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Norbert Elias et Otto Hintze insistent sur la naissance de l’Etat face aux nécessités de la guerre intérieure ou extérieure, et Charles Tilly montre comment les États européens se sont constitués à travers la constitution de forces armées nationales du fait de l’instabilité de l’environnement pour les souverains728 : l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat. De même, c’est sous la double impulsion de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide que se sont constituées les institutions de la construction européenne729. En effet, le mouvement d’intégration européenne est largement redevable à l’existence, durant la période bipolaire, d’une menace extérieure et d’une question (la question allemande) communes. Après l’effondrement soviétique, il n’existe certes plus de menace unifiée pesant sur les États européens, mais les menaces asymétriques constituent un ciment commun : il est devenu aujourd’hui indispensable de s’unir face à l’incertitude de l’ère post-bipolaire, dont les conflits balkaniques, en Bosnie puis au Kosovo, inaugurent le nouveau visage. Toutefois, la genèse de la politique européenne de défense n’est pas, comme celle des armées nationales, le produit des nécessités d’une guerre interétatique : la guerre est ici externe aux États européens, et c’est bien au contraire dans un contexte d’absence de guerre conventionnelle et en vue de préserver une paix fragile que les États européens vont signer à Cologne en 1999 l’acte de naissance formel de la PESD. Autrement dit, les conflits des Balkans opèrent comme une matrice pour définir les futures tâches d’une politique de sécurité européenne. Comme le souligne Arjen Boin, une crise peut offrir une fenêtre d’opportunité pour repenser un type donné d’action publique, ou un agenda politique :

« Crisis marks the transition from one stable pattern into one of many possible alternative futures. Actions taken during the crisis process become defining elements for the temporary resolution of that crisis, but, at the same time, […] what happens during the crisis affects the trajectory toward one of the many alternative futures. »730

727 On entend ici par crise «a state of flux during which the institutional structures in a social system become uprooted. […] A crisis occurs when the institutional structure of a social system experiences a relatively strong decline in legitimacy as its central service functions are impaired or suffer from overload. »

Arjen Boin, « Lessons from crisis research », in International Studies Review, 6, 2004, p. 167-168.

728 Cf. Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe : 990-1990, Paris, Aubier, 1992, et Charles Tilly, « La construction de l'Etat en tant que crime organisé. », in Politix, 2000, pp. 13-49.

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Cf. Andrew Hurrell, Anand Menon, op. cit., p. 397.

1. L’Europe au pied du mur : la guerre de Yougoslavie

La guerre qui éclate en Yougoslavie en 1991 participe du processus d’institutionnalisation progressive d’un nouveau paradigme de défense en Europe, venant compléter les observations tirées de la guerre du Golfe. Lors de l’intervention dans le Golfe, le manque de cohésion, l’introuvable interopérabilité entre alliés européens et américains, et l’inadéquation des forces et des matériels avec le type d’intervention requis deviennent évidents. En outre, les difficultés des Européens à faire cause commune731 reparaissent en Yougoslavie : en ce sens, ces deux conflits constituent des vecteurs de réflexion sur la nécessité de penser l’édification d’une politique européenne commune en matière de défense et de sécurité. La Yougoslavie est d’autant plus un révélateur des lacunes européennes que la guerre se produit sur le continent.

Fondée à la suite de la Première Guerre Mondiale, la Yougoslavie se place sous l’autorité de Tito après le second conflit mondial. Peu après sa mort en mai 1980, les tensions entre les diverses entités de la fédération732 se polarisent, la Serbie cherchant à jouer un rôle de pivot. L’escalade des nationalismes qui aboutit au conflit de 1991 s’appuie aussi sur le marasme économique aggravé par des tensions politiques croissantes entre la Bosnie, la Croatie et la Serbie. 1989 vient mettre le feu aux poudres : voyant la RDA libérée de l’emprise soviétique et le rideau de fer mis à bas, les velléités sécessionnistes s’affirment : la Croatie et la Slovénie réclament leur indépendance vis à vis de la Serbie et organisent des élections libres en avril-mai 1990 sans l’aval serbe ; le Kosovo demande son rattachement à l’Albanie. En réponse, le dictateur serbe Slobodan Milosevic intervient militairement au Kosovo fin 1989, supprimant son autonomie et celle de la Voïvodine. La Slovénie et la Croatie se déclarent unilatéralement indépendantes le 25 juin 1991, enclenchant l’engrenage infernal des exactions de l’armée serbe en Croatie733 à partir du 17 août 1991, qui dégénèrent en nettoyage ethnique, embrasant en 1991-1992 la Bosnie, le Monténégro, la Serbie et la Macédoine. La crise yougoslave, puis celle du Kosovo, constituent des crises de type moderne qui ne se confinent pas à un seul domaine politique, mais combinent au contraire des effets variés, s’attaquant in fine à la légitimité de l’Etat et à sa capacité à résoudre la

