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L’essence utopique de l’engagement écologique

CHAPITRE III L’utopie comme lieu des manifestations contemporaines de l’engagement écologique

3.3. L’essence utopique de l’engagement écologique

Les initiatives en opposition aux pratiques institutionnelles sont les lieux de production de possibles. Cette capacité productrice de nouvelles formes de société est associée à la figure de l’utopie dans l’histoire. Dans un monde normé avec des structures politiques oppressives, l’utopie reste la seule issue pour imaginer d’autres possibles :

L’utopie permettant de mieux comprendre ce qui d’elle, malgré ce qui lui résiste et lui fait obstacle, permet encore d’imaginer des espaces éclairants, des gestes d’ouverture, des élans ascensionnels capables d’emporter des possibilités de fondement alternatif du commun. Et ce qui lui résiste aujourd’hui semble tout particulièrement pesant, plombé par un mouvement sans précédent de colonisation par les mesures d’évaluation concernant des pans entiers de la vie quotidienne, politique ou scientifique [...], observatoires, instituts de sondage, agences de certification de la qualité, bureaux d’étude qui prétendent

concentrer en eux-mêmes les formes « légitimes » du possible! (Breviglieri, 2013, p. 13).

Dans le même sens, Edgar Morin explique ce contexte d’apparition de ces nouveaux mondes :

Le réel, c’est là où le possible est impossible, oui, il faut le dire. Nous avons des possibilités matérielles et techniques de résoudre un très grand nombre de problèmes humains. C’est pourtant impossible en fonction des lois, des normes économiques, des rapports entre États. C’est un monde où le possible est impossible, où il est possible de vivre l’impossible. Mais, à un moment donné, quand il y a saturation de contradictions et de conflits, quand un système ne peut pas résoudre de lui-même ses problèmes, soit il s’écroule, soit apparaît un système nouveau; un métasystème qui possède un certain nombre de principes et de règles permettant de traiter ces problèmes. C’est une marche en avant. Et qui nous interdira le métasystème? On nous dit qu’il n’est pas possible, mais comment savoir? (Morin, 2005, p. 159).

La crise écologique reflète bien ce paradoxe de fond. Elle reflète cette incapacité d’avancer dans un contexte verrouillé politiquement, alors que les solutions existent. Les utopies naissent dans des systèmes liberticides pour mettre en place des pra- tiques alternatives (Sargent et coll., 2000). Les diverses manifestations individuelles ou collectives de l’engagement écologique sont ces nouveaux systèmes en réponse à un système dysfonctionnel. Ce sont des utopies réalisables telles que les appelle Yona

Friedman. L’anthropologue Maurice Godelier écrit « [qu’]au fondement des sociétés humaines, les humains, à la différence des autres espèces, ne vivent pas seulement en société, ils produisent de la société pour vivre » (Godelier, 2007, p. 221). Les utopies visent « à détruire les aliénations dont souffre la modernité et à accéder par cette voie, à une nouvelle liberté » (Riot-Sarcey, 2002, p. 23). Selon Walter Benjamin, l’utopie porte l’émancipation. C’est une forme d’imagination qui oriente l’action (Rodary et Lefèvre, 2008). Le principe d’espérance de Bloch suppose que l’esprit de l’utopie est

à l’origine de toutes les formes de contestation pour transformer la société et en pro- duire une nouvelle6. En ce sens, l’engagement écologique, en tant que forme d’agir,

est une forme d’utopie. C’est une manifestation blochienne de l’esprit utopique.

6 Chez Bloch, l’utopie demeure une caractéristique ontologique, inhérente à l’être humain, sans lien avec le contexte historique, au-delà de la sphère sociale et humaine (Rochlitz, 1986).

Ces deux figures – l’engagement écologique et l’utopie – font écho l’un à l’autre. Elles sont intimement liées. Dans les lignes suivantes, les divergences et convergences de l’engagement écologique et de l’utopie montrent leur intérêt scientifique comme ma- nifestation progressiste et réaliste pour identifier des connaissances – esthétique dans notre cas – sur les solutions en réponse à la crise écologique.

