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Entre ivresse et inconstance : le salut par la déviance ?

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 126-130)

« L’apprentissage de la débauche ressemble à un vertige ; on y ressent d’abord je ne sais quelle terreur mêlée de volupté, comme sur une tour élevée. Tandis que le libertinage honteux et secret avilit l’homme le plus noble, dans le désordre franc et hardi, dans ce qu’on peut nommer la débauche en plein air, il y a quelque grandeur, même pour le plus dépravé. »106 Dans les méandres de son existence comme dans les dédales de son œuvre, le poète désenchanté a très tôt montré une prédilection pour le « purgatoire » de la mondanité, pour l’expérience par-delà bien et mal dans le paradis illusoire de la débauche.

Encore convient-il d’envisager la dépravation mussétienne à l’aune du libertinage du XVIIIe siècle, l’enjeu social des conduites représentées s’étant considérablement modifié. Le libertinage relevait au siècle des Lumières d’une pratique sociale solidaire du statut aristocratique : le libertin avait pour seul but de conquérir et de perdre socialement ses proies : on imagine difficilement Valmont séduisant des paysannes rustaudes ou des bourgeoises effarouchées, à l’instar de Don Juan. Or, l’éros romantique s’est élaboré contre ce libertinage ; ainsi Stendhal liquide-t-il dans De l’amour cet héritage dévoyé du XVIIIe siècle en dressant une typologie de ce qu’il nomme « l’amour-goût » :

« Un homme bien né sait d’avance tous les procédés qu’il doit avoir et rencontrer dans les diverses phases de cet amour ; rien n’y étant passion et imprévu, il a souvent plus de délicatesse que l’amour véritable, car il a toujours beaucoup d’esprit ; c’est une froide et jolie miniature comparée à un tableau des Carraches ; et tandis que l’amour-passion nous emporte au travers de tous nos intérêts, l’amour-goût sait toujours s’y conformer. Il est vrai que, si l’on ôte la vanité à ce pauvre amour, il reste bien peu de choses ; une fois privé de vanité, c’est un convalescent affaibli qui peut à peine se traîner »107.

De la même manière, Julien Sorel singe Lovelace, mais finit par goûter l’absolu de l’amour en prison.

Dans une certaine mesure, le Romantisme révèle dans le libertinage toutes les potentialités dont il était porteur sans les avoir exploitées et l’élève au rang de fantasme littéraire fondateur. On trouve sous la plume d’Alphonse Brot, autre romantique dit « mineur », un saisissant tableau de l’orgie dans lequel gravitent toutes les couches sociales et toutes les professions, nivelées sous la patine de la débauche, dans un lieu éminemment symbolique pour Musset, Venise :

« […] L’orgie maintenant a confondu tous ces hommes aux diverses organisations : le capitaine qui ne rêve que batailles et vit du présent ; l’artiste qui use ses jours et vit dans l’avenir ; le gentilhomme qui croit vivre et ne vit pas ! Tous ces hommes se sont donné la main, et ils n’ont pas compris que leur amitié d’une nuit était une dérision humaine ! […] ils causaient de femmes et d’amour. Bizarre conversation qui rapprochait le beau du hideux, l’âme de la matière !..Et tous

105

P. Borel, « Testament », Champavert, op. cit., p.399.

106

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.104. 107

étaient heureux sans arrière-pensée, comme si le lendemain ne devait pas arriver, et avec lui les convulsions de la veille. »108

Epicentre de toutes les virtualités, même les plus fugitives, la débauche semble autant l’instrument d’un surcroît d’existence que le théâtre d’émotions illusoires et par trop éphémères, d’un désaveu cuisant repoussé au lendemain.

Dans une optique voisine, dans la deuxième partie de « Namouna », Musset imagine un avatar idéalisé de la figure du dépravé, qui concentrerait en sa personne toutes les postulations du Don Giovanni de Mozart, du Valmont de Laclos, et du Lovelace de Richardson :

« Oui, Don Juan. Le voilà ce nom que tout répète, Ce nom mystérieux que tout l’univers prend, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;

Si vaste si puissant qu’il n’est pas de poète Qui ne l’ait soulevé dans son cœur et sa tête, Et pour l’avoir tenté ne soit resté plus grand. »109

En Héliogabale des boulevards, Musset pousse très loin le mimétisme et s’adonne sans vergogne aux pires turpitudes, malgré les remontrances de sa famille et d’un Tattet à la fois

mentor et objurgateur. Ce voyage périlleux au pays du stupre, il manque de le payer comptant

au cours de l’épisode vénitien aux côtés de George Sand. Aux portes de la folie où l’ont mené ses excès, Musset, égaré dans le délire de ses fièvres nerveuses, inquiète profondément sa maîtresse-garde-malade qui ne tardera pas à se réfugier dans les bras secourables du docteur Pagello. Selon Buloz, dans un billet où il narre la scène à Alfred de Vigny, le poète empoigna sa compagne « avec une horrible énergie », avant de lui livrer cette écumante diatribe : « Tu ne sortiras pas, je veux te garantir d’une lâcheté ! Si tu sors, je te plaquerai sur ta tombe une épitaphe à faire pâlir tous ceux qui la liront […] Je ne t’aime plus ; c’est le moment de prendre ton poison ou de te jeter à l’eau. »110 Sur un mode plus trivial, en 1831, en compagnie de Delacroix, Viel-Castel, Sutton Sharpe et Mérimée qui rapporte l’anecdote, le poète aviné, « dans un élan de frénésie sexuelle théâtrale », lance aux commensaux ravis un défi orgiaque que n’eurent pas désavoué les Romains de la décadence, celui de «baiser une fille au milieu de vingt-cinq chandelles ».111

