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Les obstacles à l’acceptation de l’usure au sein la modernité

engageante qui défait la dichotomie entre nature et culture

2.4. Les obstacles à l’acceptation de l’usure au sein la modernité

Le traitement de l’usure par les institutions et les individus éclaire la concep- tion de la vie collective, politique, les rapports entre les individus, et entre les indivi- dus et leurs milieux dans une société. À travers le temps, l’usure a été un phénomène associé au manque de qualité qu’il fallait à tout prix éviter dans la durée de vie des objets (Gregory, 1979; Karana, 2014). Elle a été définie comme problème très tôt dans l’histoire et le processus du design sur le plan technique (Gregory, 1979). Ni dans le paradigme marchand ni dans le paradigme écologique, l’usure est pensable comme un bien.

Les raisons qui animent les postures contre l’usure ne se réduisent pas au Mouvement moderne, parce que ce dernier est aussi habité par d’autres enjeux historiques comme l’hygiénisme, la sécurité, l’ordre et l’évolutionnisme, qui ont des fondements anthro- pologiques ayant marqué la construction de la modernité. L’usure se situe du côté de la mort, du désordre, de la maladie, de la souillure, de la vie animale, bref, du mal. Elle a été opposée aux valeurs civilisatrices de la modernité. Le chaos originel de

Hobbes, malgré ses conséquences désastreuses sur notre conception du monde, est un moteur puissant de dichotomies. Néanmoins, s’il est utilisé avec justesse – comme un outil et non une fin en soi – il permet de faire une analyse riche sur la nature du monde. Dewey a également utilisé les dichotomies comme le propre et le sale pour expliquer ce qu’est l’expérience esthétique, nous les utiliserons ici pour expliquer le refus de l’usure et ses caractéristiques anthropologiques.

Simone de Beauvoir ouvre le premier tome du Deuxième sexe (2014) avec une cita-

tion de Pythagore : « Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme ». Rien de plus misogyne, évidemment. Dans les pages suivantes qui expliquent le refus de l’usure au sein de la vie quotidienne, vous l’aurez compris, l’usure est du côté de l’obscurité. Et ce n’est peut-être pas par hasard qu’en français, elle est féminine.

L’usure est la mort. Sa présence atteste l’éphémérité de notre corps dans le monde au sein de la pensée moderne. Elle renvoie de nouveau à son infériorité face à l’esprit. Ce n’est pas par hasard si l’esthétique moderne vénère la beauté de la jeunesse éternelle.

Cette valorisation du neuf, du nouveau, est intrinsèquement liée aux capacités tech- niques des humains, qui ont radicalement changé avec la révolution industrielle. Les humains peuvent dorénavant produire, consommer et remplacer en masse. Ils peuvent posséder le « neuf » en permanence. La vanité du corps humain face à la nature est une infériorité liée à la conception linaire du temps. Cette vision du corps va promouvoir l’envie et le besoin de rester jeune, perpétuer son esprit sous diverses formes (cybernétique). Les notions de progrès et de civilité traduisent ainsi la capaci- té des hommes à rester jeune, ou rendre durables leurs esprits. Cette notion de vanité, un concept majeur, va contribuer massivement à la genèse de l’esthétique moderne telle que nous la connaissons aujourd’hui.

L’usure renvoie à la vie animale. Les modernes vont tenter de se distinguer des animaux, par ignorance des capacités de ces derniers, en les considérant comme inférieures. Selon Philippe Descola, il s’agit de la deuxième phase de l’humanité, culture contre nature, qui est en cours simultanément aux deux autres : 1) nature contre culture; et 3) l’harmonie des deux (Descola, 2005, p. 9). Dans ce processus de subjectivation des humains contre la nature, la relation au corps va être primordiale pour se distinguer de l’animal. Même si ces catégories explosent au fur et à mesure des découvertes scientifiques, la culture dominante et les pratiques sont ancrées sur cette croyance hiérarchique. Les animaux marquent leurs terrains, s’approprient, se familiarisent à un territoire afin de subvenir à des besoins primaires comme dor- mir, hiberner, manger, se protéger et se reproduire (Serres, 2008). Les humains, en voulant se distinguer du corps animal, ont de plus en plus occulté ces pratiques d’appropriation physique. L’exemple le plus simple à donner est de se moucher. Dans certaines cultures cette action banale ne devrait pas être accomplie en public. Elle est de l’ordre de la sphère intime. À présent, ces comportements sont justifiés pour des raisons de santé et d’hygiène alors qu’il s’agirait plutôt des mœurs pour définir une classe sociale pour se distinguer des paysans, des artisans, et, plus historiquement, des autres êtres (Douglas, 2001; Élias, 1991).