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La France et la Grande-Bretagne s’engagent très rapidement au sein de la Coalition atlantiste, mais la France tend bientôt à remettre en cause le mode d’action des Etats-Unis et de l’OTAN, ce qui provoque une tension avec les Britanniques. L’Allemagne pratique quant à elle la « diplomatie du chéquier » (en allemand

Scheckbuchdiplomatie) : elle participe financièrement au conflit mais n’envoie aucun soldat. 732

Il s’agit de la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie, la Serbie, la Macédoine et le Monténégro, et deux régions autonomes régies par un statut particulier : le Kosovo et la Voïvodine.

733 L’armée serbe est également intervenue en Slovénie le 18 juillet 1991 mais s’en est retirée deux jours plus tard, ce qui signifiait de facto l’acceptation de l’Etat slovène par la présidence de la Yougoslavie dominée par les Serbes. Le nettoyage ethnique se concentre sur la Croatie. Sur ce point, cf. notamment Philip Wassenberg, op. cit., pp. 33-37 et Amiral Jacques Lanxade, op. cit., Ch. 3.

crise734. Les crises post-bipolaires dépassent le cadre national de réflexion et impliquent une démarche plurielle en vue de leur résolution.

Figure 2 : Carte de la Yougoslavie depuis 1989735

1.1. Un rendez-vous manqué pour l’UEO et la diplomatie européenne

A l’été 1991, les Européens décident de s’impliquer dans le processus d’éclatement programmé de la fédération yougoslave, mais ne parviennent pas à s’entendre. L’Allemagne unifiée reconnaît unilatéralement l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 23 décembre 1991736, sans concertation avec ses partenaires européens, la France surtout737. Le 3 juillet 1991, le ministre fédéral des Affaires Étrangères, Hans-Dietrich Genscher, estime qu’une telle reconnaissance s’impose puisque les Serbes sont clairement parvenus à prendre le contrôle de la présidence fédérale. La situation yougoslave pose à l’Allemagne tout juste réunifiée un dilemme d’autant plus fort que l’Église catholique exerce une pression considérable, comme le montre ce diplomate allemand, ancien conseiller de sécurité du Chancelier Kohl :

« Nous avons un passé très chargé sur les Balkans, qui a fait beaucoup hésiter le Chancelier Kohl. […] Kohl a par exemple résisté au Vatican en 1990, alors qu’il se posait déjà la grande question : faut-il reconnaître la Slovénie et la Croatie ? Le Vatican poussait vers une décision de reconnaissance rapide, ce qu’a refusé Kohl. Le Vatican nous proposait à l’époque une

734 Arjen Boin, art. cit., p. 167.

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Source : http://www.atlas-historique.net/1989-aujourdhui/cartes/Yougoslavie2002.html

736 La Slovénie et la Croatie se sont positionnées idéologiquement comme héritières de l’héritage catholique romain et libéral de l’ouest afin de se démarquer plus clairement de la Serbie jugée plus asiatique par elles. Cf. Gérard Delanty, Chris Rumford, op. cit., p. 36.

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Sur ce point, Hans-Dietrich Genscher s’est montré très virulent lors de notre entretien, arguant qu’il aurait informé ses homologues français de la décision de reconnaître l’indépendance des deux républiques yougoslaves, et que Bonn et Paris les auraient justement reconnues à la même heure. Entretien avec Hans-Dietrich Genscher, Bonn, 23/06/2006. Au contraire, pour certains interlocuteurs français, notamment militaires, la notion d’intérêts allemands reparaît justement à cette occasion, tandis que la France n’avait pas été consultée. Entretien à la mission militaire de l’Ambassade de France, Berlin, 4/05/2006.

alliance Vatican-Italie-Autriche-Allemagne-Hongrie, qui était la parfaite réplique de l’alliance avec laquelle Mussolini partait en guerre dans les Balkans en 1941. »738