Au-delà de ces crises de démence ou de ces burlesques intrigues de lupanar, au-delà du type subitement anobli du débauché, gravite chez Musset une pléiade d’avatars corrompus, acculés à une funeste destinée. Rolla, Mardoche, Hassan, Razetta, Lorenzo, autant de sombres visages voués au culte de la destruction et du suicide lent. Ivresse, inconstance, débordements sexuels, tout est bon pour noyer dans le Léthé de la dépravation l’ironie du monde et la perfidie de la femme : «Si je me trouvais dans ce moment à Paris, j’irais chez les filles, et au café j’étendrai ce qui me reste d’un peu noble dans le punch et la bière, et je me sentirais soulagé » écrit le jeune Musset, adepte précoce et invétéré des voluptés de la dive bouteille et grand consommateur de filles de joie. Par ailleurs, cet héroïsme autodestructeur et l’inconduite stérilisante qui en découle, le poète en expose les conséquences à son éditeur, sur un ton badin et de bonne grâce :

« Dans les filles de joie

108

A. Brot, « Helena la vénitienne », Chants d’amour et poésies diverses, Paris, Dureuil, 18 ??, p.43.

109

A. de Musset, « Namouna », Poésies Complètes, op. cit., p.264.

110

Note de F. Buloz, in A. de Vigny, Correspondance, Madeleine Ambrière éd., Paris, PUF, tome II, 1991, lettre 34-38 du 28 juin 1834, pp.337-338, note a.

111

P. Mérimée, lettre à Henri Beyle du 14 septembre 1831, Correspondance générale, Maurice Parturier, éd. , Paris, Le Divan, t. I, 1941, p.122.

Musset s’est abruti. »112

Dans cet Éden de l’alcool et du plaisir facile, l’âme frustrée se retourne contre elle- même, partagée entre la pureté qu’elle ne cesse de rêver, et le mal auquel elle s’adonne, vouée au supplice de leur confusion ; Octave s’adresse ainsi à d’imaginaires partenaires de dérive : « Oui, vous avez raison leur disais-je, vous seuls osez dire que rien n’est vrai que la débauche, l’hypocrisie et la corruption. Soyez mes amis ; posez sur la plaie de mon âme vos poisons corrosifs ; apprenez-moi à croire en vous. »113Le jeune homme entre alors en débauche comme d’autres en religion, et suit un parcours initiatique où se côtoient l’extase et l’ordure, la volupté et le remords, le plaisir et la désespérance. La débauche qui ne se dérobe pas au regard réprobateur de la morale bien-pensante fait alors du pratiquant un idéal inversé, un esthète et un aristocrate paradoxal de la déréliction morale et physique :

« […] Que voulez-vous ? moi, j’ai donné ma vie A ce dieu fainéant qu’on nomme fantaisie. C’est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil, Comme un polichinelle me traîne au bout d’un fil ;

Lui qui tient les cordons de la bourse, la guide De mon cheval ; jaloux, badaud, constant, perfide,

En chasse au point du jour dimanche, et vendredi Cloué sur l’oreiller jusque et passé midi. Ainsi je vais en tout, plus vain que la fumée

De ma pipe, […] »114

Le dilettantisme, l’inertie stagnante du débauché, ses joies amères, son masochisme effréné sont autant de postulations mortifères d’une âme qui orchestre avec une rage désespérée sa propre destruction. Plaisir moral de bafouer les bases de l’idéologie dominante, jouissance perverse des boissons pourvoyeuses d’oubli, échange sensuel sans péril puisque mercantile, autant d’échelons d’un douloureux abaissement qui pèseront lourd, quand se profilera l’ombre de la statue du Commandeur : « Tout ce qu’aime le débauché, il s’en empare avec violence ; sa vie est une fièvre ; ses organes, pour chercher la jouissance, sont obligés de se mettre au pair avec des liqueurs fermentées, des courtisanes et des nuits sans sommeil. […] C’est ainsi qu’il crache sans cesse sur tous les festins de sa vie, et qu’entre une soif ardente et une profonde satiété, la vanité tranquille le conduit à la mort. »115

Cette spirale de la décadence propose en effet un double exutoire, un succédané venu pallier l’indigence de la réalité. Après la mise à mort de l’absolu féminin, la chair offerte des belles de nuit offre un contrepoint tiède au coeur martyrisé du poète. Les bacchanales nocturnes, quant à elles, vendent l’oubli d’une imperfection du monde et de son austérité à laquelle elles substituent une réalité hallucinée et foudroyante, un songe baroque, incohérent, cathartique où l’homme devenu dieu découvre un univers à la mesure de son idéalisme. L’ivrogne voit double, le réel tel qu’il est et tel qu’il n’est pas; à la faveur d’une lénifiante dérive.

