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Les conséquences politiques de l’appauvrissement des expériences sensibles

pour les designers? Les matériaux anti « tout »

1.2. Les rémanences du projet politique du Mouvement moderne 30 au sein du mouvement environnemental

1.2.2. Les conséquences politiques de l’appauvrissement des expériences sensibles

Ezio Manzini (1989) attribue deux performances aux matériaux : « les per- formances techniques » et « les performances culturelles » (Manzini, 1989, p. 16). Alors que les premières ont été rapidement identifiées dans l’histoire des techniques, les deuxièmes ont du mal à s’imposer comme connaissances vraies et scientifiques, malgré les démonstrations depuis des décennies, notamment dans le domaine de l’expérience centrée sur l’usager (UX). Les nouveaux matériaux manquent d’iden- tité et de culture matérielle, rendent difficiles la reconnaissance et l’habitabilité de l’environnement artificiel (Manzini, 1989). Leurs fabrications, grâce aux nouvelles technologies, n’ont pas la capacité d’attribuer une culture, une identité et une profon- deur comme les matériaux naturels (Manzini, 1989). Ils vieillissent mal sans pouvoir porter l’histoire et la mémoire en eux. Il est difficile de déterminer les raisons de cette carence, mais elle est réelle et vécue par nos corps et nos sens (Zaccai, 1995)35.

Ce manque d’identité est particulièrement présent dans le verre, le plastique et le béton, les matériaux par excellence du progrès et du Mouvement moderne. Le béton est neutre, infini, ne dégage pas une identité historique (Guéry, 2008). Il a comme projet « une auto-représentation » qui affiche son éthique (Simonnet, 2008, p. 25). Depuis les articles «  Le jouet  » (p.  55-57) et «  Le plastique  » (p.  159-161) dans

Mythologies (1957) de Roland Barthes, et l’article de François Dagognet (1989), le

sensible du plastique a évolué indéniablement. Le plastique qu’ils ont critiqué n’est plus le même, mais son essence n’a pas changé. Malgré ses caractéristiques utilitaires – légèreté, résistance, malléabilité – et son évolution sensuelle – les nuances chroma- tiques et tactiles –, il ne se rapproche toujours pas de l’authenticité et de l’identité des matériaux naturels. Malgré ses potentialités de recyclage, ses variantes recyclées et sa capacité à laisser libre cours à la créativité des designers, son rapport éphémère et sa valeur médiocre ne changent pas son identité. Il vieillit mal, il est « inaltérable,

35 Gianfranco Zaccai s’interroge pourquoi, malgré ses capacités à mobiliser des connaissances de haut niveau, l’homme moderne n’arrive pas à produire des artefacts avec une âme qui se rapproche de ses ancêtres, de l’excellence des artisans d’antan : « The exact nature of the missing ingredients is difficult to define. This absence is perceptible, however, in the fact most of this object are not sufficiently satisfying to either our souls or our senses. [...] At the same time, the superficiality of the sensory experiences associated with actual use of these objects eliminates the possibility for emotional connection between them and the human beings they are meant to serve » (1995, p. 4).

insensible et lisse (il ne risque pas de se patiner), il demeure comme lointain et étran- ger » (1989, p. 10). Sa « résistance [est un] état qui suppose le simple suspens d’un abandon » (Barthes, 1957, p. 160). Quant au verre, il est devenu « un mur transpa- rent et épais, on a fait un matériau sourd. Sa fragilité et son caractère éphémère ont disparu » (Peregalli, 2012, p. 41).

Hannah Arendt identifie la pluralité comme le seul fondement de la poli- tique et de la vie commune (Arendt, 1995). Dans Les origines du totalitarisme, elle

écrit : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal » (1951). Selon Arendt, la disparition des individualités est l’un des symptômes les plus clairs du totalitarisme (Rouvillois, 2000). Par exemple, l’anthropologue Alfred Gell explique que les chaises Shakers dépouillées, d’un point de vue anthropologique, ont été produites par les puritains pour empêcher les relations créées par les objets décorés. Les Shakers ne doivent s’attacher qu’à Jésus et à rien d’autre, et surtout, à aucun bien matériel (Gell, 2009). La matérialité renvoie en permanence à soi-même et jamais aux autres. Par exemple, dans Utopia, qui est une utopie critique36, Thomas More décrit les Utopiens

comme des êtres dénués d’humanité, identiques les uns aux autres : « l’Homme nou- veau doit correspondre à un environnement nivelé, lisse et transparent, manifestant en tous points la puissance démiurgique de son ordonnateur » (Rouvillois, 2000). Le totalitarisme a pour but de défaire les solidarités, les liens qui unissent les indi- vidus pour pouvoir les laisser seuls face à l’état, au pouvoir (Comité invisible, 2014; Rouvillois, 2000).