L’utopie est une figure hétéroclite (Redeker, 2003). Elle peut prendre n’im- porte quelle forme en se manifestant dans les « traités politiques ou philosophiques, les projets de constitutions, les poèmes et les chansons, aussi bien que dans des récits de voyages ou des romans » (Rouvillois, 1998, p. 19). Elle regroupe parmi d’autres La République de Platon, l’Utopia de Thomas More, l’œuvre de Tommaso

Campanella, les textes de Karl Marx, les expérimentations fouriéristes, la pensée de Proudhon, les religions, la Révolution française, la grève des mineurs, le Bauhaus, les œuvres du mouvement romantique, les insurrections (Redeker, 2003; Sargent et coll, 2000). Sous diverses formes réelles ou fictives, les utopies sont des critiques, des contestations et des réactions contre le présent, contre l’état des choses, les normes, les mœurs et les institutions en place pour explorer les possibilités, l’idéal d’un avenir meilleur (Jean, 1994; Meier, 1972; Sargent et coll., 2000). Les cas cités manifestent tous une forme de souci écologique. Ils ont pour point commun la critique du sys- tème économique basé sur le capital, l’individualisme, la production et la consom- mation de masse, les modes de production, les inégalités et les rapports de force, les rapports entre les individus, les individus et leurs environnements constitués d’arte- facts et d’autres êtres comme la faune et la flore (Castells, 1997). Il est à la fois une figure ontologique et une manifestation empirique (Redeker, 2003). L’engagement écologique renvoie à ces deux visages de l’utopie, à la fois une réalité constituée et une essence prospective.

L’utopie a comme fonction de faire prendre de la distance de l’état du monde pour imaginer et réaliser ce que ce monde pourrait être (Gorz, 1997; Sargent et coll, 2000). L’utopie vise à perturber la réalité dans laquelle elle apparaît (Mannheim, 2006). Elle n’existe qu’en rapport, en dialogue avec la société contemporaine dans laquelle elle surgit (Mannheim, 2006). L’utopie révèle et caricature les tendances et les risques de notre modernité. C’est un produit de la modernité, une réaction aux premières manifestations de cette dernière (Rouvillois, 1998). L’utopie est intimement liée à la

modernité. C’est une force révolutionnaire dans un rapport dialectique avec la réalité (Mannheim, 2006). Walter Benjamin propose d’utiliser les rêves collectifs comme une dialectique pour avancer dans la réalité en créant « un mode de pensée sauvage » (Riot-Sarcey, 2002, p.  23). La multiplication de diverses initiatives écologiques à travers le monde joue un rôle perturbateur. Elle n’est ni révolutionnaire ni dénoncia- trice, mais vise l’éveil critique qui pourrait, lui, accomplir l’une de ces actions.

Par contre, Robert Redeker associe la figure de l’utopie au marronnage. Dans

Maintenant, le Comité invisible (2017) propose une analyse semblable de la notion

d’espoir, qui, au final, n’est qu’une figure de l’aliénation. L’espoir signifie d’attendre sans rien accomplir, sans agir, sans produire. Il est résignation et acceptation de la situation : il n’est ni volonté, ni engagement, ni action. L’espérance fournit l’outil par excellence aux régimes totalitaires. Selon Redeker, la figure de l’utopie, en entrete- nant l’espoir, perpétue l’inaction dans l’irresponsabilité face aux enjeux. Pourtant, la conception blochienne de l’utopie montre que cette figure inachevée, figure de ce qui n’est pas là, mais de ce qui est à advenir, est le moteur de l’action : elle met en marche l’histoire.

Selon Yona Friedman (2015), une utopie réalisable répond à trois prérequis : une insatisfaction collective; la connaissance d’un remède à cette situation problématique comme une technique ou une meilleure conduite; et un consentement collectif pour l’usage de ce dernier. Les décalages temporels entre ces trois prérequis ralentissent la réalisation des utopies. Si la connaissance appartient à une classe d’élite, cette dernière met en place une propagande. Il s’agit dans ce cas d’une utopie paternaliste. Friedman explique que les utopies sont le produit, non des inventeurs, mais des réalistes. C’est avec l’acquisition d’une connaissance que ces individus décident de transformer l’état des choses. Friedman distingue deux formes d’utopies : négative et positive. La négative est une résignation face à la situation considérée inchangeable. La création d’une technique ou d’un comportement rend la situation acceptable. Il s’agit des utopies religieuses et morales. Les utopies réalisables non paternalistes n’ont généralement pas de littérature ou d’artefacts qui nous parviennent. Elles n’ont pas eu à faire une propagande pour persuader les masses ou ce sont des utopies qui sont d’ores et déjà réalisées et intégrées comme des acquis au sein de notre quotidien.