Par exemple, le personnage de Diogène Laërce de l’école cynique dans la Grèce an- tique, pour critiquer ses contemporains et l’ordre établi, adoptait des comportements

de la vie animale – actes sexuels, uriner en public, vivre dans un tonneau, s’infliger la faim et le froid, la pauvreté – pour ses vertus naturelles, un modèle simple et vrai (Firoux, 2001). Selon l’école cynique, un philosophe qui ne dérange pas n’a pas d’es- time. Ce dérangement doit se manifester sous diverses formes, en plus des paroles.

La présence de l’usure atteste un signe d’appropriation. Ce droit de proprié- té s’acquiert par l’usage, l’usure, la souillure. C’est à partir du droit romain que le concept de propriété existe tel que nous la connaissons présentement. Dans les socié- tés autres que modernes, la propriété privée n’existe pas, les éléments de la nature ne peuvent pas être possédés : chez les animistes, par exemple, la terre est un lieu com- mun, de propriété et de jouissance collectives. Seuls les artefacts peuvent faire l’objet de possession personnelle. La propriété, dans le droit romain, se définit par trois caractéristiques : usus – user, le droit de faire usage –, fructus – le droit de jouir des

biens produits par – et abusus – le droit de disposer, de la donner, de partager (Blay,

2006, p. 674; Frioux, 2001, p. 122). Le basculement d’une vision de la terre comme propriété collective à celle individuelle implique des rapports de domination. Par exemple, Locke attribue la propriété d’une chose par le travail, alors que Kant l’at- tribue à l’occupation (Blay, 2006). Dans le rapport de propriété, prendre possession (par le marquage, la souillure, ou l’usure) occupe une place importante. « Ce qui est propre est sans propriétaire. […] Le propre c’est le sale, il s’acquiert et se garde par le sale » (Serres, 2008, p.7). Il existe un lien entre le corps et la propriété. Serres, via l’éthologie, montre que nous nous approprions la terre par l’usage du corps, comme les animaux. Dans Le parasite (1980), il écrit : « le crachat souille la soupe », elle

appartient à celui qui l’a souillée, celui qui laisse sa marque, celui qui use la chose. La souillure désigne ou attribue le propriétaire. L’auteur développe un argumentaire contre la possession de la terre, qui serait à l’origine de la crise écologique.

L’usure est l’intime. Elle concerne la sphère privée et dérange la sphère pu- blique. Le propre, dans le sens de ce qui m’est propre, est premièrement mon corps. Les activités liées au corps se déroulent dans des espaces personnels. Nous dormons, nous nous lavons, nous mangeons et nous avons nos relations intimes principalement

chez nous. Les activités du corps définissent les espaces. Le déni des activités corpo- relles repose sur le refus de la fragilité et les besoins du corps ainsi que sur ses limites. Ce déni a créé un besoin identitaire de se distinguer des animaux et de refuser la fatalité en créant ainsi deux formes d’espace chez l’Homme (Elias, 1991). Certaines choses devraient se passer en cachette, en dehors de la vue d’autrui, comme le net- toyage, le sommeil, la sexualité, la nudité, la maladie, tout ce qui est de l’ordre phy- sique du corps. Alors que tout ce qui est de l’ordre de la culture, acquise par la trans- mission des savoirs, qui est considérée comme une capacité propre aux Hommes, comme parler, jouer un instrument, chanter, écrire ou danser, peut se faire en public. Michel Foucault démontre comment la séparation des espaces d’origine religieux comme le sacré et le mortel, l’au-delà et la terre, a institutionnalisé au fur à mesure des espaces hors de la vue publique pour divers états du corps : les malades dans des hôpitaux, les fous dans des asiles, les enfants dans des écoles, l’acte de dormir dans la chambre à coucher, la nudité dans la salle de bain... Ces espaces sont hiérar- chisés dans la société et les pouvoirs et les normes y sont distribués en conséquence (Foucault, 1967).

