• Aucun résultat trouvé

pour les designers? Les matériaux anti « tout »

1.3. L’incompatibilité de la philosophie de l’art avec les pratiques des designers et les enjeux écologiques

1.3.1. Une approche réaliste et pragmatique de l’esthétique en design

1.3.1.1. L’esthétique réaliste

Le déterminisme entre le design et les propriétés esthétiques des artefacts n’a pas attiré l’attention, puisque les notions d’interprétations, de jugements, de beauté et d’expériences esthétiques sont considérées au sein de l’antiréalisme, comme éma- nant des sujets et non des propriétés des objets. Par exemple, Jane Forsey, qui déve- loppe justement ses travaux sur l’impact majeur de l’esthétique, avance qu’en design, la vie quotidienne possède une « texture esthétique » : elle implique un jugement d’une « nature esthétique spécifique » en lien avec la beauté (2013, p. 249-250).48

47 Nous faisons écho aux travaux de Philippe Descola (2005) avec la notion d’ontologie horizontale. 48 « quotidian life indeed does have aesthetic texture. [...] Having demonstrated that our

daily activities and the mundane objects with which we surround ourselves involve judgements of a specifically aesthetic nature – having shown that beauty is indeed one of our priorities – this project also defends the discipline of aesthetics as having greater philosophical import than many would like to believe » (Forsey, 2013, p. 249-250).

Cette conception collective de la subjectivité de l’esthétique repose sur la distinction entre corps et esprit chère à Descartes. De Shakespeare à Oscar Wilde, en passant par Kant qui a couronné la conception subjective de la beauté et, par ricochet, de l’esthétique : « Pour l’antiréaliste, la beauté n’est pas dans la chose perçue, mais bien dans l’œil de celui qui perçoit » (Réhault, 2009).

L’approche réaliste défend que notre rapport sensible au monde s’instaure par le biais de propriétés qui sont réelles et dans le monde (Pouivet, 2006; Réhault, 2013). Plus précisément, les propriétés esthétiques sont des propriétés « émergentes », qui existent en dehors de l’esprit humain, des affects, des jugements et des émotions (Réhault, 2013). Mais elles sont dépendantes d’autres propriétés, particulièrement, physiques. Elles ne sont pas réductibles aux propriétés physiques et ce rapport réaliste est valable en l’absence de conflit entre deux personnes qui débattent (Réhault, 2013). Cette idée de dépendance, entre les propriétés physiques et propriétés esthétiques, est déjà présente chez Dewey (2010) qui précise que les qualités ont été inventées en pre- mier « pour distinguer les choses favorables à la vie de celles qui lui étaient hostiles » (2010, p. 50). Selon cette approche également, les qualités reposent en premier sur des réalités empiriques.

Avant d’aller plus loin, j’aimerais apporter une nuance sur la deuxième clause du réa- lisme des propriétés esthétiques en l’absence de conflits entre deux personnes qui dé- battent, car elle s’appuie sur le sens commun du discours tel qu’avancé par Sébastien Réhault (« Comme elle est belle la plage! », nous disons dans l’instant, mais en cas de débat, nous précisons : « je la trouve belle, moi. »). Cette clause n’inclut pas notre rapport gestuel avec le monde. On peut poser l’hypothèse qu’au quotidien, notre corps agisse dans le monde matériel, qu’il y ait des conflits ou non, dans un rapport réaliste avec les propriétés esthétiques. Également, l’auteur distingue l’expérience de l’expérience esthétique. Il écrit : « L’expérience esthétique nous donne accès à certains traits de la réalité, comme n’importe quelle autre expérience, et c’est par son conte- nu qu’elle se distingue d’autres expériences » (2013, p. 106). Sur ce point, l’auteur sous-entend qu’il peut exister des expériences non esthétiques. Or chez John Dewey (2010) et Richard Sennett (2010), on trouve l’idée que toute expérience possède une dimension esthétique. Il n’est pas ici question de démontrer la plausibilité du réalisme esthétique, puisque ce travail n’est pas l’objet de cette thèse et cette entreprise a déjà

été menée par d’autres (Pouivet, 2006; Réhault, 2013). De plus, demande-t-on cette démonstration aux chercheurs et chercheuses qui mènent leurs analyses d’œuvres avec une posture antiréaliste?

La causalité entre propriétés physiques et esthétiques qu’établit le réalisme explique le lien déterministe qui existe entre le design et l’esthétique, et le projet politique qui s’attache aux propriétés esthétiques. Si les designers ont la prétention de faire des projets qui changent et améliorent le monde, l’antiréalisme rend toute projection ins- table. Les designers prévoient des propriétés esthétiques d’un artefact (de l’objet aux systèmes) pour une expérience visée chez l’usager. Si aucun lien déterminant n’exis- tait entre l’expérience esthétique et l’esthétique, l’esthétique et l’acte de conception, le projet de design ne serait qu’une illusion.

Sébastien Réhault hiérarchise les prédicats esthétiques entre ceux qui évaluent et décrivent. Par exemple, les propriétés esthétiques que nous avons décrites pour l’es- thétique du Mouvement moderne sont des prédicats esthétiques principalement substantifs, donc descriptifs — lisse, homogène, continu. Mais les enjeux politiques que nous leur attachons sur le plan anthropologique les qualifient tels des prédicats évaluatifs. Ce qui signifie que le réalisme esthétique donne la responsabilité aux designers des conséquences évaluatives des prédicats esthétiques. Cette chaîne de dé- termination non réductible les unes aux autres – objet, propriété physique, propriété esthétique, expérience esthétique – est au cœur de l’acte de conception.

En considérant ce rapport réaliste, la conceptualisation des rapports entre le monde matériel et les individus change de nature également, car les propriétés esthétiques deviennent des entités qui possèdent une réalité comme les individus; elles possèdent une existence et une capacité d’action propres à elles grâce à leurs réalités. Et la pro- tection de la nature dépend de ce rapport réaliste (Réhault, 2013).

Documents relatifs