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L’urbanité : entre utopie et dystopie, contester et résister au sein de l’artificiel 

CHAPITRE III L’utopie comme lieu des manifestations contemporaines de l’engagement écologique

3.4. L’urbanité : entre utopie et dystopie, contester et résister au sein de l’artificiel 

L’utopie est née dans le contexte des premiers chocs de la modernité : c’est « le mauvais génie de la modernité » (Rouvillois, 1998). Et l’urbanité est un produit utopique de la modernité, qui est devenue une dystopie. Selon Françoise Choay,

la société industrielle est urbaine. La ville est son horizon. Elle produit les métropoles. [...] La métropole existe depuis l’antiquité. Des problèmes semblables à aujourd’hui ont été observés dans Rome, Babylone, etc. Mais la métropole était alors une exception, un cas extraordinaire; on pourrait au contraire désigner le XXe siècle comme

l’ère des métropoles (Choay, 1965, p. 1).

Considérant que la forme urbaine a pris de l’ampleur depuis la généralisation d’une architecture intimement liée au Mouvement moderne, étudier les propriétés esthé- tiques des milieux de vie engagés envers la cause écologique dans ce contexte porte un intérêt particulier. Le milieu urbain et périurbain, hautement artificiel, comme l’est la majorité de notre environnement, est peuplé d’une diversité d’artefacts compa- rés à des milieux ruraux où la faune, la flore et les écofacts prennent une place plus importante. Ce que nous appelons « la nature » est, elle aussi, souvent artificielle. Néanmoins, la bio-ingénierie n’a pas encore réussi à enlever toutes propriétés orga- niques, même si elle a réussi à les homogénéiser d’une plante à l’autre.

Par exemple, pour en citer la plus connue, Auroville est la figure par excellence de l’utopie concrète et elle s’est établie à 400 km de la troisième plus grande ville de l’Inde. Les oasis en tous lieux de Pierre Rahbi se sont toutes installées dans un premier temps dans des zones isolées à travers la France. Ces initiatives se sont éta- blies à l’écart des ensembles urbains, qu’elles critiquent afin de pouvoir commencer de zéro et être en mesure de proposer un mode de vie alternatif où une connexion

plus forte et immédiate avec la faune et la flore existe. Du point de vue du milieu dans lequel elles prennent place, ces initiatives affrontent des enjeux physiques et

des propriétés esthétiques différents des communautés urbaines. Les contextes et les conditions de leur déploiement sur le plan sensible sont différents. Les enjeux spatiaux, les problématiques de densité et de voisinage, l’architecture dominante, la normativité réglementaire et juridique de l’environnement bâti, les flux et la tempo- ralité, les ressources immédiates ne sont pas identiques. La nature et la forme de la résistance à la culture dominante diffèrent dans ces deux milieux de vie même s’il existe des points communs.

Marc Breviglieri avance que ces deux figures polaires du militantisme issu de la géné- ration de Mai 68, l’une à distance de la culture critiquée et l’autre à proximité, voire faisant partie, peinent à être soutenable pour des raisons diverses. La première risque de perdre « de vue l’horizon premier de leurs luttes pour se cantonner aux préoccu- pations de l’économie familiale » et la deuxième de s’épuiser par « immersion totale dans un activisme combatif radical » qui « fini par entraîner un épuisement des res- sorts de la résistance » (Breviglieri, 2013, p. 17-18). Également, en ville, il est souvent facile de trouver des individus qui partagent les mêmes valeurs et envies, alors que les initiatives rurales ont parfois du mal à peupler et faire durer leur territoire. Un mou- vement de retour est cependant observable chez les jeunes adultes qui quittent la ville pour mettre en place un alternatif écologique plus fidèle à leurs idéaux incompatibles avec l’environnement urbain. Les initiatives de l’engagement écologique urbain sont des espaces qui essaient de  :

faire converger les deux polarités précédentes : à la fois un espace qui nourrisse des formes d’implication dans le monde, cherchant à miner et briser l’évidence de sa réalité, et un espace qui, dans sa revendication de rupture, s’institue aussi comme un refuge contre cette même réalité » (Breviglieri, 2013, p. 18).

Frédéric Ainsa souligne que l’utopie future devrait s’inscrire dans « un espace es- sentiellement interdisciplinaire et complexe » (2005, p. 40). La ville est devenue un espace de convergences multiples et contradictoires.