Cette vision du monde conçoit la pluralité humaine comme un obstacle au bien commun, ne devant exister qu’une seule forme d’individualité et une seule esthé- tique. Le totalitarisme impose une forme unique pour toutes les dimensions de l’exis- tence. Il ne se limite pas à la pensée, il concerne aussi l’esthétique. L’uniformisation, la rupture avec le passé et la volonté d’instaurer une nouvelle humanité sont les points communs des utopies totalitaires (Arendt, 2005; Rouvillois, 2000), elles ré- sonnent intimement avec la vision esthétique du Mouvement moderne. Les propriétés

36 Le projet de société qui y est décrit n’est pas destiné à être réalisé tel qu’il est. Il a surtout un rôle de mise en abîme pour critiquer la société qui l’a inspiré.

esthétiques du Mouvement moderne aspirent à un vide libéré de toutes références. L’esthétique de l’unité, de l’hygiénisme, de l’uniformisation, de la transparence, du lisse, du parfaitement identique et de la perfection tend vers une forme de totalita- risme, opprimant la vie collective (Rouvillois, 2000). L’absence sensible de l’autre entrave la possibilité de l’individu de prendre appui sur la matérialité pour construire une communauté. Ce n’est pas à tort que la vision et la pratique de Le Corbusier, à contre-courant de la place prestigieuse qu’elles occupent au sein de l’histoire, ont été associées intimement à une posture totalitaire (Barancy, 2017; Chaslin, 2015; de Jarcy, 2015; Perelman, 2015).

La rupture entre le corps et sa capacité à saisir son monde incarne le sens religieux, hégélien et marxiste de l’aliénation. L’aliénation signifie « dépossession de soi par soi ou par un autre » (Blay, 2003, p. 32). Dans le sens religieux, l’aliéné est celui ou celle qui vit dans l’ignorance et l’aveuglement, c’est celui ou celle qui est exclu de la communauté croyante. Pour Aristote, c’est l’exclu de la cité, qui ne peut faire commun. Pour Hegel, c’est le « sujet devenu étranger à soi, mais aussi c’est l’absence d’envie “de revenir à soi”  » (Blay, 2003, p.  32). Dans la pensée hégélienne, c’est dans cette envie de revenir vers soi, dans son mouvement entre l’étranger et le soi, où s’opèrent la subjectivation, l’émancipation et la conquête de son essence. Sans ce mouvement vers l’autre, l’étranger, le hors de soi, il n’y a pas d’humanité. Selon Karl Marx (1919/2013), à la fois le système de production et le produit de ce système causent une coupure. Ils mènent à se nier soi-même, et à se poser comme objet. Dès la fin du XVIIIe siècle, Thomas Caryl, puis John Ruskin dénonçaient déjà la division

et la mécanisation du travail étant à l’origine de l’appauvrissement de l’esprit, de la déshumanisation, de la perte de la vitalité, de la créativité et des capacités autant de la pensée que de la main des individus (Midal, 2009).

À travers le temps la ville est devenue de plus en plus artificielle, s’est dis- tanciée de la faune et de la flore; par conséquent, elle a éloigné les individus et les communautés de la nature (Fel, 2015; Paquot, 2006; Younes, 1999). Les qualités du Mouvement moderne ont tendance à opposer la ville contemporaine à la nature, à la vie collective, aux sens, aux saisons, au temps qui passe et à la mémoire (Ferrier

et Leloup, 2010). Selon Serge Mongeau, « l’artificialisation de nos vies nous rend de plus en plus étrangers à notre corps et restreint l’usage de nos sens, de notre instinct et de notre intuition » (Mongeau, 1985, p. 32). Pour James Hillman, il existerait un lien entre la nature des matériaux, le manque de soin dans les lieux où on habite et la dépression, les mauvais traitements familiaux (Peregalli, 2012). Dès les années 60, l’engagement dans les villes américaines se résume à marcher, s’asseoir, lire, manger, acheter et jouer, écrit Jane Jacobs (1991). Malgré les nombreuses décennies passées et l’évolution de l’offre urbanistique – je pense particulièrement à des espaces publics

skate-friendly, des jeux d’eaux participatifs comme Le miroir d’eau à Bordeaux et

