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La place de l’usure dans la pratique et la recherche en design

engageante qui défait la dichotomie entre nature et culture

2.2. La place de l’usure dans la pratique et la recherche en design

Ezio Manzini écrit dès 1989 que la durabilité de nouveaux produits n’est possible qu’avec des matériaux pour lesquels la durée devient une valeur en por- tant la mémoire des hommes tout au long de leur vie (Manzini, 1989). Il existe une dichotomie  : les artefacts sont soit neufs, soit bons à jeter. Ils ne vieillissent plus (Manzini, 1989). Selon Manzini, la solution est culturelle : en développant une culture sur la sagesse au lieu de la capacité technique des hommes, il est possible de produire un environnement pour être habité physiquement et non pour être pho- tographié ou filmé (Manzini, 1989). Ceci est possible par la compréhension de la fragilité et de l’harmonie de la nature au lieu de sa domination (Manzini, 1989). Le problème, d’après Manzini, est « l’épaisseur de l’artificiel » sans référence, qui enfouit en profondeur le souvenir et la mémoire de la nature (Manzini, 1989). La plasticité, de façon analogue, enregistre l’information. La géologue Violaine Sautter explique que le temps géologique accumule dans les couches infinies de la matière une connaissance sur le passé et l’avenir : on peut la lire tel un livre (Sautter, 2013).

Le philosophe Peter-Paul Verbeek distingue trois principes de design qui affectent la durabilité d’un artefact : la fonction, le symbolisme et les qualités matérielles. Il met

l’accent sur ces dernières en tant qu’explications et prédictions d’une relation durable entre les individus et les choses (Verbeek, 2005, p. 204). Toujours selon l’auteur, les qualités matérielles mettent en place le sensible, c’est-à-dire, l’esthétique de l’artefact dans une perspective phénoménologique. Un lien durable s’instaure entre l’objet et le sujet, selon la capacité des matériaux à porter l’usage (Verbeek, 2005). Designer chercheur, William Odom et ses collaborateurs, en utilisant le cadre théorique de Verbeek, ont démontré que les sujets ont tendance à s’attacher et à garder les ar- tefacts portant des traces d’usure, qui rendent sensibles l’histoire, les usages et la mémoire :

l’usure générale représente l’âge et l’histoire de la pièce, tandis que des marques particulières représentent des événements particuliers de son histoire [...], comment les matériaux (bois) ont enregistré des histoires d’usure naturelle par produit et (ii) cette usure n’est pas perçue comme un défaut fonctionnel ou esthétique, mais acquiert une signification profonde6 (Odom et coll., 2009, p. 1058).

Dans un autre article, William Odom et James Pierce concluent :

En général, plusieurs choses non digitales que les participants ont pris soin profondément ont tendance à s’améliorer avec le temps. Dans plusieurs cas, c’est dû en partie à l’usure quotidienne. [...] L’usure matérielle de ces objets vintages a cultivé une narrativité progressive et un sens7 (Odom et Pierce, 2009, p. 3796).

Les expériences menées sur l’expressivité matérielle par la chercheuse designer Jenny Bergström et ses collaborateurs montrent que l’usure matérielle revient à plusieurs reprises comme critère d’expressivité de la familiarité :

La première est délibérément lente, destinée à accumuler comme un motif visuel d’un matériau étrangement familier à travers l’usure matérielle ordinaire – à travers le temps, ce motif se développe d’une manière légèrement organique ou même géographique en apparence, ensuite, dans une seconde couleur révélée dans le matériau qui donne

6 « the general wear and tear represents the age and history of the piece, while particular marks represent particular events in its history [...] how the materials (wood) recorded histories of wear and tear naturally as a byproduct of use, and (ii) this wear and tear was not perceived as a functional or aesthetic flaw, but instead acquired deep meaning. »

7 « In general, many non-digital things that participants deeply cared for tended to improve with time. In many cases, this was due in part to the wear-and-tear of everyday use. [...] Wear-and- tear on these vintage objects cultivated an ongoing narrative and sense of mystique. »

à l’objet une apparence générale de transformation plus que de la désintégration8 (Bergström et coll., 2010, p. 164).

La philosophe Yuriko Saito identifie deux qualités qui entretiennent un rapport par- ticulier, engageant et durable avec l’environnement quotidien. La première est la dialectique. Elle se met en place au quotidien entre «  le propre/le sale, le soigné/ le désordre, l’organisé/le désorganisé ». La deuxième est le vieillissement, material aging, qui anime les surfaces. Dans les deux cas, il existe un contraste qui oppose

un état optimal à d’autres états. Ces autres états comme la saleté, le désordre, l’usé, le cassé, font partie du quotidien et ont des conséquences pragmatiques dans la vie quotidienne (Saito, 2007). Ces qualités nous incitent à agir (ranger, nettoyer, réparer, organiser), mais elles font très peu partie des préoccupations de recherche et leurs perceptions sont particulièrement complexes vu leurs contextes de production (Saito, 2007). Ces recherches mettent en garde contre une esthétisation de l’éphémère au nom de la mode, qui risque des formes de greenwashing.

Dans leur ouvrage consacré à l’usure, usus/usures. État des lieux/How things stand,

le collectif Rotor montre que l’usure rend sensible l’usage, participe à la lisibilité de l’environnement, permet son appréciation et se dote d’une capacité d’action dans le temps et dans l’espace (Rotor et Boniver, 2010). Elle instaure des chaînes causales entre le sujet et l’objet dans un rapport durable entre le sujet et l’environnement (Rotor et Boniver, 2010).