À la lumière de ces prérequis, l’engagement écologique est une forme d’utopie réali- sée. Animé par une connaissance des problèmes environnementaux contemporains et des pratiques plus soucieuses en mesure d’établir des rapports écologiques entre les humains et les non humains, les individus engagés envers l’écologie mettent en question les pratiques actuelles de la société dans laquelle ils se trouvent. Cet en- gagement permet d’envisager, en expérimentant, d’autres modes de vie, modes de production, rapports sociaux en opposition à la culture dominante. À l’opposé d’une résignation, l’engagement écologique, en tant qu’utopie positive, proteste et refuse l’état des choses en proposant divers arts de faire et modes de vie concrets expéri- mentaux. Il implique, au-delà de l’espoir, un passage à l’acte sous diverses formes. C’est une réponse à la situation actuelle, une utopie à son échelle. Avec son refus de contribuer à l’ordre politique social existant et de moraliser le pouvoir, comme la figure de l’utopie (Redeker, 2003), l’engagement écologique est une approche non paternaliste qui vise à transformer la société en donnant l’exemple. Son objectif tend à refonder l’ordre durablement, à changer le rapport établi dans la société. Les in- dividus et les groupes engagés envers la cause écologique, au lieu d’affronter ou de transformer l’ordre établi avec de la propagande proposent des alternatives. Selon Yona Friedman, les « mouvements marginaux d’aujourd’hui représentent peut-être les solutions du futur... » face à l’impossibilité des gouvernants à atteindre les masses pour des raisons simplement physiques de taille et d’accès. La seule solution étant les petits groupes, l’utopie n’est réalisable que par ces groupes alternatifs, qui ne dé- passent pas une certaine grandeur (Friedman, 2015, p. 9-10).

Cette injonction dimensionnelle formulée par Yona Friedman fait écho à

La République de Platon, où la recherche d’harmonie à l’échelle humaine montre la

nature antagonique de l’utopie avec la démesure (Redeker, 2003, p. 1001) comme l’exige l’interdépendance écologique. Parmi les caractéristiques qui font converger l’utopie et l’écologie, l’échelle reste fondamentale. Une autre caractéristique utopique de l’engagement écologique se situe dans sa rupture simple et modeste avec l’ordre établi. Ni miracle, ni « Grand Soir », ni révolution, ni grandeur, ce n’est qu’une réa- lisation fondée sur la force humaine. L’utopie aussi repose sur les individus (Sargent et coll., 2000), sur leur imaginaire et leur action contre la culture dominante. Cette

figure, nous la retrouvons chez Thomas More qui propose une rupture avec le chris- tianisme et un monde sans divinité, sans mythologie, en dessinant une société athée. Nul besoin de mourir pour atteindre la cité idéale : elle ne dépend que des individus. Ce n’est pas la forme que prend l’utopie qui nous intéresse, mais la méthode qu’elle mobilise pour changer une situation problématique. Les grands récits utopiques ont disparu (Rodary et Lefevre, 2008) et ils sont voués à l’échec. Ce sont dans les initia- tives petites et locales, dans le présent, qu’il faut chercher l’avenir.

L’utopie est un concept polémique selon la posture de la personne qui la mo-

bilise (Abensour, 2017). Pour les conservateurs, l’utopie est une dérive dangereuse qui mène à la catastrophe, l’utilisant ainsi pour délégitimer tout projet transforma- teur. Pour les progressistes, c’est un outil pour envisager et mettre en marche le chan- gement (Abensour, 2017). Les expérimentations sociales se heurtent aux obstacles structurels et idéologiques à cause d’une instrumentalisation des dérives utopiques qui sont seules à avoir marqué l’histoire. Par exemple, les droits des femmes, la fin des maladies infectieuses, la scolarisation et la mobilité font partie des idéaux at- teints que nous évoquons rarement en tant qu’utopies (Le Monde et La Vie, 2017).

La littérature de l’utopie catégorise les dérives comme des contre-utopies, elles sont devenues des catastrophes au lieu d’améliorer la société. Dans ce sens, « ce n’est pas l’utopie qui est le berceau du totalitarisme, mais bien plutôt le totalitarisme qui est le cercueil de l’utopie » (Abensour, 2017).

Nous venons de définir et d’identifier les divergences et convergences de l’en- gagement écologique et de l’utopie. Premièrement, c’est son caractère utopique qui rend l’engagement écologique progressiste et propice comme terrain d’enquête pour chercher des solutions aux problématiques environnementales. Deuxièmement, sa réalité empirique comme proposition alternative. Dans son article intitulé « L’utopie pour l’avenir c’est l’écologie » (2017), Cyril Dion identifie deux ingrédients indispen- sables à l’utopie pour les enjeux du XXIe siècle. Le premier est celui de l’imaginaire,

qui permet de se dépasser pour inventer d’autres possibles. Le deuxième est celui de l’idéal, qui a un double tranchant : totalitarisme et amélioration des conditions de vie. L’auteur oppose l’utopie du transhumanisme, dangereuse, à l’utopie de la

prise de conscience de l’interdépendance entre les êtres humains et les écosystèmes. L’engagement écologique relève de l’utopie, ajoute une forme supplémentaire à ses manifestations diverses.

3.4. L’urbanité : entre utopie et dystopie, contester et

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