« Allons ! Chantons Bacchus, l’amour et la folie ! Buvons au temps qui passe, à la mort, à la vie !

Oublions et buvons ; vive la liberté ! Chantons l’or et la nuit, la vigne et la beauté ! »116

112

A. de Musset, « Le Songe du Reviewer ou Buloz consterné », [1857], Poésies Complètes, op. cit., p.524.

113

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.77.

114

A. de Musset, «Les Marrons du feu », [1830], Poésies Complètes, op. cit., p.37

115

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.201.

116

Ce parcours dans les chimères de la destruction symbolise alors un repli méprisant de l’âme sur elle-même, un dévoiement narcissique. De cette forme de dandysme immoral, le dépravé dégage une mystique et une esthétique de l’orgie, un funambulisme spirituel hors de portée des philistins : « On raconte que Damoclès voyait une épée sur sa tête ; c’est ainsi que les libertins semblent avoir au-dessus d’eux je ne sais quoi qui leur crie sans cesse : « Va, va toujours ; je tiens à un fil. »117 Dans un ouvrage injustement méconnu de Charles Lassailly,

Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide, l’auteur livre une typologie

du débauché remarquable de précision et d’ironie :

« Vivons !...Je vivrai !...Je veux vivre insoucieux des choses et des hommes, dédaignant la pensée et les faits, n’épluchant plus la valeur d’aucun principe, d’aucune vérité.[…] Cette philosophie n’est pas bonne, mais toute philosophie meilleure serait mauvaise pour moi. […] Moi, je suis né avec le besoin des passions fortes et aventureuses. Le sang que j’ai ne coule pas sans bouillonner. Je deviens malade à me conduire sagement. J’ai trop rêvé de vertu pour être vertueux ; car mes rêves, mes inspirations d’enthousiasme dépasseront toujours mes plus grands efforts ; et pour qui serais-je vertueux ? Je n’ai de Dieu qu’à force de raisonner ; je n’ai de patrie que si j’y crois ; je n’ai de famille que dans les conditions d’arriver au bonheur ; je n’ai d’amis que pour être dupe ; je n’ai de nom que comme étiquette d’un sac vide. J’ai tout désaimé Maintenant vienne à moi, non le bonheur, mais le plaisir ! Je le prendrai comme il sera. Je ne crains que l’ennui. »118

Etonnant portrait que n’eût certainement pas désavoué Musset et qui correspond trait pour trait à la génération perdue qu’il a peinte dans le premier chapitre de La Confession et à un large empan de la jeunesse romantique.

En bafouant les sacro-saints canons de la moralité, le libertin jouit doublement : sa singularité l’éloigne des préoccupations futiles du vulgaire, et il éprouve dans la promiscuité de la mort quelque regain d’appétence pour la vie terrestre, quitte à offrir son âme en holocauste dans cette joie de descendre. « Se détruire pour mieux vivre, c’est la devise des plus grands » écrira Baudelaire…Loin de l’inévitable poncif du poète paria et dépravé, ce masochisme témoigne alors de l’omnipotence de la souffrance, truchement privilégié de toute accession à une forme de vie supérieure. Cependant, loin de prendre la couleur assumée de la curiosité baudelairienne du Mal, de sa postulation négative, la débauche chez Musset ne tarde pas à s’adjoindre une appréhension beaucoup plus sombre de la réalité :

« C’est le roué sans cœur, le spectre à double face, A la patte de tigre, aux serres de vautour, Le roué sérieux qui n’eut jamais d’amour ; Méprisant la douleur comme la populace ; Disant au genre humain de lui laisser son jour,

Et qui serait César, s’il n’était Lovelace. »119

Le débauché, avatar prométhéen, applique ainsi sur son propre sein un vautour imaginaire, et se mue insensiblement en pathétique « héautontimorouménos », qui n’aura d’autre bourreau que son propre individu. Pour autant, la responsabilité de ce funeste penchant n’incombe pas nécessairement au principal intéressé. Il s’agit plutôt d’une forme de châtiment ontologique, de sanction morale dérivée d’expériences marquantes et douloureuses qui ont dévoyé la pureté originelle du sujet :

117

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.104.

118

C. Lassailly, Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide, op. cit., p.40.

119

« D’où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des forces de la jeunesse, et qui consistent à les rendre incapables de goûter la douceur d’une vie harmonieuse et logique ? Est-il bien criminel, le jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d’immenses aspirations, et qui se croit capable d’étreindre tous les fantômes qui passent, tous les enivrements qui l’appellent ? Son péché est-il autre chose que l’ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que l’exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même ? Il en est vraiment qui sont à plaindre, et qu’il est difficile de condamner, à qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas ; la corruption s’est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des brutes de ceux qui avaient plus de sens que d’âme, pour faire des insensés de ceux qui se débattaient, comme Laurent entre la fange de la réalité et l’idéal de leurs rêves. »120

Dans le document La difficulté d'être dans l'oeuvre de Musset (Page 126-130)