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Avis aux lectrices et lecteurs

0.4. Question générale de la recherche

Cette situation problématique que causent les enjeux esthétiques dans la re- cherche et la pratique du design entraîne les interrogations suivantes. Quelle est la relation entre le design et l’écologie sur le plan esthétique? Quelles esthétique et ap- proches esthétiques contribueront à l’engagement écologique par le design? Pourquoi et comment, sont-elles celles qui sont adéquates à la transition écologique?

0.5. Définitions

Avant de présenter le projet de recherche qui permet de répondre à ces ques- tions, des clarifications lexicales sont nécessaires pour introduire le sens que nous donnons aux trois notions que nous avons mobilisées à cause des rapports probléma- tiques qu’elles ont entre elles en design : l’esthétique, l’engagement et l’écologie.

0.5.1. L’esthétique

Une définition de l’esthétique et une conception particulière de l’esthétique sont proposées dans cette recherche. Ce choix de redéfinition n’est pas anodin; il est le fruit d’un parti pris. D’une part, il est urgent d’introduire d’autres approches pour équilibrer la raison et la technologie qui ont dominé le paysage de la crise écologique (Andersson, 2014; Saito, 2007). Les conceptions dominantes de l’esthétique sont in- compatibles avec les enjeux écologiques (Hosey, 2012; Réhault, 2013). L’esthétique s’est éloignée de son sens originel, souvent confinée au monde de l’art qui l’isole et aux subjectivités qui l’affaiblissent; elle ne peut plus agir pleinement comme outil de pensée prospectif. D’autre part, l’esthétique a été enfermée dans sa dimension

stylistique et superficielle en design, alors qu’elle est une raison anthropologique fondatrice des rapports entre les êtres et les choses. Nous avons besoin, en tant que designers, de la mobiliser en lui donnant le sens anthropologique et politique qu’elle porte pour pouvoir concevoir avec les outils et les connaissances plus adéquats. L’usage de l’esthétique, avec le sens qu’on lui accorde dans cette recherche, est avant tout une réappropriation disciplinaire indispensable pour l’écologie.

L’esthétique signifie l’ensemble des propriétés sensibles et perceptibles du soi et du monde. Elle est distincte de l’expérience esthétique qui est propre au sujet. Cette dé- finition s’inscrit dans la lignée des esthétiques conçues en dehors des carcans du beau et du sublime, philosophies pour lesquelles l’esthétique n’appartient ni au champ de l’art ni à celui de la philosophie exclusivement (Andersson, 2014; Bennett, 2010; Saito, 2007; Thibaud, 2010).20 On pourrait croire qu’elle se rapproche davantage

d’aisthesis, qui porte le sens originel de l’esthétique de la manière dont Alexander

Gottlieb Baumgarten (1750) l’a forgée, signifiant « la faculté de sentir », « les sens, les sensations, l’intelligence et la connaissance pour y accéder  » (Baumgarten et Pranchère, 1988; Blay, 2012). Ce dernier conçoit l’esthétique en dehors de la beauté, mais la repose sur le sujet « sentant » et sur les « sens ». Cette perspective ne convient pas au design, car l’acte de conception implique un rapport de détermination entre les propriétés physiques et esthétiques, mais aussi celle de l’indépendance de ces der- nières de la subjectivité des individus. Notre proposition repose sur une concep- tion réaliste et pragmatique de l’esthétique, où existent également divers usages de cette notion distincts de la nôtre (Dewey, 2010; Réhault, 2013; Saito, 2007; Sennett, 2010). Le point 1.3 de la thèse est consacré à expliquer cette approche. Le projet de recherche se concentre particulièrement sur l’esthétique visuelle incluant une dimen- sion cinétique et tactile, mais n’aborde pas tout un pan de l’expérience esthétique, telle que la dimension sonore.

20 Par exemple, l’architecte Stig L. Andersson écrit : « By the aesthetic I do not mean the beautiful or the visually pleasing; it is not about how things look. In my term, aesthetics is the entire sensory apparatus of humans: All our senses and all our feeling; that what makes us feel, sense, wonder, discover, think, reflect, imagine and lead us towards new recognitions and new dialogues with each other. At once the most individual and the most universally human thing there is » (2014, p. 9). Dans le même sens, l’esthétique est la « perception par les sens et non pas seulement de jugement de goût ou de philosophie du beau » pour J. B. Thibaud (2010, p. 3).

0.5.2. L’engagement

L’engagement est une action. Elle est à la fois envers soi, les autres et les non-humains (Thévenot, 2006). C’est « un terme qui définit la symétrie qui lie l’hu- manité et la réalité. Les êtres humains ont certaines capacités qui préfigurent les choses du monde, et inversement, ce qui existe dans le monde a suscité le sens et la sensibilité humaine21 » (Borgmann, 1995, p. 13). Albert Borgmann illustre cette idée

en comparant un instrument de musique, qui engage la personne pleinement, à la télévision qui, au contraire, engage très peu et rend la personne passive. Le rôle des designers « est de former la mémoire commune de l’engagement. Leur rôle est de mettre en place une culture matérielle qui incite à l’engagement » (Borgmann, 1995, p. 13). L’engagement réel implique la personne à la fois dans le processus et la fina- lité, il est rythmé d’une pratique équilibrée entre la répétition et l’anticipation créant ainsi une condition propice à l’émergence de quelque chose nouveau, qu’on pourrait qualifier de changement, d’innovation, d’expérience (Sennett, 2010). Il mobilise une éthique et une esthétique pour s’accomplir (Sennett, 2010; Thévenot, 2006). On re- trouve cette idée chez Nathalie Blanc (2016), qui entend par engagement esthétique,

une forme de participation directe au milieu de vie.

