22 Ce nouveau déterminisme contraint le poète à repenser son statut d’artiste, mais plus encore, sa condition d’homme qui, indéniablement, est l’objet de profondes mutations. Certes, Musset force le trait et se laisse envahir par sa subjectivité (véritable trait de caractère chez lui, dont nous aurons à reparler) quand il esquisse ce qu’il considère comme la nouvelle configuration ontologique de l’homme, condamné à un irrémédiable et douloureux isolement, dans une comparaison significative avec le « martyr» de Sainte-Hélène :

19

A. de Musset, « La Coupe et les lèvres », [1832], in Premières Poésies, op. cit.,p.158.

20

G. Sand, Histoire de ma vie, in Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade”, 1970, p.57.

21

H. de Balzac, « Un grand homme de province à Paris », Illusions perdues, op. cit., p.173.

22

« On dit que ma gourme me rentre, Que je n’ai plus rien dans le ventre,

Que je suis vide à faire peur ; Je crois, si j’en valais la peine, Qu’on m’enverrait à Sainte-Hélène,

Avec un cancer dans le cœur. » 23

Pour Musset, les philosophes du XVIIIe siècle ont remplacé la pesanteur de l'obscurantisme par une nouvelle forme d'aliénation, et la notion de modernité qui commence à apparaître, si elle a délivré l'homme des faux-semblants de la cosmogonie mythique et mythologique, l'amène à la fois à se plier à de nouvelles contraintes et à se replier sur lui- même :

« La naissance des états modernes et le développement industriel ont transformé la société idéale rêvée par les philosophes en une organisation imposant des normes collectives de plus en plus pesantes. La société qui prétendait libérer les individus des servitudes naturelles, en leur donnant les