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l’absence de l’usure : où sont les humains?

2.5. De l’usure à l’esthétique de l’usure : une propriété esthétique pragmatique et réaliste

2.5.2. L’usage : un processus anthropologique

L’usage est une action au sein d’une pratique répétitive dans un contexte donné et réalisé par un ou des corps des individus, impliquant ou non des choses. Il s’inscrit dans le temps et dans un espace. C’est un processus. En établissant un rap- port avec l’artefact, il entretien un lien avec l’appropriation, la propriété, l’affection, l’appartenance, la subjectivation, la familiarité, l’attachement et l’habituation. Le corps habite les objets par l’usage et la partie usée de la chose rend sensible cet usage personnel et affectif :

pour sentir comment le corps habite les choses dans l’usage, il faut se détacher du paradigme de la vision, s’appuyer sur la dimension anthropologique de la main et se placer sous le paradigme du toucher. L’usage comme maniement devient alors le modèle non généralisable d’un rapport familier, habituel et usant des choses. Le maniement tâtonne et s’éprouve au fil du temps, il use la chose là où elle se rend habitable, il s’immisce entre subir et agir, il s’attache une chose dont la valeur devient essentiellement personnelle et affective (Breviglieri, 2007, p. 58).

L’attachement serait, selon Merleau-Ponty, une manière de posséder le monde par le corps, mais elle dépend d’un alignement des gestes, des sens et du monde (Merleau- Ponty, 2015).

L’usure artificielle n’est pas le produit d’une maturation expérientielle vécue entre sujets et objets. Par exemple, elle est créée pour simuler l’effet d’un jeans usagé, mais ne peut avoir l’authenticité d’un rapport aux corps. L’anthropologue Daniel Miller (2009) explique que : « Cette individualisation de l’ajustement était accentuée par les longues périodes d’usure, à mesure que l’on sentait les plis, les marques d’usure s’adapter au corps du porteur de cette paire spécifique de jeans » (2009, p. 239). L’architecte Murielle Hladik (2008) va clairement avancer que : « L’usure contient d’abord l’idée d’une expérience, d’une accoutumance avec les objets et les choses qui conduit à une certaine affection » (2008, p. 96). En trouvant un écho avec son étymologie, l’usure ne signifie pas uniquement une pratique, mais une expérience donnée par l’usage. L’objet développe une expérience, il est expérimenté comme un individu peut en acquérir.

L’usage est un processus d’ajustements, de négociations, de résistance, et d’accommodation entre le sujet et le monde. Dans Du luxe au confort, Jean-Pierre

Goubert décrit que les traces dévoilent des histoires, des rythmes et leurs absences, le « vide et les blancs » et révèlent les défauts de conception (1988, p. 151). L’absence de l’usure révèle l’absence d’usage. L’usure révèle « la différence entre l’usage prévu et l’usage réel »; cet écart montre la possibilité d’un espace de liberté et d’accommo- dation entre l’objet et son usager, la différence des réalités d’usages, et une critique non discursive de l’objet (Redström, 2006; 2008; Thévenot, 2006). « Usées, façon- nées par l’utilisation que nous en faisons, les choses apprivoisées entretiennent notre

intimité en nous rappelant les voies que nous avons frayées de concert » (Thévenot, 2006, p.  104). Selon Laurent Thévenot, chaque usager accommode différemment et intimement les artefacts. Une flexibilité de la part de la chose et une adaptabilité de la part de l’usager créent des usages singuliers, tout en développant une culture, une capacité, et un apprentissage qui permet aux individus de retrouver leur indivi- dualité dans le monde artificiel (Thévenot, 2006). Dans sa description des usages du monde, Michel de Certeau avait identifié cette pluralité et diversité des rapports des usagers avec le monde : « Les stratégies misent sur la résistance que l’établissement d’un lieu offre à l’usure du temps; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps » (1990, p. 63). La possibilité d’établir des stratégies et des tactiques dans

l’usage permet d’habiter le monde. L’usure est le produit de cette résistance. Ce n’est pas uniquement dans le sens physique ou tribologique du terme, mais dans le sens physique et social. Elle est une forme d’anomie, une forme de révolution qui advient entre le sujet et l’objet.