Au contraire, la France, en pleine préparation du Traité de Maastricht, entendait offrir à la Communauté Européenne l’opportunité symbolique d’un premier pas diplomatique collégial par la reconnaissance collective de ces deux républiques. Mitterrand souhaite le maintien de la fédération afin d’éviter que les Balkans ne s’enflamment, et il est suivi par John Major et Felipe Gonsalez. Le contexte de socialisation historique et culturel constitue un prisme d’analyse très prégnant tant pour Helmut Kohl que pour les dirigeants français, britannique et espagnol : si la jeune République fédérale favorise l’autodétermination croate et slovène en raison de l’histoire de cette zone géographique, historiquement et culturellement reliée à la zone d’influence austro-hongroise de langue allemande, la vision développée par Mitterrand, Major et Gonsalez relève davantage de l’expérience que les trois dirigeants ont pu faire des velléités sécessionnistes sur leurs propres territoires nationaux (le problème corse en France, la question d’Irlande du Nord pour la Grande-Bretagne, le dilemme basque pour l’Espagne). Les indépendances croate et slovène sont finalement reconnues par la communauté internationale le 15 janvier 1992. Quoi qu’il en soit, l’embrasement de nationalismes balkaniques marque l’entrée dans une guerre qui durera quatre ans, dans laquelle les Américains rechignent à s’engager du fait de l’absence, aux yeux de l’administration Bush, d’intérêts stratégiques directs dans la région, faisant craindre un découplage entre États-Unis et Europe. Les opinions publiques européennes redécouvrent les images de guerres diffusées par les médias, près de cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Une autre dissension notable vient entacher la tentative européenne de règlement du conflit : si la France entend envoyer des soldats sur le terrain, ses partenaires britanniques et allemands se montrent réticents, marquant l’échec d’une coopération au niveau européen. Dès le 26 juillet 1991, la direction « Europe » du ministère des Affaires étrangères en coordination avec l’État-major des armées739 avait envisagé trois scénarios possibles pour les Douze :

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Entretien avec un ancien conseiller diplomatique et de sécurité d’Helmut Kohl, Paris, 21/07/2005. La CSU bavaroise, alliée à la CDU de Kohl, a exercé une pression sur le chancelier pour venir en aide à deux petites nations catholiques. L’Allemagne n’étant pas un pays laïc, le poids de l’Église et des croyances religieuses dans le débat public peut se révéler important sur ce type de sujets. Évoquant la question, Roland Dumas déclara lors du forum de Crans-Montana du 16 juin 1993 : « Les responsabilités de l’Allemagne et du Vatican dans l’accélération de la crise [ont été] évidemment écrasantes. » Cité in Paul-Marie de La Gorce, « Des réalités plus fortes que la fiction. Les divergences franco-allemandes mises à nu. » in Le Monde Diplomatique, septembre 1993.

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Cf. le témoignage de Jacques Lanxade, à l’époque Chef d’État-major des armées françaises, Quand le

1) « poursuite de la mission politique actuelle de surveillance (des observateurs) et d’encouragement au dialogue » ;

2) « mise en place d’une véritable force de police qui impliquerait pour la France l’envoi de 500 à 2000 militaires » (bas niveau) ;

3) « envoi d’une force européenne d’interposition capable de se faire respecter par les belligérants, ce qui pourrait représenter pour la France des moyens de l’ordre d’une division (10 000 hommes) » (haut niveau)740.

Le témoignage de Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, apporte un éclairage sur la difficulté d’envisager un déploiement européen coordonné par l’UEO :

« La question qui se posait de façon urgente était : qui va où ? La Yougoslavie volait en éclats. Les troupes françaises étaient stationnées dans la zone frontière entre la Hongrie et la Yougoslavie. […] C’était la pagaille ! C’était la pagaille ! On avait dans une même zone les troupes françaises, des troupes ghanéennes qui crevaient de froid741, des troupes tchèques totalement inexpérimentées… Un vrai salmigondis !»742

A l’initiative française, trois options sont soumises aux états-majors européens dans le cadre de leurs consultations au sein de l’UEO : 2000 hommes, 10 000 hommes, 30 000 hommes. Mais faute de structure adaptée au sein de cette organisation, c’est un groupe de travail militaire animé par les généraux Morillon et Cot, commandants de la 1ère Armée, qui réfléchit à une solution militaire européenne. De leur côté, les responsables politiques et diplomatiques européens, et allemands en particulier, répugnent à engager des troupes dans le bourbier balkanique, l’Allemagne plus que tout autre Etat du fait de son verrou constitutionnel sur l’emploi de la force armée743. Seul un engagement franco-britannique pouvait permettre d’entraîner l’Allemagne dans la création d’une force militaire européenne d’interposition, ce que le gouvernement Major refuse vigoureusement, redoutant qu’une telle force placée sous l’égide de l’UEO ne constitue le prélude à une défense européenne commune que les Britanniques récusent. Les deux principaux responsables miliaires français de l’époque, l’Amiral Lanxade, Chef d’Etat-major des armées, et le Général Douin, son major, partagent ce point de vue, bien qu’ayant vis-à-vis de l’Angleterre des sensibilités différentes :

