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Le sensible du temps et du corps 1 Le sensible du temps

l’absence de l’usure : où sont les humains?

2.5. De l’usure à l’esthétique de l’usure : une propriété esthétique pragmatique et réaliste

2.5.1. Le sensible du temps et du corps 1 Le sensible du temps

Dans les tableaux du peintre espagnol Goya, on « aperçoit, caché sous les mille et un aspects de la laideur, un profil omniprésent : le visage de l’usure, de l’éro- sion. Partout, le Temps est à l’œuvre », écrit Murielle Gagnebin, qui enquête sur l’es- sence métaphysique de la laideur (1978, p. 117). Sur les pas de Platon, selon l’auteure, le sensible, « c’est le changement » ou « la marche vers la mort »; la proie du temps, il est condamné à l’usure, donc à la laideur (Gagnebin, 1978, p. xx). Au XXe siècle,

la laideur est le quotidien, le familier, donc la réalité ordinaire. Quant à la beauté, elle est l’irréelle, l’insaisissable (Gagnebin, 1978). En ce sens, le laid possède « un matérialisme ontologique puissant  » (Gagnebin, 1978, p.  330). La mort décrit la vie (Didi-Huberman, 1997). L’usure étant un changement vers la mort, sa présence est un indice de la vie qui se déroule. Elle puise son réalisme dans ce rapport avec l’usage, la mort et la vie. Voici la première force positive de l’usure. Si le sensible est le réel, et sa propriété inhérente est le changement à travers le temps, ce que nous avons constaté dans l’esthétique moderne, qui vise la perfection, est une fuite vers l’irréel qui trouve un écho dans son rapport au transhumanisme. La laideur est considérée comme « une déficience ontologique » du corps : elle est l’antithèse de la beauté éter- nelle, mais elle révèle aussi la nature profonde des humains. L’usure renverse ainsi doublement sa connotation négative.

Le refus d’accepter la laideur réelle et l’incapacité à atteindre la beauté éternelle et ir- réelle ouvrent un autre espace : « le vide », qui est « la marque positive de l’infini – il tend vers + ∞ –, semble être incontestablement l’antithèse exacte de l’usure. En effet, l’usure, en tant que signe de la corruption, n’est jamais en elle-même qu’une fonction qui croît négativement » (Gagnebin, 1978, p. 312). L’usure est, en tant qu’antithèse du vide, une présence. Elle étire l’espace-temps pour qu’il puisse nous contenir. L’usure est la forme du temps, selon l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa (2005). Le temps corrompt et innove, écrit Francis Bacon (1979). Il introduit le changement, sans lequel domine le conservatisme. Voilà la première finalité sensible de l’usure : c’est celle du temps.

2.5.1.2. Le sensible de l’usage

L’écrivain japonais Jun’ichirō Tanizaki écrit : « effet du temps, voilà certes qui sonne bien, mais à dire vrai, c’est le brillant que produit la crasse des mains. Les Chinois ont un mot pour cela “le lustre de la main”; les Japonais disent “l’usure” » (1977, p. 77). « En tant que réaction d’une matière en présence d’un usage, l’usure dévoile la matérialité de notre environnement. […] Les traces d’usure participent pleinement à la lisibilité de l’environnement et, par extension, à l’appréciation de celui-ci  »  (Rotor et Boniver, 2010, p.  15). L’usure ajoute aux artefacts des prises sensibles pour les inscrire dans le monde. Les archéologues démythifient les objets, grâce à leur forme, matière, fonction primaire et symbolique, et les traces qu’ils portent. «  L’usure [qui] évoque les usages que l’on en fait  » permet d’étudier les cultures (Debary et Turgeon, 2007, p. 16). L’usure devient une information analogue sur les usages d’antan, une manière de visualiser le passé. L’usure est l’une des traces de l’usage – l’autre étant le corps –, c’est la deuxième finalité sensible de l’usure : celle de l’usage.

Mais l’usage laisse également une autre forme de trace dans le monde sen- sible. Le corps en mouvement change la matière environnante, et cette matière in- clut le corps humain, empreint des gestes posés comme le support photosensible des médiums filmiques et photographiques. L’usage est une chorégraphie. Les corps en mouvement laissent une trace rétinienne par leur présence répétitive. C’est mon corps qui porte la trace de l’autre corps. La rétine est une surface photosensible. L’être est une matière vivante. La répétition finit par laisser une trace durable sur l’organique. Comme un écran d’ordinateur où on aurait laissé la même image trop longtemps. Les cristaux fatigués finissent par s’abandonner à l’insistance d’une même couleur et s’usent. La couleur qu’ils portent devient leur couleur éternelle. La répétition d’un paysage use, par addition, les connexions neuronales via la perception. La mémoire est une forme d’usure aussi.

Ce marquage par la présence des corps, en plus des traces matérielles, a été constaté par Vincent Veschambre dans les processus d’appropriation des espaces abandonnés. L’appropriation signifie de mettre en place des pratiques qui créent un rapport de familiarité et de force entre un individu, un groupe et un lieu (Ségaud, 2010). Ces

pratiques de marquages indispensables à l’appropriation d’un lieu ont deux formes, selon Veschambre : la première, nous l’avons vu, c’est le « marquage trace », qui est des traces matérielles – structures, graffitis, aménagements – et le deuxième, c’est le « marquage présence », qui passe par le corps – les occupations, rassemblements,

sittings, manifestations, activités culturelles et sociales dans un espace qui est sujet

de controverse (Ségaud, 2009). À propos du « marquage présence », l’auteur écrit : « Le rassemblement des corps peut être également considéré comme une forme de marquage : à partir du moment où il est récurrent, le lieu choisi peut être alors asso- cié, dans l’esprit de ceux qui le pratiquent, au groupe social concerné » (Veschambre, 2006, p. 186). Dans le même sens, si tous les jours, mon voisin, qui amène ses en- fants à l’école à sept heures du matin, me voit sortir de chez moi en pyjama pour vider mon compost dans le bac collectif de la ruelle arrière et m’agiter avec la pelle pour retourner la terre – parce que les voisins se défilent souvent devant cette der- nière étape –, lui et ses enfants perçoivent, tantôt inconsciemment, tantôt par habitu- de, des séquences variées d’un même rituel quotidien. Quand ma colocataire fait son taï-chi dans le salon à son réveil, j’aperçois un enchaînement ornemental en prenant mon café matinal. Nous sommes entourés de chorégraphies du quotidien.

Nous avons montré que l’usure apparaît sous trois formes sensibles (la trace du temps, la trace de l’usage et la trace du corps en mouvement dans la mémoire) en tant que propriétés physiques du monde. Dans les deux premières formes d’usure, les propriétés esthétiques sont perçues par leurs producteurs et les destinataires, alors que les propriétés esthétiques de l’action habitent leurs producteurs et sont perçues par les destinataires pendant l’action.

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