à la Place des Arts à Montréal, ou aux urban-trainers, qui détournent les mobiliers

urbains pour s’entraîner –, nos activités en ville continuent à se résumer aux gestes identifiés par Jacobs. Ce n’est pas uniquement les matériaux de la ville qui sont hostiles à d’autres usages, mais ce sont aussi les modes d’usage de la ville qui sont pauvres. Les différentes parties du corps humain sont très peu en contact avec la ville au quotidien. Autant la culture que les formes et les règles sociales les régulent et restreignent l’éventail des possibles. La variété des mouvements, des actions, des gestes est faible, même si de plus en plus de mobiliers urbains récréatifs proposent des postures et positions variées.

Cette rupture de son propre corps au monde est une forme de violence que le Mouvement moderne opère, en dérobant les sens, ôtant le pouvoir des sens à la fois dans leur pluralité et temporalité. Parce que le corps sait. Il sait qu’on lui a dérobé quelque chose. Ne pas savoir ce qui nous manque, savoir sans pouvoir le nommer est une forme de violence. L’inaltérabilité en est une autre. L’immuabilité des maté- riaux, malgré le temps et les usages, est une négation. Le déni de la matérialité, son indifférence de l’autre, provoque de la violence sous deux formes. Soit le refus de moi, de ma présence, de mon action entraîne une agressivité, au lieu d’instaurer un lien progressif avec l’usage; soit le lien disparaît et la matérialité opprime. C’est le désenchantement, la désolation. Ce sont des formes de domination qui s’installent entre les parties.

La nature prométhéenne des propriétés esthétiques du Mouvement moderne, qui vise à dominer la nature et à persister dans le monde, conjuguée à une valorisa- tion absolue du progrès et des technologies et à la rupture avec le corps, concorde avec les visées du mouvement transhumaniste. Cette rupture avec le corps résonne avec ce qu’appelle Maxime Coulombe, dans son texte Imaginer le posthumain; la

décontextualisation du corps, sa rupture avec l’espace et le temps. Elle découle d’une vision cybernétique où le corps est considéré comme inférieur à l’esprit, ne pou- vant suffire aux aspirations humaines. Il est destiné à disparaître et ne peut offrir ce que l’informatique propose. Cette décontextualisation est engendrée principalement par l’absence du corps et du territoire en cybernétique. Ce sont les aspirations du transhumanisme positif37.

Le transhumanisme peut être défini comme un mouvement d’idées reposant sur deux convictions : d’une part il n’y a aucune raison de considérer que l’espèce humaine est parvenue au terme de son évolution; d’autre part, elle peut et doit aujourd’hui prendre en charge son évolution et sa destinée grâce aux sciences et technologies émergentes et à venir, issues de la convergence Nano, Bio, Info,

Cogno (NBIC)38. Vu sous cet angle, le transhumanisme peut donc être

considéré comme un ensemble de réflexions et de débats – bien plus qu’une idéologie – portant sur la capacité d’action de l’humain, sur lui- même d’abord, sur son environnement ensuite (Dorthe et Roduit, 2014, p. 79-80).

Selon Merleau-Ponty, l’existence humaine ne serait pas envisageable dans la concep- tion cybernétique, car celle-ci ne peut s’inscrire dans le temps et dans l’espace :

En tant que j’ai un corps et que j’agisse à travers lui dans le monde, l’espace et le temps ne sont pas pour moi une somme de points juxtaposés, pas davantage d’ailleurs une unité de relations dont ma conscience opérerait la synthèse et où elle impliquerait mon corps; je ne suis pas dans l’espace et dans le temps, je ne pense pas, l’espace et le

