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CHAPITRE I Les paradoxes esthétiques du mouvement environnemental en design

1.1. Les rémanences de l’esthétique du Mouvement moderne au sein des pratiques du design durable

1.1.1. Le design durable, soutenable, écologique

En tant que champs professionnels, les pratiques de design ne sont pas exclues de ce paradigme. Les enjeux environnementaux sont devenus un moteur d’action. Ils sont omniprésents dans la vie politique, économique et quotidienne, et contribuent à la production de discours politiques, de recherches scientifiques, de lois et de normes (Blanc, 2016; Rotor et Norsk form, 2014)4. Les designers fabriquent les objets, les

équipements, les espaces publics, les bâtiments, les maisons, les aménagements ur- bains et ruraux, bref, l’environnement matériel contemporain dans ce contexte nor- matif qui encadre et contraint les pratiques. Mais la mobilisation du concept de durabilité en design est comprise et pratiquée de manières variées, parfois contra- dictoires (Rotor et Norsk form, 2014). L’image véhiculée et l’essence écologique des artefacts sont parfois problématiques (Rotor et Norsk form, 2014). Au nom de l’éco- logie, « du choix des matériaux à la sobriété des quantités, de la durée de vie du produit à son devenir en fin d’usage, en passant par l’impact de son utilisation, c’est l’ensemble des caractéristiques physiques, sociales et économiques » des artefacts qui peuvent être redéfinies (Fel, 2015, p. 15). Comment le design durable est-il pratiqué dans ce contexte? Cette question exige à la fois un regard historique pour mieux comprendre les pratiques déployées par les designers et un regard pragmatique pour étudier concrètement la forme que ces pratiques ont prise au-delà des discours.

Les enjeux de la durabilité sont devenus centraux pour le design contemporain, mais ils sont le point aveugle de l’histoire du design, qui n’offre pas encore des perspec- tives fondées, diverses et critiques pour éclairer les pratiques actuelles (Fallan, 2014; Flamand, 2006). Les nomenclatures adoptées – écodesign, design vert, design du- rable, design écologique – pour représenter les pratiques et valeurs écologiques et sociales du design sont la manifestation multiple et diverse de l’évolution du design à la lumière de la tournure écologique (Chick et Micklethwaite, 2011). Par exemple, selon Pauline Madge le design durable, sustainable design, est simplement une vision

plus globale de l’écodesign, qui serait, lui, à l’échelle du projet (Madge, 1997). Quant à Tracy Bhamra et Vicky Lofthouse (2007), elles écrivent qu’à travers le temps les

4 Par exemple, à ce propos : « In the last three decades, sustainability has become an incredibly strong force in our societies. It has quite shaped policymaking, economy, daily lives. In official declarations of intent, it is high on the agenda. » (Rotor et Norsk form, 2014, p. 3).

approches écologiques en design ont évolué du design vert à l’écodesign, puis au design durable intégrant des enjeux de plus en plus complexes – de techniques à so- ciaux – et de différentes échelles – du choix des matériaux aux conditions de produc- tion de ces derniers. Tous ces termes tentent de représenter une pratique qui aspire à améliorer notre rapport au monde (Fel, 2015). Mais il s’agit d’une « tautologie » (Fétro, 2015, p. 25), une catégorie spéciale problématique (Papanek, 1995) vis-à-vis de l’essence même du design.

En effet, l’histoire associe souvent le design écologique à la critique virulente et ins- pirante que Victor Papanek a adressée à la discipline au cours des années 19605. À

cette époque, le design est lourdement récupéré par la révolution industrielle et ses valeurs politico-économiques. Cette récupération a fortement associé le design à la consommation et au style en affaiblissant, voire en effaçant, sa dimension critique et politique (Litzler, 2015; Papanek, 1974). Or, dès ses origines, le design est profondé- ment politique, et participe d’une utopie émancipatrice qui vise l’harmonie et l’équi- libre entre nature et culture (Midal, 2009). Le travail fondamentalement politique et écologique de William Morris en apporte une preuve. Pionnier du design à la fin du XIXe siècle, il met en place une organisation du travail non aliénante au sein de ses

