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Les évidences obscures de l’esthétique en design

Avis aux lectrices et lecteurs

0.3. Les évidences obscures de l’esthétique en design

Le design a connu diverses définitions. Selon Herbert Simon, c’est un pro- cessus qui consiste à «  transformer une situation insatisfaisante en une situation meilleure  » (1969). En 196711, Horst W. J. Rittel introduit le concept de wicked

problems12, qui signifie des problèmes complexes, pernicieux, et il définit le design

comme l’activité destinée à les résoudre (Buchanan, 1992). Le rôle du design est de re- définir les problèmes qui sont par essence mal définis, de repenser les problématiques

11 C’est Richard Buchanan, dans son article Wicked Problems in Design Thinking, qui a tracé l’usage

du concept wicked problems en design en s’appuyant sur la publication de C. West Churchman,

« Wicked Problems », Management Science (décembre 1967), vol. 4, no. 14, B-141-142.

12 Ce sont des problèmes « uniques, ambigus et qui n’ont pas une solution définie » en acceptant l’incertitude de ne pas connaître la solution finale (Rittel, 1967).

en mobilisant les acteurs impliqués avec les méthodes adaptées pour mieux mener les projets (Findeli, 2003, p. 14). Dans la synthèse proposée par Lucy Kimbell (2009), parmi les sept catégories qui exposent les diverses définitions et conceptions du de- sign, uniquement celle intitulée « les pratiques emblématiques » (emblematic prac- tices) montre de façon caricaturale que le design est une pratique qui concerne le

monde sensible. Peter A. Hall, dans son article sur l’histoire du design aux États- Unis, inclut cette dimension en précisant que « le design est à la fois une pratique de prise de décision, de production de formes, de remise en question et de résolution de problèmes13 » (2009). Dans la suite de son argument, il met l’emphase sur la métho-

dologie et les aspects conceptuels, mettant de côté les enjeux formels (2009).

Ces définitions reconnues, aussi valables les unes que les autres, contribuent à la compréhension du design, mais soulignent rarement le mode opératoire, le format, la forme des actions posées par lui. Peut-être que le passé du design intimement lié aux beaux-arts, aux arts plastiques et appliqués sur le plan institutionnel explique ces non-dits. Mais la nature implicite et évidente de ce lien entre le design et le sensible affaiblit l’appréhension des enjeux qui en découlent. Pourtant, « le design, c’est faire du politique par la poïétique » (Litzler, 2015, p. 74). La pensée moderne se nourrit souvent de dichotomies, et peine à poser une réflexion nuancée. Par opposition aux dimensions esthétiques qui ont marqué le design, la tournure méthodologique et la vague du design thinking ont eu tendance à minimiser l’intérêt des connaissances sur

le sensible. Les décisions s’opèrent toujours dans un flou artistique, quand il s’agit des formes, des couleurs, bref, de l’esthétique. Une méthodologie pour l’esthétique n’est pas commune (Hosey, 2012).

L’esthétique est l’un des principaux outils des designers pour transformer le sensible (Papanek, 1984)14. Les designers développent un savoir-faire esthétique,

en dialogue avec la technique et les matériaux, qui dévoile à la fois les limites et les

13 « design as practice of decision-making as well as form-making, and of problem- questioning as well as problem solving » (Hall, 2009, p. 59).

14 « We know that aesthetics is a tool, one of the most important ones in the repertory of designers, a tool that helps in shaping his forms and colours into entities that moves us, please us, and are beautiful, exciting, filled with delight, meaningful. » (1982, p.29).

qualités de ces derniers (Huyghe, 2006). Le designer choisit les propriétés de l’en- vironnement artificiel dans un dialogue réflexif entre différents enjeux esthétiques, expérientiels, fonctionnels, conceptuels, sanitaires, contextuels parmi tant d’autres. Quelle que soit la solution, le design prend une forme dans le monde réel, il accouche du sensible. Que cela soit un aménagement d’espace, un guide de sensibilisation, une technique corporelle (au sens de Mauss), une organisation de service, le design change l’arrangement sensible du corps et du quotidien. En cela, la particularité du design, comme de l’architecture et de l’urbanisme, est de mettre au monde une inter- vention sur la plasticité de l’espace-temps.