37 Le transhumanisme positif augmente l’humain, alors que le négatif vise à le diminuer. Dans l’article Human Engineering and Climate Change (Liao et coll., 2012), les auteurs proposent

de mobiliser le progrès scientifique, particulièrement génétique, pour intégrer une conscience écologique aux individus. Par exemple, la viande est responsable des émissions de gaz à effet de serre; le progrès technique serait de rendre les individus intolérants à la viande ou de diminuer leur taille pour diminuer leur empreinte écologique (Menuz et Roduit, 2012, p. 929-930). 38 Les auteurs se réfèrent aux travaux de M. C. Roco, W. S. Bainbridge et coll.,

Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, 2002.

temps; je suis à l’espace et au temps, mon corps s’applique à eux et les embrasse (Merleau-Ponty, 2015, p. 182).

Notre perception de l’environnement qui le distingue de nous est fausse, selon Einstein, car notre corps habite et est habité par cet environnement (Hosey, 2012).

On associe souvent la normativité esthétique à une perte des libertés indivi- duelles, en lien avec l’imagerie diffusée sur le fascisme et le communisme. Mais nous ne voyons pas l’homogénéisation esthétique opérée par le néolibéralisme actuel. Celle du capitalisme qui s’opère n’est pas moins liberticide : aéroports, sous-terrains, bâti- ments, façades, enseignes et marques de la même forme et de matériaux identiques à travers des villes qui sont tous justifiés au nom de la durabilité. Dans un paradigme où le progrès et l’industrialisation, l’économie et la mondialisation sont dépendants, la réussite n’est possible que par la destruction du vernaculaire et l’homogénéisation de la diversité culturelle (Hosey, 2012; Illich, 2003). Par exemple, des publications critiques comme Halte à la croissance? (1972), Nous n’avons qu’une Terre (1972)

et Rapport Dag Hammarskjöld 1975 : que faire? (1975) proposent le changement

de l’ordre économique – associé à la croissance, au progrès et à la production ex- ponentiels – indispensable pour résoudre les problématiques mondiales telles que la pauvreté, la raréfaction des ressources naturelles, la pollution et les besoins humains.

En 1974, le poète et réalisateur italien Pier Paolo Pasolini, en prenant le cas de la ville de Sabaudia construite par le régime fasciste, démontre comment nous avons été aveuglés par le passé. Dans le court métrage La forma della città (La forme de

la ville), il explique :

Ainsi, un endroit comme Sabaudia, bien que construit selon les critères rationalistes, esthétiques et académiques du régime [fasciste], ne trouve pas ses racines dans le régime qui l’a construit, mais dans cette Italie dominée par le fascisme, mais qui n’a jamais réussi à se modifier réellement. Il s’agit de l’Italie provinciale et rustique de la première ère industrielle qui a donné naissance à Sabaudia, et non le fascisme. Mais aujourd’hui, le contraire se produit. Le système de gouvernement est démocratique, mais cette acculturation, cette homogénéisation que le fascisme n’a jamais réussi à imposer, est facilement réalisée par le pouvoir actuel : la société de consommation. Elle détruit la variété des formes de vie et prive la réalité des différents modes de vie que

l’Italie a produits avec une grande diversité au cours de l’histoire. Cette acculturation est en train de détruire l’Italie. Je peux vous dire que le véritable fascisme réside dans ce pouvoir de la société de consommation qui détruit l’Italie. C’est arrivé si rapidement que nous n’avons même pas remarqué ces cinq, sept ou dix dernières années (Pasolini, 1974)39.

Selon Aldo Leopold (2000), la mondialisation a eu des conséquences désastreuses en esthétique à cause de l’assimilation culturelle et de son uniformité, qui anéantissent la différence autant sur le plan sensible qu’humain. L’uniformisation des formes de vie est un danger concret dans un contexte où l’interdépendance entre elles, leur diversité, permet l’existence des uns et des autres (Shiva, 2006). La mondialisation a traduit cette interdépendance des peuples sous forme d’uniformité visuelle, spatiale, culturelle (Leopold, 2000). Le nationalisme a pris une forme oppressive qui tend vers l’assimilation des cultures, pourtant il doit tendre vers un ancrage territorial et un amour de sa patrie, donc de sa terre, et non du peuple indépendamment d’elle (Hosey, 2012).