Au sein de l’urbanité où converge une diversité artificielle conséquente, l’en- gagement écologique affronte un milieu qui lui est doublement hostile. Premièrement, ni l’échelle, ni la structure, ni l’organisation, ni la gouvernance, ni les objets qui constituent la ville ne sont compatibles avec une approche écologique. Car un milieu

écologique nécessite une proximité avec le milieu naturel, une écoute des cycles sai- sonniers, une dimension à l’échelle humaine, une temporalité plus lente et le pouvoir légal d’intervenir sur des choix qui touchent son milieu de vie. Deuxièmement, l’ur- banisme moderne des villes contemporaines s’appuie sur des modèles détachés de la réalité du territoire (Choay, 1965). C’est-à-dire que les activités et les modes de vie ne sont pas toujours organisés selon la morphologie et les conditions des lieux. Un mode de vie unique tente de s’imposer (qu’il neige trente centimètres ou non, la Ville est en mesure de déneiger afin qu’on puisse nous rendre au travail). Alors que les initiatives d’engagement écologiques tentent de créer des milieux de vie à partir du vécu, de l’expérimentation et visent à résoudre des problèmes locaux. Par exemple, plusieurs fictions utopiques sont situées dans des espaces déterminés physiquement – île ou architecture close – et Yona Friedman identifie la limite comme l’une des caractéristiques de la faisabilité de l’utopie. Alors que la ville contemporaine tend à s’étaler de plus en plus sans une frontière concrète. Au sein des villes, les quartiers qui arrivent à créer une mixité sociale, économique, et formelle arrivent de plus en plus à offrir des milieux de vie à l’échelle humaine où un mode de vie plus équilibré et paisible s’installe.

Dans un monde où les deux tiers de la population vivent dans des villes, identifier les propriétés esthétiques qui favorisent l’engagement et qui lui sont néces- saires au sein de l’urbanité permet de savoir si, concrètement, cet engagement pos- sède ou non une esthétique propre à elle. Le déploiement et l’occupation au sein de la société critiquée se manifestent-ils sous une forme esthétique différente? Quelles conséquences esthétiques ont les rapports de force entre un milieu établi et son al- ternatif? Étant donné que notre critique s’appuie majoritairement sur les propriétés esthétiques du Mouvement moderne qui s’incarne particulièrement dans des milieux urbains occidentaux (densité humaine, architecturale, des produits de consomma- tion et des infrastructures, etc.), s’il existe bien une différence esthétique, elle devrait être perceptible et sensible.

Mais que signifie concrètement l’urbanité? Il ne s’agit pas ici de propo- ser une approche purement statistique et quantitative comme le souligne François

Moriconi-Ébrard dans son texte intitulé Les villes et l’urbain : n’en jamais finir avec la définition (2010). L’objectif est davantage de proposer une conception mixte qua-

litative, voire sensible de l’expérience de l’espace urbain tout en mobilisant quelques références chiffrées. À la lumière des diverses définitions proposées – régions métropolitaines au Québec, aires métropolitaines aux États-Unis, et aires ou zones urbaines en France – nous considérons un espace urbain :

• un accès au métro ou au réseau de transport en commun principal de la ville et avoir la possibilité de se déplacer autrement qu’en voiture, même si la qualité de l’offre peut varier;

• une population de plus de 2 millions d’habitants et une importante densité de population par km2 (au moins 4000 hab./km²) inspirée des seuils définis par Statistique Canada et l’INSEEE;

• une proximité avec des centres d’activités culturelles, sportives, commerciales;

• une continuité de l’aire bâtie, c’est-à-dire la proximité entre les constructions. La distance définie varie selon les pays (50 m à 200 m), mais il s’agit dans ce cas-ci d’un critère plus qualitatif que quantitatif, qui vise une expérience de continuité des édifices qu’une valeur précise;

• un accès limité à une vue sur l’horizon.

Les milieux de vie engagés envers la cause écologique qui se retrouvent dans des espaces qui répondent à ces critères, qu’ils soient en ville, en banlieue ou dans les interstices périurbains, sont propices pour mener notre enquête sur les propriétés esthétiques qui se manifestent au sein d’une écologie artificielle imposante.

3.5. La littérature de l’utopie comme sources pour identifier

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