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Les convergences entre l’esthétique du Mouvement moderne et de la durabilité

pour les designers? Les matériaux anti « tout »

1.1.4. Les convergences entre l’esthétique du Mouvement moderne et de la durabilité

Les propriétés esthétiques des matériaux durables résonnent avec l’esthétique d’un autre courant bien connu de l’histoire du design et de l’architecture. Elles sont intimement liées au Mouvement moderne (Mostafavi et Leatherbarrow, 1993). Au nom de la sécurité, de l’hygiène et de l’ordre, de la neutralité et du progrès, et au- jourd’hui de l’écologie, ces qualités particulières persistent dans le temps à travers diverses justifications et constituent la majorité de l’esthétique du quotidien.

25 « Of the traditional criteria for judging design – cost, performance, and aesthetics – the agenda known as sustainable design is redefining the first two by expanding old standards of value. But what about aesthetics? Does sustainability change the face of design or only its content? » (Hosey, 2012, p.2).

Les matériaux composites, homogènes, comme le plastique et le béton, qui sont uniformes et lisses, résistants et identiques sont fréquemment mobilisés durant le Mouvement moderne. L’automatisation et la mécanisation des modes de production ont créé une matérialité homogène, sans imperfection et capable de répliquer infini- ment des choses, créant ainsi une culture tenace qui associe la qualité à l’esthétique de la perfection (Rognoli et Karana, 2014). Les qualités comme la symétrie, la per- fection ou la pureté, toutes un héritage de l’esthétique classique, continuent à conser- ver une place privilégiée dans nos pratiques de conception.

Au sein du Mouvement moderne, la simplification des formes en réaction à l’art dé- coratif a mené à un refus de l’ornement et à la diminution de la variété des formes et des couleurs qui ont eu pour conséquence l’appauvrissement du travail sur le détail (Salingaros, 2006). Les formes géométriques et linéaires, les surfaces dépouillées, les textures lisses, polies et souvent brillantes sont aussi très présentes dans les maté- riaux durables. Le lisse, une propriété de la perfection selon Roland Barthes (1957), persiste à l’ère contemporaine. Ce lissage s’opère autant sur les surfaces que sur l’éclairage, l’air, les ombres et la sonorité. Les intérieurs des architectures commer- ciales sont uniformes et stables, sans les variations naturelles de la lumière du jour et les mouvements des ombres (Hosey, 2012).

Le béton, le matériau par excellence du progrès, une valeur de la Modernité, est un monomatériau privilégié pour la durabilité. Il permet de produire des surfaces lisses, rigides, uniformes, monochromes et parfaites. C’est un « objet technique », et non une matière naturelle (Guéry, 2008) qui a su se réinventer pour les constructions écologiques. Par exemple, il est possible de percevoir le verre recyclé dans certains bétons expérimentaux changeant ainsi l’esthétique classique de ce dernier.

Les matériaux liquides préférés pour leur malléabilité depuis le Mouvement mo- derne permettent de construire des objets monocoques, lisses et uniformes. Les ar- ticulations entre divers matériaux et le travail mécanique entre les assemblages ont diminué, voire disparu. D’un côté cette qualité permet moins de problèmes de fonc- tionnement selon les constructeurs, donc plus écologique. D’un autre, elle empêche la réparation et l’amélioration des produits par les particuliers, créant ainsi une ob- solescence programmée.

Les écrans qui remplacent les affiches en papier reprennent dans une autre dimension les propriétés de l’esthétique du Mouvement moderne. Les murs d’écrans diffusent

une lumière froide et les mêmes gammes de couleurs numériques. Une imagerie bril- lante et lisse clignote au rythme des contenus. Quand il s’agit des couleurs, le blanc domine, un héritage direct du modernisme qui persiste (Peregalli, 2012). Une cer- taine forme de chromophobie26 existe. Et si ce n’est pas le blanc, ce sont les aplats de

couleurs massifs qui couvrent les surfaces physiques et numériques. Le flat design27

conquiert les surfaces avec des couleurs saturées, solides, tentaculaires et des jeux de typographies imposants. La police de caractère Neue Haas Grotesk, officiellement Helvetica, omniprésente, est une manifestation concrète des influences du moder- nisme en typographie. Elle est le produit d’une recherche sur l’harmonie optique ultime, mais aussi de la neutralité, de la rationalité, de la linéarité, de l’uniformité et de la rigueur en phase avec le style typographique suisse, qui puise ses origines au sein des enseignements du Bauhaus (Châtelain, 2008).

