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engageante qui défait la dichotomie entre nature et culture

2.3. La pertinence de la figure de l’usure en design : définition et critique des concepts analogues

2.3.2. Concepts analogues

Le mot «  usure  » n’a pas plusieurs sens, mais renvoie à une multitude de plasticités. C’est une propriété difficile à cerner au premier regard. Elle résonne dif- féremment selon le contexte, les circonstances, les subjectivités et les disciplines. Elle invoque des notions analogues autant dans le cercle populaire que scientifique : patine, ruine, trace, fragment, saleté, marque, empreinte, imperfection... Ces figures révèlent des identités ontologiques communes. Elles ont toutes pour point commun la caractéristique d’être inachevées. Pour mieux définir et comprendre l’usure maté- rielle, il est nécessaire de faire un détour et de dessiner le champ sémantique qu’elle définit. Justement, parce que ces concepts analogues furent plus précis et récupérés parfois par des disciplines, il existe une littérature conséquente à leur propos compa- rée au concept de l’usure. Ce détour sémantique dans la littérature permet d’avancer l’argumentaire sur trois points : 1) mieux définir et décrire l’usure dans sa complexité et sa richesse; 2) comprendre ses contextes et interprétations possibles; 3) saisir son essence polyphonique et plastique. Finalement, ce détour n’est qu’une démonstration pour exposer la pertinence de la figure de l’usure comme concept approprié en de- sign.

L’un des mots les plus associés à l’usure matérielle avec une connotation po- sitive est la patine. Dans Fascination de la laideur  : la main et le temps (1978),

Murielle Gagnebin oppose pourtant l’usure et la patine : « la patine est en quelque sorte encore une victoire contre le temps, contre l’usure – qu’on nous l’accorde! » (p. 170). En se référant aux travaux de Tanizaki (1977), Murielle Hladik écrit que la patine exclut la saleté, la souillure et l’image de la mort en s’associant à une valeur esthétique. En patrimoine, la patine porte un statut authentique et elle est souvent sujet de controverse quand il s’agit de la restaurer ou de la conserver (Boito, 2000; Brandi, 2015). Par exemple, dans les musées d’histoire et d’ethnographie, la patine a sa place et non l’usure. C’est toujours la rareté et la beauté qui guident les décisions

curatoriales, et ce, même dans le contexte d’un témoignage sur la pauvreté et les difficultés de la classe ouvrière (1989)13.

Dans les dictionnaires, la patine signifie l’oxydation naturelle « qui se forme avec le temps sur les objets en bronze et en cuivre, et dont la couleur varie selon l’alliage composant le bronze » ou, plus généralement, le « ton, [la] coloration que prennent avec le temps » une matière (Dendien, 2002). Elle est la « couleur vert-de-gris que le cuivre prend en vieillissant », elle est le « vernis » (Dendien, 2002). La patine est associée aux matières et objets nobles comme le cuir, le cuivre, le marbre, le bois, le bronze et comme les sculptures, les œuvres, les tableaux et les accessoires. Ces objets sont distincts des produits du quotidien : ils mobilisent l’esthétique de l’art plutôt que l’esthétique du quotidien, le jugement du beau plutôt que l’expérience de l’ordinaire. Ces objets précieux portent souvent les effets du temps dans la mémoire collective, et non de l’usure. Les œuvres n’ont pas de rapport avec le corps et les usages que re- présentent la souillure, la saleté et la mort. C’est le vernis, qui sert à immortaliser les peintures et les ancrer dans le temps, qui crée la patine (Gagnebin, 1978). Murielle Gagnebin écrit :

Certes, tout se passe comme si la patine, le « vieil or », bref ce que G. Picon nomme « l’admirable tremblement du temps » ajoutait à la splendeur de l’art. […] Ainsi, au sein d’une ère vouée au démon du capital, l’économique est un facteur impur en matière artistique. Combien d’œuvres anciennes sont comme récupérées en vertu, précisément, de leur patine, c’est-à-dire pour leur haute valeur commerciale? (Gagnebin, 1978, p. 170).

L’auteure rappelle une réalité très contemporaine à nous qui trouve une ré- sonnance dans les mises en garde d’autres auteurs et auteures (Miller, 2009; Karana et coll., 2008; Saito, 2007). La patine représente avant tout une valeur éco- nomique pour certains types d’artefacts comme les œuvres, les mobiliers artisanaux

13 Dans Des musées en quête d’identité : écomusée versus technomusée, Serge Chaumier (2003) écrit : « Il

est récurrent que les machines soient remises en état, des pièces manquantes fabriquées, repeintes comme neuves afin d’en faire disparaître l’usure. Les marques du temps et surtout les traces du monde du travail apparaissent comme indignes de figurer au musée. Ainsi sont gommées, au profit de la seule technique, de la “beauté de la machine” [de sa conception par les mécaniciens], les marques des utilisateurs, ce qui occasionne une vision esthétique du monde de travail » (p .67).

et les bijoux. Elle est détournée par l’économie de la mode et des déchets que nous avons évoquée précédemment.