« Nous reconnaissons que le design a sa propre culture intellectuelle distincte; ses propres choses à connaître, moyens de les connaître, et outils pour les découvrir », écrit le chercheur en design britannique Nigel Cross (1999, p. 7)15. J’ajouterais que

le design possède aussi sa propre façon d’exister, qui se manifeste par l’esthétique. Le design, sans y être réduit, est un «  phénomène esthétique  », mais différent de l’art et de l’artisanat, même s’il partage indéniablement des points communs avec eux (Forsey, 2013, p. 16-17). Un lien de déterminisme existe entre le design et l’es- thétique. Le design n’est pas le seul déterminant, mais il occupe une place clé. À ce propos Jane Forsey écrit : « Le design, à cause de son ubiquité et son ancrage dans nos vies quotidiennes peut servir à illustrer cette importance, et une théorie du de- sign peut représenter la nécessité d’un réalignement de l’esthétique en tant que partie centrale de nos efforts philosophiques.16 » (Forsey, 2013, p. 244) Le design défait les

oppositions historiques entre « l’objet et l’action », l’approche « objective et subjec- tive » de l’esthétique et de la beauté en proposant une alternative empirique17 (Forsey,

2013, p. 245).

15 « We recognize that design has its own distinct intellectual culture; its own designerly ‘things to know, ways of knowing them, and ways of finding out about them. » 16 « Design, because of its ubiquity and its embeddedness in our daily lives, can serve

to illustrate this importance, and a theory of design can represent the need for a realignment of aesthetics as a central part of our philosophical endeavours »

17 « that I laid out the ontological and normative problems in terms of somewhat stark dichotomies between object and activity on the one hand, and between objective and subjective approaches to beauty or aesthetic experience on the other. In both cases design offers an alternative to these dichotomous strategies and aids in their resolution. Our ontology of design highlights the inadequacies of ahistorical and essentialist definitions of the aesthetic object »

La caractéristique ontologique du design, son mode d’existence et d’inter- vention dans le monde sensible, est un enjeu politique. Le design, en modelant les usages, les comportements et les artefacts, définit la mise en commun des êtres et des choses. Les designers organisent et déterminent « le partage du sensible » entre les humains et non-humains. Ce pouvoir est fondamentalement politique (Midal, 2009). On traite souvent le rapport entre design et politique dans le sens que le de- sign a une place au sein des politiques, mais nous abordons plus rarement la dimen- sion politique du design, son pouvoir de faire de la politique par sa pratique, par ses interventions dans le monde sensible18. Comme l’avait proposé Jean-Philippe Uzel

(2012) pour l’art (qui avait laissé de côté son essence critique et utopique), en design la politique prend le sens que lui donne Hannah Arendt, elle est une action qui dé- coule de l’expérience esthétique. Le design est un outil de transformation politique, sociale et artistique par le sensible. Il se situe à la fois au niveau du corps et du milieu dont il fait partie. Le corps – ses gestes et son mode d’existence – est le premier lieu du changement social. Une transformation esthétique implique des changements so- ciaux et culturels. En ce sens, les propriétés esthétiques méritent notre plus grande attention.

La crise de l’écologie réside dans l’arrangement problématique des interactions entre les composants d’un milieu de vie. La recherche en design se porte sur la compré- hension de ces mises en commun (Latour, 2008). Et la pratique du designer consiste à opérer un « partage du sensible » écologique. Mais, le design, « dans toutes ses formes est, manifestement, la force à la fois la plus signifiante et la plus mal comprise qui façonne notre vie quotidienne19 » (Kendall, 2011, p. VII). Comprendre les inter-

dépendances entre l’esthétique et l’écologie sans laisser l’économie et d’autres champs diriger à eux seuls le design dans le contexte de la crise écologique est primordial pour la recherche et la pratique du design (Bertrand et Favard, 2015; Hosey, 2012). Les

18 À ce propos, Alexandra Midal écrit : « Le politique […] est synonyme d’engagement, de

contestation, de contre-proposition ou d’utopie ». Le politique, selon Midal, « s’apparente, dans une acceptation plus littérale, au dialogue que le design engage avec la ville » (Midal, 2009, p. 10). C’est en juin 2010 que naît à Delft Design as politics, la première chaire consacrée à la capacité politique du design s’appuyant sur les rapports du design aux multiples sens de la politique. 19 « when design, in all of its myriad forms, is manifestly both the most significant

designers occupent une place clé dans la définition de nouvelles valeurs et propriétés esthétiques et ont une responsabilité sur leurs conséquences (Saito, 2007). La crise écologique exige de repenser « l’ensemble de la poïétique du design » (Fétro, 2015, p. 28). C’est avec de nouvelles connaissances sur ces enjeux que les designers peuvent mieux agir pour l’écologie (Karana, 2014) et devenir un « puissant vecteur pour le changement de société exigé par la crise environnementale » (Fel, 2015, p. 15).

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