Le processus de déconnexion du corps de son environnement fait particuliè- rement écho à la dépossession territoriale. La relocalisation des communautés au- tochtones du Québec et d’ailleurs en est un exemple. Selon Basma El Omari, la dé- possession territoriale a pour conséquence la destruction d’éléments fondateurs de la construction du commun au sein d’une communauté. Le corps dans son rapport au territoire, dans son mouvement, et son expérience du présent, acquiert le pouvoir de nommer, de créer une langue et ainsi de s’exprimer. « L’absence de la terre engendre le silence, ou l’impossibilité de la parole. Langue, corps et terre sont indissociables : l’un ne peut être sans l’autre » (El Omari, 2003, p. 135). La perte du territoire est

39 « So a place like Sabaudia, though built according to the regime’s [fascist] rationalistic, aesthetic, and academic criteria, doesn’t find its roots in the regime that built it but in that Italy that fascism dominated tyrannically yet never succeeded in really altering. It’s the provincial, rustic Italy of the early industrial era that gave birth Sabaudia not fascism. But today the opposite is happening. The system of government is democratic, but that acculturation, that homogenization that fascism never managed to impose, is easily achieved by today’s ruling power - i.e., consumer society. It destroys the variety of ways of being and deprives of reality the different lifestyles that Italy has produced with great variety throughout history. This acculturation is actually destroying Italy. I can tell you that the real fascism lies in this power of consumer society that’s destroying Italy. It’s happened so rapidly that we haven’t even noticed over these last five, seven, ten years » (Pasolini, 1974, 13 min 30 s-15 min 30 s).

une perte de la langue, du passé et de l’identité. En s’appuyant sur l’intuition que « le mouvement physique est le fondement du langage » – et, nous ajouterions, de la vie sociale – Frank R. Wilson tente de guérir l’apraxie par l’aphasie, c’est-à-dire la parole par l’action (Wilson, 1998 cité dans Sennett, 2010, p. 246). La destruction des liens entre le corps et les lieux est une stratégie de guerre pour anéantir une communau- té. Elle a été observée dans divers conflits armés et elle porte un nom : l’urbicide40

(Tratnjek, 2012). Ce concept signifie la déconstruction identitaire dans les contextes de guerre (Bogdan, 1993). Il ne signifie pas la destruction de la ville, mais de l’ur- banité qui représente un « espace de rencontres » (Tratnjek, 2012, p. 3). Les lieux de la culture – café, cinéma, bibliothèque, églises, assemblées –, qui permettent le rassemblement des personnes où la ville construit son identité et sa communauté, sont anéantis (Tratnjek, 2012). Thierry Paquot associe l’urbicide aux corps « cou- chés » des gens, morts à cause des guerres, du terrorisme, de « la folie des hommes » (Paquot, 2006). Le corps immobile est la destruction du commun, celui en mouve- ment, le créateur.

La pauvreté du sensible, la diminution des expériences sensorielles et la banalité des usages n’invitent à aucun engagement, opèrent une rupture entre le corps et l’environnement, empêchent les liens durables entre les êtres et les choses (Buchanan et Margolin, 1995; Ferrier,  2010; Paquot, 2006). Cette rupture ne date pas du Mouvement moderne et puise ses racines dans la valorisation de l’esprit au détri- ment du corps depuis Descartes. Dewey, dès les années trente, écrivait que toute tentative «  pratique ou théorique  » (faisant allusion à la philosophie de l’art) qui nuit aux sens – organes et dispositifs corporels associés – est une atteinte à la parti- cipation des individus au monde et a pour conséquence « un vécu étriqué et terne » (Dewey, 2010, p. 60). La perte de l’unité organique – la division des sens au sein des beaux-arts, la séparation des disciplines, la rupture entre le corps et l’esthétique – risque l’aliénation, car les divisions engendrent des rapports de force normatifs et hiérarchiques (Dewey, 2010; Shusterman, 1991). Il ajoute  : «  si le fossé entre

40 « Le néologisme urbicide ne décrit pas l’annihilation de la ville, mais bien la destruction de l’urbanité, de la ville comme espace de rencontres. Trois types de lieux discursifs sont attaqués : les géosymboles de “l’Autre” comme rejet d’une identité différente, les géosymboles de l’entente comme rejet d’une identité commune, et les géosymboles de l’urbanité comme rejet d’une identité urbaine. »

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