Une autre figure qui résonne avec celle de l’usure est celle de la ruine. Cette dernière est propre à l’œuvre architecturale dans la littérature qui lui est consacrée. Ce mot est utilisé plus rarement pour les produits. L’usure évoque l’image de la ruine dans un sens extrême, puisque cette dernière est un statut où l’usage n’est plus possible. La beauté et le pouvoir de la ruine reposent particulièrement sur le pouvoir de la na- ture sur l’artifice, mais aussi sur la résistance de l’œuvre humaine à travers le temps (Vitsaxis, 2001). La figure de la ruine comme lieu de cette temporalité sensible ren- voie à la finitude du sujet, à son refus de la mort, mais aussi à sa place dans l’univers, qui suscite un émerveillement (Hladik  2008). La ruine renvoie à une expérience sublime telle que définie par Kant. Elle « possède un élément intensément tragique, mais pas triste » (Simmel, cité dans Vitsaxis, 2001, p. 108). « La partie de la ruine construite par l’homme dans un temps humain, et la partie élaborée par la nature dans un temps cosmologique ou sidéral sont les parties constitutives de la ruine, et continuent de l’être jusqu’à ce que la partie due à l’homme disparaisse » (Hetzler, cité dans Vitsaxis, 2001). Ce rapport de force est l’essence et le pouvoir de la ruine dans la mémoire collective. Diderot souligne la mélancolie, mais surtout la dimension col- lective de la ruine comme symbole. Elle est aussi chez Diderot un outil réflexif sur soi et sur son avenir (Diderot, 1995). La ruine est souvent associée à la figure du vestige, mais ce dernier signifie « trace laissée par quelque chose qui a disparu », alors que la ruine n’est pas encore un vestige.

L’empreinte et la trace sont deux autres plasticités étroitement liées avec l’usure. Pour Ricœur, la trace existe dans son rapport à l’oubli : « l’empreinte ou la trace, toutes deux, sont pleinement présentes, mais par leur présence renvoient à la frappe du sceau ou à l’inscription initiale de la trace […]. Ce que la notion de trace et l’oubli ont en commun c’est avant tout la notion d’effacement, de destruction » (Ricœur, 2003). Ces deux notions soulignent surtout l’absence de la chose qui les a créés. Quant à Derrida, il souligne la monopolisation de la trace par l’écriture (Delain, 2005). L’écriture est la trace de la parole et la trace du mouvement de la main. À la lumière des travaux de Jacques Derrida, Murielle Hladik écrit que la trace rend visible le

passage du temps et « elle présuppose toujours un mouvement et un support d’ins- cription » (2008, p. 24). Derrida n’est pas le seul : il s’inscrit dans la lignée des pen- seurs qui se sont déjà intéressés à la trace comme Plotin et Levinas. La trace renvoie à son origine. Elle précède quelque chose. Le présent et la trace ne peuvent être conçus ensemble. La chose doit être disparue au présent pour qu’il y ait trace de la chose. L’idée principale de Derrida est que la présence pure n’existe pas, elle est forcément inscrite dans du sensible. Quant au fragment, il renvoie à une totalité disparue : il est un morceau, un élément, un reste ou un bris d’une chose qui a existé (Hladik, 2008). Le fragment permet de reconstituer la présence à partir des restes. Murielle Hladik distingue la trace du fragment par le fait que ce dernier est autonome et renvoie à un ensemble disparu, alors que la trace renvoie à la surface où elle se trouve et à son créateur. Le fragment implique également la destruction, la désintégration, la fin de la totalité. En général, il existe ou il a existé plusieurs fragments. Par exemple, par rapport à la ruine qui se rapporte à une totalité, le fragment signifie que l’ensemble n’existe plus.

Comme la trace, l’empreinte renvoie avant tout à l’objet ou au corps qui l’a laissé. Avec les expressions telles que l’empreinte génétique, digitale ou sonore, elle possède souvent un caractère unique, authentique et non reproductible. L’empreinte est l’équi- valent de la signature : elle permet d’identifier et de tracer. Pour Didi-Huberman, l’empreinte est un enregistrement matériel, elle annonce la présence (1997). La forme et la contre-forme sont dans un dialogue réflexif qui empêche leur polarisation et dichotomie (Mathelin, 2012). Didi-Hubermann ne voit pas l’empreinte comme une finalité ou un objet, mais comme un déclencheur vers quelque chose (1997).

