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CHAPITRE III L’utopie comme lieu des manifestations contemporaines de l’engagement écologique

3.2. Les lieux de l’engagement écologique

L’engagement écologique est souvent associé aux mouvements écologiques des années 60 aux États-Unis au sein de l’histoire occidentale (Scarce, 2016; Suzuki, 2001; Yearley, 2005). La publication de Silent Spring (Carson, 1962) et de Whole Earth Catalog (1968), la photographie Earthrise (1968) prise durant la mission Apollo 8 – considérée « the most influential environmental photograph ever taken »

(Rowell, 2003) –, la guerre du Vietnam, la diffusion des images de catastrophes industrielles, la lutte ouvrière, la tradition oppressive des mœurs sont parmi les élé- ments majeurs qui ont marqué la mémoire collective (Robert, 2012). Ces événements ont déclenché une sensibilisation mobilisant largement l’opinion publique pour la cause environnementale (Robert, 2012). Cette sensibilisation est liée intimement à la fois à la science – parce qu’elle permet d’argumenter rationnellement l’interdépen- dance des rapports sociaux, économiques, biologiques (Yearley, 2005) – et à l’expé- rience esthétique, comme nous l’avons introduite auparavant.

Cette période a donné lieu à plusieurs mouvements, communautés et expérimenta- tions sociales à travers le monde (Sargent et coll., 2000). Elle a également largement nourri la figure et la littérature de l’utopie. Le XXe siècle est l’époque des utopies

(Friedman, 2015), celle des mouvements contestataires contre la culture dominante (Sargent et coll., 2000). Ces ruptures et contestations défient les normes, les systèmes économiques, productifs, sociaux et culturels établis, et expriment une critique sé- vère du capitalisme. Elles fondent d’autres modes d’organisation et de production, mettent en place une refonte totale des pratiques culturelles et sociales, instaurent une contre-culture pour transformer la société (Robert, 2012).

Cependant, malgré ces initiatives autonomes au XXe siècle, la tournure institution-

nelle a dominé le champ des possibles (Vivien, 2003). Les initiatives alternatives se heurtent à un obstacle majeur que sont les États, qui les soutiennent peu, les médias, qui les marginalisent, et les mouvements officiels, qui créent des contextes hostiles à leurs avènements (Friedman, 2015). Les normes, les règles et les structures en place freinent les initiatives et diminuent les libertés de ces individus et de ces groupes (Vivien, 2003). Ces deux pôles, l’un institutionnel, l’autre citoyen, ont été déjà iden- tifiés au sein de la littérature du Mouvement vert sous la distinction d’écologisme et

d’environnementalisme (Dobson, 1990) :

La principale différence entre les deux est que l’écologisme soutient que le souci de l’environnement (une caractéristique fondamentale de l’idéologie en soi) présuppose des changements radicaux dans notre relation avec elle, et donc dans notre mode de vie social et politique. D’un autre côté, l’environnementalisme plaiderait en faveur d’une approche « managériale » des problèmes environnementaux, convaincu qu’ils peuvent être résolus sans changements fondamentaux des valeurs actuelles ou des modes de production et de consommation2 (Dobson,

1990, p.13).

Par exemple, en s’appuyant sur une enquête réalisée auprès de dix communautés écologistes radicales au Québec, Bruno Massé écrit :

Les écologistes radicaux accusent le mouvement vert, plus

institutionnalisé, de ne pas remettre en question les causes réelles de la crise écologique et de marginaliser leur existence. Ils l’accusent de légitimer l’État par le lobbying. Aussi, ils affirment que les

organisations environnementales institutionnalisées sont généralement inefficaces et infantilisantes » (Massé, 2008, p. 11).

En opposition à l’environnementalisme, qui mise sur les outils programmatiques, l’écologisme implique un passage à l’action dans la sphère privée pour pratiquer ces changements3 (Scarce, 2006). Le mouvement écologique critique le capitalisme

2 La citation originale : « The principal difference between the two is that ecologism argues that care for the environment (a fundamental characteristic of the ideology in its own right, of course) presupposes radical changes in our relationship with it, and thus in our mode of social and political life. Environmentalism, on the other hand, would argue for a “managerial” approach to environmental problems, secure in the belief that they can be solved without fundamental changes in present values or patterns of production and consumption » (Dobson, 1990, p. 13). 3 Tout au long de la thèse, les mots « environnemental » et

en remettant en question les rapports qu’il établit entre les humains, et entre les humains et l’environnement4. Il propose une perspective interdépendante holistique

(Castells, 1997, p. 113).

En 1965, l’architecte et sociologue Yona Friedman écrit :

“les dirigeants” ne peuvent plus gouverner les États, ils ne peuvent plus “garder le contact” avec des masses devenues trop grandes [...] [Face à cette incapacité,] la foule des gouvernés, se sentant abandonnée, commence à organiser sa survie en petites communautés capables de se suffire à elles-mêmes et d’assurer leurs services publics […]. Gouvernants et médias sont aujourd’hui isolés de la plupart de ceux qu’ils cherchent à atteindre […] les petits groupes, experts uniques de leurs conditions, sont la solution à l’échelle de la planète (Friedman, 2015, p. 10-11).