Les ressemblances formelles, matérielles, chromatiques entre l’esthétique du Mouvement moderne et l’esthétique de la durabilité démontrent une continuité des propriétés esthétiques à travers le temps. Ces propriétés esthétiques en particulier ne sont pas un problème en soi, mais leur omniprésence au quotidien est probléma- tique. Quand elles constituent l’expérience esthétique dominante des individus et des communautés, elles méritent d’être questionnées. Alors que le modernisme fut une réaction au conservatisme, qui consiste à maintenir les traditions telles qu’elles sont, il a instauré, lui-même, une tradition de la perfection et de la permanence (Golsenne, 2012; Rosenberg, 1962). À son tour, le postmodernisme, qui était censé apporter du changement en réaction à la modernité, « immobile et figée », en proposant d’autres principes esthétiques – le collage, la mixité, l’hybride et l’imparfait –, n’a pas pu

26 C’est un concept créé par David Batchelor. « [...] a systematic marginalization of colour in some Western philosophical and cultural traditions. The term chromophobia felt like the right one to describe this tendency to dismiss colour as other to the higher workings of the Western mind; to marginalize colour as either feminine, oriental, primitive, infantile or kitsch; and to trivialize it as a merely a cosmetic addition to the surface of things » (2010, p. 12).

27 Le flat design est un style artistique et esthétique en design qui a pris de l’ampleur, particulièrement via les outils numériques, la création vectorielle et le format .SVG. Il consiste, sans relation directe avec la fonction et l’usage, à faire usage de formes géométriques élémentaires, d’aplats de couleurs conséquentes, et de superpositions typographiques. Léger, réactif, flexible, il permet aux conceptions numériques une rapidité et efficacité de téléchargement sur la toile. Malgré des textures récentes qui tentent de pallier au manque de superficialité et effet de mode qu’il porte, le flat design reste encore une tendance dénuée de sens qui tente de justifier ses origines auprès du style typographique suisse.

s’imposer ailleurs que dans la sphère de l’art (Golsenne, 2012; Riout, 2000). L’avant- garde en design a montré les possibilités d’une esthétique nouvelle, particulièrement sur le plan formel et chromatique. Les œuvres d’Ettore Sottsass et de l’avant-garde italien en sont de bons exemples. Le postmodernisme a su insuffler une autre vision politique et esthétique, il a montré le champ des possibles. Pourtant, ce courant est demeuré marginal, et parfois élitiste, et n’a pas réussi à instaurer un changement radical pour la vie ordinaire. La vie quotidienne et les produits de consommation de la période postmoderne apparaissent très semblables à celle moderne sur le plan esthétique (Descamps, 1988).

Dans le roman Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa écrit : « il faut que

tout change pour que tout reste comme avant » (Tomasi, 1959, cité dans Descamps, 1988). La devise de la Modernité est la tabula rasa : c’est l’idolâtrie du neuf. Si tout

change, sans laisser de liens et de traces avec l’histoire et les autres, cette déposses- sion perpétue l’existant, en l’absence d’assises solides pour l’individu et le commun. Le Mouvement moderne est « cyclique et sinusoïdal » (Descamps, 1988, p. 147), sa persistance à travers la justification écologique, après le postmodernisme, montre son ancrage tenace. En découvrant la publicité de la nouvelle Toyota écologique, qui ressemble exactement aux anciens modèles, mais qui a pour slogan « Si le Toyota Prius pointe vers l’avenir de l’automobile, l’avenir semble bon28 », Lance Hosey ré-

agit : « Comment peuvent-ils dire cela, quand l’avenir ressemble apparemment tant au passé?29 » (2012, p. 15). Les propriétés esthétiques du Mouvement moderne ont

trouvé une résonnance normative en design par le biais des matériaux. Pourtant, si le mouvement environnemental est un programme de changement, la persistance de ces propriétés esthétiques, et l’absence d’un renversement sur le plan esthétique ne sont-elles pas des signes d’un problème? Voici le premier paradoxe des politiques environnementales sur le plan esthétique. Si le futur ressemble exactement au passé comme l’écrit Lance Hosey (2012), peut-on penser que les nouveaux artefacts sont écologiques? Une transition écologique est-elle possible sans une transformation es- thétique?

28 « If the Toyoto Prius points to the automotive future, the future looks good » 29 « How could they tell, when the future apparently looked just like the past? »

Paradoxe 2

1.2. Les rémanences du projet politique du Mouvement

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