Dans l’esthétique japonaise, c’est le mot wabi-sabi qui représente cette notion

d’usure, mais elle n’est pas tout à fait son équivalent : « une haute valeur esthétique nommée wabi célèbre la beauté des imperfections dans laquelle l’usure est considérée

comme une contribution à la valeur de l’objet14 » (Inge, 2009, p. 403). L’esthétique

14 « one highly valued aesthetic called wabi celebrated the beauty of imperfections in which wear and tear were thought to add to an object’s value ».

japonaise, opposée à l’esthétique occidentale, met en valeur un mode de vie et une philosophie qui déploie des pratiques autour des notions de l’impermanence, de l’im- perfection et de fragilité (Hladik, 2008; Saito, 2007). Les traces d’usure y ont une place particulière. Selon Leonard Koren (1994), ce mot japonais est un produit de l’esthétique environnementale afin d’introduire un rapport sain et mesuré entre la nature et l’homme. L’auteur explique qu’au-delà de la difficulté de traduction de ce mot en langue étrangère, même une définition claire en langue japonaise n’est pas possible :

la langue japonaise, ou ses conventions d’usage, est appropriée pour communiquer les subtilités de l’humeur, de l’imprécision et de la logique du cœur, mais l’est-elle pour expliquer les choses de manière rationnelle? En petite partie, peut-être. Mais la raison principale est que la plupart des Japonais n’ont jamais appris le wabi-sabi en termes

intellectuels, car il n’y a pas de livres ou de professeurs de qui on peut l’apprendre.

Ce n’est pas par accident. Tout au long de l’histoire, une compréhension rationnelle du wabi-sabi a été intentionnellement contrecarrée15 (Koren,

1994, p. 15).

Le mot japonais wabi-sabi désigne le rustique, la patine. Il est utilisé souvent dans les

rituels de thé japonais. Le sens du mot wabi est similaire à la frustration, à la pau-

vreté, au dépouillement et à la sobriété alors que sabi est proche du vieillissement, de

la dégradation, de la rouille, de la patine, du passage du temps et de la lisibilité du temps (Hladik, 2008).

En anglais, l’usure des effets atmosphériques peut être désignée avec un mot spécifique : weathering, qui se traduit conventionnellement par l’érosion. En français,

cette distinction n’existe pas, l’usure désigne à la fois les effets du temps qui fait – at- mosphérique, météorologique – et du temps qui passe – la durée (Hladik, 2008). En architecture, weathering est la destruction progressive des immeubles par la nature

à travers le temps qui passe (Mostavafi et Leatherbarrow, 1993). Weathering, c’est

15 « the japanese language, or the conventions of its use, is good for communicating subtleties of mood, vagueness, and the logic of the heart, but not so good for explaining things in a rational way? In small part, perhaps. But the main reason is that most Japanese never learned about wabi-sabi in intellectual terms, since there are no books or teachers to learn it from. This is not by accident. Throughout history a rational understanding of wabi-sabi has been intentionally thwarted. »

laisser des traces par le temps qu’il fait. Il ne signifie pas pour les auteurs uniquement la soustraction de quelque chose, mais également l’ajout à la fois sur le plan matériel et culturel. Des variations atmosphériques (humidité, chaleur, froid, etc.) résultent des effets semblables de l’usure dus aux usages. De plus, l’impact atmosphérique dé- multiplie l’effet de l’usage et vice-versa. Weathering n’est pas la ruine : des centaines

d’années les séparent.

Dans ce vaste domaine de la matière altérée, c’est l’usure due aux usages qui nous intéresse. Ces plasticités sont souvent imbriquées et impossibles à démêler sans une observation. La patine n’inclut pas entièrement l’usage, et possède une connota- tion positive excluant plusieurs types d’usures. Elle est associée à des objets précieux qui la rendent inadéquate pour le quotidien. L’usure ne s’inscrit également pas dans l’imagerie pittoresque architecturale propre à la ruine. Elle fait cependant partie de ses composants. La ruine est une scène alors que l’usure est un détail. L’usure n’est pas une ambiance. L’usure n’évoque pas une dimension autant spirituelle que la ruine. Ces deux champs esthétiques ne sont pas du même ordre. L’un est celui de l’esthétique du quotidien, l’autre glisse vers une esthétique de l’œuvre architecturale et picturale. L’empreinte et la trace, comme pour l’usure, entretiennent un lien intime avec la chose qui la fabrique et un rapport énigmatique avec la réalité. Elles n’ont pas un statut assez anonyme et général pour représenter l’ensemble des plasticités du quotidien. Mais, comme l’usure matérielle, elles ont une dimension technique que la ruine ne symbolise pas. Alors que la ruine est associée aux figures romantiques, la trace et l’empreinte sont liées à l’intrigue et au mystère. Le progrès technologique renforce la chasse à l’inconnu pour identifier leur origine, particulièrement au sein de l’anthropologie et de la criminologie. Leurs pouvoirs narratifs éclairent les faits et le passé. Le temps et la répétition y jouent un rôle déterminant. Il est souvent difficile de les distinguer. L’héritage technique de l’usure a diminué sa dimension anthropolo- gique et socioculturelle, mais lui a donné une place au carrefour des connaissances. Pour toutes ces raisons – son rapport à l’usage, au quotidien, la diversité de plasticité qu’elle regroupe, le corps et l’action –, l’usure occupe une place singulière et authen- tique, plus adéquate pour le design.

2.4. Les obstacles à l’acceptation de l’usure au sein la

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