Valentina Rognoli et Elvin Karana (2014) ont mené une étude à travers laquelle trente personnes ont évalué trente échantillons de matériaux (et les artefacts dont ils font partie) en regard de leur naturalité. Les résultats ont montré que parmi d’autres qualités comme les couleurs et les formes, « les choses qui durent » et « l’imperfec- tion » ont une corrélation directe avec la durabilité. Les chercheuses soulignent que

8 « The first is deliberately slow, intended to build up as a visual pattern of a strangely familiar material through ordinary wear-and-tear – over time, this pattern grows in a way that is slightly organic or even geographic in appearance, in a second color revealed within the material that gives the object an overall appearance less of disintegration than of transformation ».

les traces d’usage comme les rayures, les éraflures et les changements de couleur contribuent à une association à la naturalité. Elles proposent de développer :

l’approche d’une expérience positive de « l’esthétique de la durabilité », basée sur l’imperfection et le vieillissement gracieux des matériaux. Nous proposons que sa prise en compte puisse conduire à créer des produits uniques, appréciés esthétiquement qui suscitent chez l’usager un attachement à long terme. Les matériaux contemporains ont généralement tendance à empêcher toutes les formes de changement dans le temps et d’établissement des signes de vieillissement. En d’autres termes, ils résistent autant que possible à devenir imparfaits. En réponse, nous ne suggérons pas que tout soit fait de cuir ou de bois, mais il semble évident que ces matériaux peuvent enseigner quelque chose qui peut être appliqué lors du développement de nouveaux matériaux. La suggestion la plus importante ici est de voir « le vieillissement et l’imperfection » comme un moyen précieux de créer des produits « uniques », « personnels » et « durables ». Cette approche peut même être améliorée si la fonction matériau/produit s’améliore à la suite du passage du temps9 (Rognoli et Karana, 2014,

p. 150).

Au sein de la pratique du design, l’usure matérielle a pris place sous trois formes : l’usure portée par les matériaux recyclés, détournés; l’usure qui a pris place grâce à des matériaux qui lui sont hospitaliers; l’usure créée artificiellement selon les tendances et la mode. Les pratiques d’écoconception, ainsi que les pratiques d’arti- sanat qui réintègrent des matériaux usagés portant des traces d’usure dans le circuit de la production, vont grandissantes. Au Québec, par exemple, l’Atelier du Pic-Bois utilise les matériaux déjà manufacturés et abandonnés pour fabriquer des objets utilitaires uniques et l’organisme Monde Ruelle a pour mission de promouvoir les

9 « an approach for achieving positively experienced “aesthetics of sustainability”, based on imperfection and graceful aging of materials. We propose that its consideration can lead to create unique, aesthetically pleasing products that can elicit long-term user attachment. Contemporary materials generally tend to prevent all forms of change in time and acquisition of signs of aging. In other words, they resist as much as possible to become imperfect. In response, we do not suggest that everything must and will be made of leather or wood, but it seems obvious that these materials can teach something that can be applied when developing new materials. The most important suggestion here is to see “aging and imperfection” as a valuable means to create “unique”, “personal”, and “durable” products. This approach can even be enhanced if the material/product function improves as the result of the passage of time ».

artisans d’écodesign10. Les marchés de design locaux abondent de produits de cette

génération qui ont comme source les matériaux récupérés, recyclés et détournés. David Bramston et Neil Maycroft (2014) écrivent que cette réponse par l’upcycling

possède une « beauté émergente », qui naît « de l’expérimentation et de la curiosité » des concepteurs (Karana et coll., 2014, p. 130). En répondant à des besoins locaux et en utilisant les déchets locaux, ces produits uniques portent un sens profond et ils sont souvent réparables, améliorables, ajustables selon les usagers qui les utilisent (Karana et coll., 2014). Sans se reproduire à l’échelle des productions de masse, ces artisans et designers ont recours à la récupération et leurs productions ont une esthé- tique qui porte les traces d’usure de leur passée. Il existe également des plateformes web qui sont des annuaires d’entreprises qui offrent des matériaux issus du démon- tage des bâtiments anciens et des associations qui font la récupération, la mise en état, la vente et le rachat de matériel de construction usagé (comme Opalis, Minéka, La Réserve des arts, Rotor Deconstruction).

L’usure est également une esthétique instrumentalisée. Souvent, c’est une usure créée artificiellement et non par l’usage : « cette histoire révèle le côté totalement cynique de la durabilité – l’authenticité de la patine est le nouvel or. Il est intéressant de noter que l’inverse est également vrai : bon nombre de nos produits abandonnés (par exemple, nos vieux moteurs, meubles, etc.) finissent par être réutilisés dans les pays en développement11 » (Rotor et Norsk Form, 2014, p. 70). Le recyclage devient une

industrie qui continue à reproduire les dichotomies Nord et Sud, l’Occident et les autres. Premièrement, nos produits les moins performants finissent dans les pays qui n’ont pas le pouvoir d’accéder aux dernières inventions creusant ainsi davantage les inégalités. Deuxièmement, ces pays acceptent de traiter les déchets indésirables, et parfois intraitables devenant ainsi des territoires poubelles.

10 Voir sur la page du Chat des Artistes à l’adresse URL : http://www.atelierscreatifs.org/Artistes+du+Chat 11 « This story reveals the utterly cynical side of sustainability – the authenticity of patina as the new

gold. Interestingly enough, the reverse story is also true : many of our abandoned products (for example, our old engines, furniture, etc.) end up being re-used in developing countries. »

2.3. La pertinence de la figure de l’usure en design :

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