En partant d’une prémisse biologique des individus qu’est la capacité d’établir un nombre limité d’interactions, ces petits groupes, par le fait de leur taille, sont en me- sure de proposer des modes de vie durables. Ils possèdent la capacité de conjuguer les idéaux sociaux et individuels. Ce sont des réalistes. Face à l’état des connaissances et des pratiques, ces personnes passent à l’action (Friedman, 2015). Ces initiatives re- présentent une perte et une décentralisation du pouvoir pour ceux qui gouvernent et inversement, un renforcement de l’action citoyenne et politique et un gain de contrôle sur son propre avenir pour les individus et les groupes impliqués (Friedman, 2015).

Fernand Deligny avance que « pour se battre contre le langage et l’institution, le fin

mot est peut-être de ne pas se battre contre, mais de prendre le plus de distance pos- sible, quitte à signaler sa position » (cité dans Comité invisible, 2017, p. 80). Dans le même sens, Comité invisible propose « [qu’]il nous faut abandonner l’idée qu’il n’y a politique que là où il y a vision, programme, projet et perspective, là où il y a fina- lité » (Comité invisible, 2017, p. 59-63). L’agir politique n’est pas que du discours,

mais c’est également la création de formes. Les initiatives alternatives se détachent

des institutions, elles les neutralisent en révélant leur incapacité (Comité invisible, 2017). Ces groupes font de la politique par la forme : « c’est que les uns parlent du

4 Dans le sens que Yona Friedman donne à l’environnement : tout ce qui est autre que le soi, incluant les êtres et les choses.

monde, mais que les autres parlent depuis un monde » (Comité invisible, 2017, p. 11).

Ces expérimentations diminuent l’écart grandissant entre le discours et la pratique (Sheperd, 2002, p. 154) et trouvent une cohérence dans un monde où « la tête et la main sont séparées intellectuellement, mais aussi socialement » (Sennett, 2010).

Je tiens à clarifier un point suite à ce qui peut sembler un éloge des pratiques alternatives aux politiques environnementales. L’idée, ici, est simplement d’identifier un terrain d’enquête propice à tester notre hypothèse. Notre hypothèse exige de trouver des lieux où les individus et les groupes sont engagés explicitement envers la cause écologique. Des terrains où existe la possibilité de récolter des données empi- riques. Ce n’est en aucun cas, pour le moment, un abandon du champ de la politique critiquée par ces groupes dans son état actuel. Au contraire, l’individualisation du mouvement écologique fait porter la responsabilité en permanence sur l’individu, et non sur le collectif. Cette vision diminue l’importance de l’action collective. Déplacer l’attention vers les actions posées à l’échelle de l’individu en négligeant celles posées par des usines, des gouvernements et des multinationales est une dérive particuliè- rement dangereuse. Je le répète. L’objectif dans ce chapitre est d’identifier un terrain d’enquête qui réponde à notre recherche et non, à cette étape-ci, de faire un argu- mentaire qui justifie une transition exclusive vers ces pratiques à l’échelle locale ou individuelle. Ce terrain offre un lieu empirique pour identifier les enjeux esthétiques. Ce n’est encore ni le moment ni le lieu d’une décision pour soutenir une de ces formes d’action – citoyenne ou institutionnelle. J’aborderai ce point en discussion de la thèse à la lumière des connaissances produites.

Par exemple, au lieu d’opposer ces deux formes d’engagement, institutionnelle et ci- toyenne5, Laurent Thévenot propose une politique du double pluralisme : « ouvrir la

délibération à des personnes autrement engagées, sans les soumettre d’emblée à une réduction humiliante opérée à partir du régime de plus grande publicité qui risque de disqualifier leurs témoignages et leurs expériences » (2006, p. 259). Selon Claudette Lafaye, les politiques publiques de proximité favorisent un engagement politique des

personnes à l’échelle locale, démontrant ainsi la plausibilité d’une conjugaison entre politiques et pratiques (2003). Formuler ces politiques de proximité n’est possible qu’en portant une attention fine aux pratiques et liens à l’échelle locale (Thévenot, 2006). Les pratiques «  des personnes autrement engagées  » sont une source de connaissances précieuses pour répondre aux problèmes écologiques. Ces savoirs sont un levier de « grandeurs publiques » pour reprendre les mots de Laurent Thévenot. Ces connaissances peuvent être traduites en action sous diverses formes afin de pou- voir mobiliser les individus à l’échelle locale.

Nous venons de voir que l’engagement écologique des individus et des petits groupes sont des initiatives citoyennes opposées aux institutions qui ont développé des ou- tils gestionnaires pour faire face à la crise écologique. Les cultures et les structures au sein desquelles elles surgissent sont souvent contre elles et comportent plusieurs obstacles. Ces initiatives sont des lieux d’un agir politique dans la sphère intime et publique. Au-delà de s’opposer aux initiatives institutionnelles, de critiquer l’ordre établi et d’être le lieu d’une capacité d’agir, pourquoi ces groupes sont-ils suscep- tibles de répondre aux enjeux contemporains et sont-ils adéquats pour y déceler des connaissances sur l’esthétique?

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