ateliers où sont fabriqués des artefacts conçus avec une vision qui aspire à la sym- biose avec la nature et non à sa domination. Le souci écologique en design n’a donc pas attendu l’éveil environnemental des années 60 ni la crise des matières premières des années 80 pour se manifester. Mais les designers ont aujourd’hui particulière- ment besoin de distinguer leurs approches et philosophies des pratiques probléma- tiques associées à l’industrialisation. D’où l’émergence d’étiquettes particulières pour certaines formes de pratique comme le design écologique ou le design social. Comme l’écrit Sophie Fétro, « l’ajout de ce préfixe « éco- » traduit, et trahit sans doute, un

5 Selon Tracy Bhamra et Vicky Lofthouse, il y a eu trois vagues dans l’histoire du design écologique. Les premières critiques de Victor Papanek en 1972 soulignent la volonté de redéfinir le design avec des fondements sociaux et culturels. Les équipes de designers commencent à imaginer des produits qui consomment moins d’énergie, de matériaux, de ressources. Il s’en suit, durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le mouvement de consommation responsable. Ezio Manzini, pour en citer le plus important, propose de changer la culture du design en exposant l’incompatibilité des systèmes de production du design instaurés depuis la révolution industrielle. Les modes de conception et l’identité du design forgé avec ces moyens sont mis en question. La troisième vague est celle d’une approche holistique portée par de plus en plus d’entreprises et de designers qui intègrent des enjeux écologiques et sociaux.

éloignement du design à l’égard de ses fondements premiers. Il vient ainsi rappeler le design à son principal enjeu qui consiste à se préoccuper de l’oikos » (2015, p. 26). Ce rappel est peut-être nécessaire, conclut-elle, vu notre incapacité à transformer la pratique dominante du design, et le sens général qu’on lui attribue dans la culture populaire.

Selon Fallan, la vision de la durabilité en design se manifeste et peut être étudiée sous trois formes en s’appuyant sur les ressources textuelles et visuelles, his- toriques et contemporaines : 1) la vision idéologique, qui regroupe l’enseignement et la recherche en design; 2) la vision pragmatique de la durabilité dans le discours – et j’ajouterais la production – de la pratique professionnelle du design; 3) la vision populaire de la durabilité dans les médias de masse et la culture populaire (Fallan, 2014). La deuxième forme, la vision pragmatique, concerne les formes concrètes que prend la pratique d’un design écologique. Et c’est par la porte des matériaux que le mouvement environnemental s’est imposé premièrement et massivement sur les pratiques. Le travail de sélection et l’étude des enjeux liés aux matériaux font partie des activités intrinsèques des designers (Gregory et Commander, 1979)6. En design,

la problématique écologique s’est focalisée sur l’usage des matières premières et de l’énergie (Vezzoli, 2014). Pour reprendre à nouveau les propos de Loïc Fel :

La crise environnementale est avant tout matérielle [...] c’est donc avec une approche matérialiste que nous les résoudrons. [...] La petite porte d’entrée dans l’éco-conception par la contrainte consiste à rendre agréables l’économie des moyens et l’usage de matériaux plus écologiques. C’est une approche purement matérialiste et un peu myope de l’éco-conception qui se concentre sur les caractéristiques physiques d’une unité produite (Fel, 2015, p. 16).

Le propos contradictoire de Fel soulève deux choses. Il nous faut à la fois nous inter- roger sur le matérialisme de la crise écologique et ne pas réduire ce dernier aux ca- ractéristiques quantitatives des matériaux. Cependant, c’est l’inverse qui s’est produit en design avec le développement durable.

6 C’est un point discutable à la lumière des contenus de formations en design dans le monde. Selon les pays, les facultés, les écoles qui offrent les diplômes en design, mais aussi selon le profil de l’étudiant designer, des asymétries peuvent être observées sur la capacité de ces derniers à maîtriser solidement les savoirs techniques et sensibles sur les matériaux.

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