L’apparition de l’usure est une forme d’anomalie : elle s’oppose à la norma- lité. Dans chaque culture existent des normes morales et esthétiques qui définissent le normal (Blay, 2006). Cette conception du normal s’est appliquée en premier aux personnes. Un état de normalité a été défini pour le corps et l’esprit, et une capacité d’autonomie y a été attribuée. Les espaces pour les malades, les enfants, les pauvres et les criminels en sont la preuve. Selon Canguilhem, la maladie est un signe de la na- ture pour restaurer « un nouvel équilibre »; elle impose une autre façon de vivre pour forcer un changement par rapport à la vie d’avant la maladie (Canguilhem, 1984). Selon Héraclite, ce sont les expériences de la maladie, de la fatigue, de la faim qui nous donnent la volonté de la santé, du repos, de la satiété (Jeannière, 1959, p. 35). Nous n’attribuons pas des caractéristiques positives à la maladie, qui est une autre forme de fonctionnement du corps, considérée comme une faiblesse du corps et un problème dans la société. La relation de la société occidentale à l’hygiène, qui est associée intimement aux maladies, est très complexe. Elle est devenue un argument de persuasion et de justification pour de multiples actions sur le monde et les vivants.

Selon Elias, dans La civilisation des mœurs, les normes d’hygiènes ont été établies

premièrement pour créer des classes sociales, les justifications de santé étant appa- rues plus tard pour les légitimer (1991). Avec les découvertes en biologie, et parti- culièrement celle des microbes par Pasteur, les justifications hygiénistes ont pris une place majeure dans la définition des codes de comportement dans la vie publique renforçant l’infériorité du corps et l’incompatibilité de la nature pour l’homme.

Dans De la souillure, Marie Douglas (2001) démontre que les comportements hy-

giénistes en Occident et les interdictions, les croyances, les rites de purification ou les pratiques de la magie d’autres sociétés sont que des métaphores pour protéger la structure de la société. La pollution, la souillure et la saleté en tant qu’anomalies mettent en danger la structure de la société. Par exemple, l’usure associée à la souil- lure est un critère de sélection, puis d’exclusion. Dans un livre de bibliothéconomie, un chapitre lui est dédié, soit « Usure matérielle. Épuration » : « La cause la plus courante d’élimination, celle que les bibliothécaires invoquent le plus volontiers, est l’usure matérielle du livre. […] Le rejet des ouvrages usés et salis par un usage intensif est une simple opération d’hygiène et de propreté qui appartient à la routine quoti- dienne » (Richter, 1991, p. 298). Les actes d’entretien permettent d’entretenir l’ordre. L’analogie entre la structure sociétale et la structure, puis le fonctionnement corporel est une explication anthropologique de cette situation selon Mary Douglas (2001). Le corps en tant qu’unité entière représente un état : ce qui y rentre et sort représente ce qui est en marge. La souillure est toute cette production d’excréments corporels, et elle est un danger pour l’ordre établi. Cette vision est de même autant pour les sociétés occidentales que d’autres. Selon l’auteure, elle abolit la classification des groupes humains en rapport à leurs activités et croyances, car la peur du chaos, la perte de l’état de société seraient communes à tous. Selon Douglas, en étudiant les dangers qui guettent une société, on peut expliquer les pratiques, habitudes et rituels qu’elle développe (2001). En ce sens, l’esthétique moderne ne représente-t-elle pas la peur extrême de liberté et la volonté extrême de contrôle? Toute préoccupation sur le propre et l’impropre se rapporte à l’opposition de l’ordre et du désordre, à la conservation d’un certain état de société.