« Londres est non seulement réticente devant une intervention à laquelle elle se résoudra plus tard mais elle redoute surtout que l’UEO retire de cette opération une crédibilité dangereuse pour la pérennité de l’OTAN. »744

« Le drame est alors que les Anglais, étant les leaders de la défense européenne dans le cadre de l’OTAN, réalisent une chose très importante : si l’on réussit à maîtriser la crise en Bosnie-Herzégovine, à quoi servira finalement l’OTAN puisque toutes les crises en Europe pourront être réglées par un état-major européen ? »745

740 Document d’archive rapporté in Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., p. 216.

741

Il s’agit ici des Casques bleus de l’ONU, et non des troupes de l’UEO qui a laissé les Nations Unies gérer le conflit, comme nous l’expliquons ci-après.

742 Entretien avec Pierre Joxe, Conseil constitutionnel, Paris, 28/04/2004.

743 Entretien à la Chancellerie, 18/05/2006.

744

Jacques Lanxade, op. cit., p. 107.

La dimension politique a ainsi pris le pas sur les questions d’efficience militaire. Le Général Naumann, ancien Generalinspekteur de la Bundeswehr, interprète ce refus anglais comme une conséquence des leçons tirées de la crise de Suez :

« Je me souviens d’une discussion au niveau des ministres de l’UEO où l’on discutait de l’éventualité d’envoyer une Task Force marine là-bas. Cela aurait pu se produire en l’espace d’une demi-heure. Mais sur ce point, c’étaient avant tout les Anglais qui ne le voulaient pas. C’est pourquoi ça a échoué. Peut-être est-ce à nouveau le traumatisme de Suez : jamais plus sans les Américains. » 746

De leur côté, par un jeu de donnant-donnant, Mitterrand et son entourage ne veulent pas fragiliser l’axe franco-allemand, indispensable à la réussite du projet de traité sur l’Union européenne. Une déclaration franco-allemande est publiée le 19 septembre 1991, confirmant la détermination à ne pas reconnaître les frontières par la force, à soumettre l’envoi d’une force de paix à l’approbation de toutes les parties, paralysant la capacité d’action de la Communauté européenne747. Ainsi, cette guerre souligne l'insuccès de l’intervention européenne, intervention menée par une UEO balbutiante qui déclare officiellement le 29 octobre 1991 que « les conditions ne sont pas réunies pour une intervention de l’UEO en

Yougoslavie »748, ce qui la contraint à passer le relais à l’ONU, dont le Conseil de sécurité vote le 25 septembre 1991 un embargo sur les armes en Yougoslavie et déploie 14 000 Casques bleus (dont 2200 soldats français) en février 1992 en Croatie, cantonnant les Douze à un rôle opérationnel subsidiaire, entaché par leurs incohérences.

Cette crise pose la question du leadership franco-allemand en Europe sur ces questions de sécurité : les acteurs politiques et diplomatiques au sommet des deux États ont tenu des positions diamétralement opposées en ce qui concerne les indépendances croate et slovène. Cela tient en particulier à une différence de culture politique, qui amène Français et Allemands à des définitions sensiblement divergentes de l’Etat et de la Nation. En Allemagne, le concept de nation recouvre un groupe ethniquement homogène, tandis qu’en France, la nation repose bien davantage sur une adhésion à des valeurs et des croyances communes, un « vouloir vivre ensemble » selon la formule consacrée d’Ernest Renan, que sur une communauté d’origine ethnique. Or la culture politique à laquelle sont socialisés les opérateurs politiques constitue pour eux un prisme de lecture des situations empiriques. Le

746 Entretien à Berlin, 2/06/2006. Nous traduisons. « Ich erinnere mich an einer Diskussion auf Ministerebene der Westeuropäische Union, wo man diskutierte, ob man nicht eine Marine Task Force dort schenke. Es wäre innerhalb einer halben Stunde vorbei gewesen. Aber in dem Punkt war es vor allem die Engländern, die es nicht wollten. Dann ist es gescheitert. [...] Vielleicht war es wieder das Trauma von Suez: nie wieder etwas ohne Amerika. »

747 Cf. Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand – A l’Elysée 1981-1995, Paris, Fayard, 1996, p. 619 et suiv.

748

In Jean-François Guilhaudis, Les institutions de sécurité (ONU, OTAN, UEO, CSCE, PESC) face à la crise

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