Comme le rodage d’un mécanisme, au fur et à mesure des répétitions, l’usage en- graisse couche par couche les neurones impliqués, accélérant ainsi la transmission des stimuli dans le corps. L’expérience entre le sujet et l’objet s’ajuste et se perfec- tionne. Les neurones s’usent, perdent leur état initial, mais pour une meilleure ré- activité. Richard Sennett démontre que dans le travail de l’artisan ce même perfec- tionnement, ce savoir corporel, se situe dans l’intelligence des gestes. Par exemple, le taï-chi s’apprend en trois étapes répétées trois fois. La première consiste à observer le maître et à intégrer le visuel du mouvement dans l’espace. La deuxième est de répéter en même temps que le maître. Le troisième consiste à répéter seul le mouvement en s’appuyant à la mémoire expérientielle, visuelle et cinétique. En ce sens, il existe une usure extérieure et intérieure sur laquelle repose la durabilité et l’attachement entre les sujets et l’environnement.

Selon Dewey, l’expérience esthétique est à la fois un processus et un résultat. N’est-ce pas ce qu’est l’usure? À la fois une action et un sensible. Dewey attire l’at- tention sur des mots comme construction, travail, et il écrit : « sans la signification du verbe, celle du nom reste vide » (Dewey, 2010, p. 106). Ne s’agit-il pas de la même conjoncture pour l’user et l’usure? L’usure inclut l’usage et l’acte d’user. L’expérience

esthétique existe quand « le passé est transporté dans le présent pour élargir et ap- profondir le contenu de ce dernier » (Dewey, 2010, p. 63). N’est-ce pas ce que fait l’usure? Elle est une accumulation du passé qui laisse entrevoir des possibilités de futur. Chez Philippe de l’Orme, « le bon architecte » est celui qui saisit le passé, le présent et le futur. Cette temporalité permet de penser l’usure comme un outil pros- pectif. Elle est le passé de l’édifice. Elle est le présent. Elle nait, existe et persiste par les usages. Elle est le futur. Elle permet d’imaginer le futur de l’artificiel.

Selon Dewey, l’esthétique génère autant de la consommation – perception, évalua- tion, plaisir qui semblent être passifs, mais qui peuvent être des réceptions actives – que de la production – action, mouvement. L’usure, à la fois nous la contemplons et nous la produisons. L’échec de l’une entrave la possibilité de l’autre. Justement, un jeans usé par les produits chimiques ne peut remplacer ni l’histoire, ni la mémoire, ni l’accoutumance de mon corps à lui. « Les expériences esthétiques sont émotionnelles […] les émotions sont attachées aux événements et aux objets dans leur évolution […]. Les émotions sont des attributs d’une expérience complexe qui progresse et évolue » (Dewey, 2010, p. 90-91). Et ce constat n’est en rien incompatible avec l’esthétique réaliste, car l’émotion en question est étroitement liée aux actions et à son résultat : elle ne flotte pas indépendamment et n’émane pas du sujet. Que l’usure vous dégoûte, qu’elle soit laide et repoussante, ne change pas le fait qu’en tant que propriété esthé- tique, sa capacité à figer le temps, le mouvement et l’action lui sont intrinsèque. Ce sont des caractéristiques qu’elle ne peut évacuer : elles sont collées à sa peau. Elles lui reviennent d’emblée par son processus de mise au monde et de production.

L’ambition de cette cinquième étape de la réflexion a été d’avancer que l’usure n’est pas qu’une simple propriété physique du monde, mais également une propriété es- thétique émergente. L’esthétique de l’usure dépend de propriétés esthétiques et est de nature anthropologique. C’est la nature ontologique et métaphysique de l’esthétique de l’usure que nous venons d’exposer. Qu’en est-elle de sa nature épistémique? Deux conditions sont nécessaires à la possibilité de l’esthétique de l’usure  : des usages ancrés dans le temps et l’hospitalité de la matérialité. C’est le mouvement vertueux entre les deux qui crée ses propriétés esthétiques.

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