La pollution est une métaphore inversée de l’organisation sociale et politique. La saleté est essentiellement désordre. La pollution exprime ce que la société et le pouvoir en place ne contrôlent pas. Les notions de

pollutions s’insèrent dans la vie sociale sur deux plans, l’un fonctionnel, l’autre expressif. Initialement, la découverte d’une anomalie engendre l’anxiété. Le sujet alors tendra à supprimer l’anomalie, ou à s’en détourner (Douglas, 2010, p. 27).

La propriété par la propreté démontre le soin, l’attachement et l’appropriation (Douglas, 2001). Pourtant, l’inverse est également vrai. L’occupation d’un espace par sa présence, sa trace – le vandalisme, les tags, les installations sauvages, les ordures, les salissures – sont des techniques d’appropriation et de revendication des espaces (Bouju, 2004; 2009; Serres, 2008). La souillure signifie ce qui est taché, immoral chez les modernes; pour d’autres, elle renvoie à ce qui est sacré, à l’ordre d’un univers symbolique qu’il faut protéger. Cette laïcisation de la souillure justifie son refus.

Par exemple, Douglas rappelle : « modernisme austère parle de “vulgarité” (parmi d’autres expressions possible) pour condamner le goût populaire pour la décoration exubérante est révélateur » (Douglas, 2001, p. 57-58). L’ornement est une forme de souillure, associée aux sociétés dites « primitives », d’où la justification de son refus.

Pour se distinguer des autres sociétés, les ornements et les motifs ne peuvent faire partie de la modernité.

L’ordre signifie une « organisation des choses permettant une classification intelli- gible et assurant une certaine stabilité. Le désordre serait une forme d’ordre dont nous ne serions pas capables de comprendre et reconnaître le fonctionnement par manque de connaissances ou d’outils » (Sinaceur, cité dans Blay, 2001, p. 585). Cette définition de l’ordre et du désordre démontre une continuité entre l’ordre et le dé- sordre. Le manque de connaissance empêche la reconnaissance de ces formes et il en résulte leur répression et leur refus. Le chaos, « dans un sens métaphorique[,] se dit d’un espace de comportement soumis au règne de l’aléatoire. L’aléatoire qualifie un événement survenant “au hasard” » (Blay, 2012, p. 106).

Laisser sa trace chacun à sa manière est une forme de singularité qui se dis- cute au sein des autres singularités où la publicité16 naît. La différence avec la publici-

té bourgeoise et la publicité créée par l’usure est que cette dernière n’est pas propre à une bourgeoisie, mais à une partie de la population usager. On assiste ici en d’autres termes à l’idée de compétence politique (individuelle ou collective). Habermas pose ainsi la constitution d’un espace public comme condition d’une compétence politique et de la citoyenneté. Ce qui est rendu public, c’est l’information. Ce qui est rendu public avec l’usure est l’usage. Si je ne peux user, je suis dépossédée de ma compé- tence politique. L’usure comme une manifestation de l’expression intentionnelle ou non des citoyens pousse à l’étudier comme une manifestation contre l’organisation sociale mettant en danger la vie en société. C’est justement les éléments en marge d’une société qui provoquent sa transformation : sans intervention extérieure, l’état existant ne peut se différencier (l’anomie est toujours représentée sur le plan schéma- tique comme un point à l’extérieur d’un cercle). Pourtant, il ne faut pas oublier que l’anomie naît dans une société donnée, à un moment donné, suite à une insatisfaction vis-à-vis de la structure en place. Elle se met à la frontière de cette structure qu’elle veut changer. L’état de désordre, non compris, est vu comme une anomie dans la société à son système de fonctionnement. L’anomie représente la désorganisation, la perte de contrôle, la disparition progressive des lois et des normes qui régissent. L’anomalie est souvent à l’origine d’une anomie. Protéger l’état de société dépend de la capacité à identifier et à contrôler ce qui est source d’anomie qui engendrera un désordre. L’usure est cette anomie.

16 Dans le sens que donne H. Arendt (1953). C’est un espace physique, virtuel ou social où existe les autres en opposition à l’espace privé et intime.

l’absence de l’usure :

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