Le double mouvement de l’engagement vers soi et vers l’extérieur lie le corps à son en- vironnement. Cette ouverture n’est pas anthropocentrée, elle est inclusive et exprime un parti pris. Est-ce que l’engagement peut être parasitaire, nocif, malveillant? Rien n’indique que l’engagement est intrinsèquement vertueux au premier regard. Mais il porte l’idée d’un « gage » sans lequel son altruisme aurait pu être mis en doute. La vertu de la cause envers laquelle nous sommes engagés peut être sujet de débat : l’engagement militaire, nucléaire, ou envers un club de chasse. Mais la chose vers laquelle le sujet est engagé, à laquelle il donne « gage » est intrinsèquement pour le bien de soi et de l’autre dans une relation inégale au sens maussien, préservant ainsi la durabilité des deux parties du contrat social.

21 « engagement is a term to specify the symmetry that links humanity and reality. Human beings have certain capacities that prefigure the things of the world, and conversely what is out there in the world has called forth human sense and sensibility. Engagement to designate the profound realization of the human reality commensuration. For example, a musical instrument normally engages a person deeply a television program typically fails to do so. Daily engagement in the inside is housework. The culture of the table is a form of engagement. Designers have to form the common memory of practice of engagement. They role is to make a material culture conducive to engagement. »

0.5.3. L’engagement écologique

Au-delà de cette définition conceptuelle, que signifie l’engagement écologique en pratique? L’engagement écologique est une forme de mobilisation, un passage à l’action dû à une prise de conscience des problématiques entre humains et non-hu- mains en modifiant ses choix de vie et de consommation (Lalanne et Lapeyre, 2009). C’est une démarche individuelle ou collective qui se met en place en premier lieu dans la sphère privée à la recherche d’un équilibre imparfait et contraignant entre valeurs et gestes du quotidien (Lalanne et Lapeyre, 2009). Ces initiatives ont des durées et des formes diverses : mouvements, soulèvements, manifestations, mobilisations, oc- cupations, communautés intentionnelles, installations ou expérimentations architec- turales et artistiques habitées, quartiers autonomes, colocations, coopératives d’ha- bitations autosuffisantes, courants sociaux, squats (Friedman, 2015; Sargent et coll., 2000). Soit ces initiatives sont déterminées géographiquement sur un territoire, soit elles prônent des pratiques individuelles au sein de divers mouvements écologiques. Elles sont critiques, contestent l’ordre social établi et possèdent une capacité infi- nie à proposer des solutions de modes de vie alternatifs de sociétés postcapitalistes (Yearley, 2005).

Dans Eco-Warriors : Understanding the Radical Environmental Movement (2016),

Rik Scarce décrit l’engagement écologique des individus et des groupes militants par cinq caractéristiques : i) l’action directe qui peut prendre la forme d’une occupation ou de la désobéissance civile; ii) la préservation de la biodiversité incluant les éléments biotiques et abiotiques; iii) l’absence de hiérarchie et une capacité d’autonomie dans les actions posées; iv) la simplicité des modes de vie; v) l’absence d’espoir ou d’objectif pour la fin du système chez les personnes qui luttent. Pour d’autres, si ces initiatives se multiplient et sont adoptées par plusieurs individus et groupes à grande échelle, elles aspirent à une transformation sociale, culturelle, industrielle et politique, pas- sant ainsi de la sphère intime à la sphère publique (Lalanne et Lapeyre, 2009).

0.5.4. L’écologie et l’écologique

L’engagement écologique est la volonté de défaire le binôme nature et culture entre les êtres, les êtres et les choses, le soi et le monde. Il existe un anthropocen- trisme dans le mouvement environnemental qui consiste à protéger la nature pour ce

qu’elle offre aux humains et non selon une reconnaissance intrinsèque de sa valeur (Naess, 2007). Le norvégien Arne Naess propose le concept d’écologie profonde et avance une théorie de la reconnaissance non hiérarchique des formes de vie, quels qu’en soient leurs niveaux de complexité, l’important étant d’atteindre la diversi- té maximale (Naess, 2007, p. 293). Cette approche fait écho également à Philippe

Descola (2005) qui montre que la dichotomie entre nature et culture n’est pas uni- verselle, elle est propre aux Modernes. Elle a permis de nous considérer comme supérieurs à la nature et d’exploiter les autres formes de vie, qui est l’une des raisons profondes de la crise écologique. « Car c’est seulement lorsqu’un organisme participe aux relations ordonnées qui régissent son environnement qu’il préserve la stabili- té essentielle à son existence. » (Dewey, 2010, p. 48). L’engagement écologique est une tentative pour réinstaurer sur le plan culturel et pratique la continuité et l’unité entre les humains et les non-humains afin de construire une communauté. Il s’agit d’instaurer des rapports non oppressifs, non hiérarchiques, non exploitants, non to- talitaires entre les individus, et entre les individus et les non-humains. L’usage des notions d’écologie et d’écologique renvoie à cette caractéristique inclusive du geste, de la chose ou du milieu de vie.

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