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2. Créer l’Eurocorps : un symbole politique fort et contesté

2.2. L’Eurocorps, un symbole franco-allemand polémique

Si l’accueil de l’Eurocorps par les capitales européennes est globalement positif505, la réaction américaine s’avère orageuse. Les responsables politico-militaires américains multiplient les mises en garde à l’égard des capitales européennes contre toute tentative qui

499 Cf. Samy Cohen, La défaite des généraux, op. cit. Nous ne disposons malheureusement pas d’éléments suffisants pour nous livrer à la même analyse pour l’Allemagne, mais l’Inspecteur Général travaille sous l’autorité du Chancelier, responsable devant le Parlement. Le phénomène est très certainement beaucoup moins marqué en Allemagne, vu la position spécifique de l’armée dans la société. Sur ce dernier point, cf. chapitre 7 de ce travail.

500 Nombre de Chefs d'état-major des armées sont passés par l’Etat-major particulier du Président. C’est le cas depuis les années 1990 du général Lanxade, du général Bentégeat ou encore du général Georgelin, actuel Chef d'état-major des armées.

501 Entretien à la Direction Générale Relations Extérieures, Commission Européenne, Bruxelles, 24/01/2007. La personne en question est en outre officier de réserve de l’armée de terre.

502

Entretien avec Pierre Joxe, Conseil constitutionnel, Paris, 27/04/2004.

503 La crise yougoslave commençant ne fait que souligner l’acuité de ce questionnement. Nous analysons le rôle de matrice des crises balkaniques au chapitre 3.

504 L’Eurocorps s’est ensuite élargi à trois autres membres entre 1993 et 1995: la Belgique, l’Espagne et le Luxembourg. Fort d’environ 45 000 hommes et opérationnel depuis novembre 1995, son caractère multinational s’affirme dans son état-major situé à Strasbourg, tandis que ses grandes unités restent nationales, capables d’intervenir seules ou avec tout ou partie de l’Eurocorps. Toute décision de faire intervenir l’Eurocorps en opération demeure quoi qu’il en soit soumise à l’approbation des nations participantes, et ne peut être prise que si les cinq nations sont en accord.

505 Cf. Jacques Lanxade, op. cit., p. 257. Toutefois le Premier Ministre néerlandais Ruud Lubbers, en charge de la Présidence de la CEE depuis le 1er juillet 1991 et à qui la lettre du 14 octobre a été adressée pour être mise sur la table européenne et fournir une base de discussion en vue du sommet de Maastricht, pense que le moment est mal choisi pour parler de défense européenne et entend bien découpler défense et union politique, contrairement au souhait de Mitterrand et Kohl. Cf. Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id.

aurait pour effet de réduire l’emprise de l’Alliance en Europe. Le conseiller militaire du Président Bush, Brent Scowcroft, tâche alors de fléchir Mitterrand et Kohl afin de les amener à réduire la portée de leur initiative, et Washington manifeste des réactions négatives à l’égard du renforcement de la coopération militaire franco-allemande qui pourrait conduire « à créer l’embryon d’une armée européenne en dehors de l’OTAN »506.

Figure 1 : Insigne de l’Eurocorps507

L’ire américaine se tourne particulièrement contre la France, faisant peser sur Kohl une pression considérable en reprenant notamment à leur compte la notion de « coup de poignard dans le dos »508. Le général Naumann explique sa position délicate en 1991 :

« A présent nous avions contre nous la méfiance du passé, et je devais immédiatement négocier avec les Américains offusqués que de notre côté cela n’avait jamais été pensé comme une idée de miner l’OTAN. Ce fut un processus relativement difficile que d’agir d’un coté avec les Américains et de l’autre avec les Français. » 509

Cela fait écho à la déclaration de François Mitterrand sur France Inter, le 22 octobre 1991, qui affirme : « Puisque l’Europe devient une grande puissance, il est normal qu’elle ne dépende pas des autres en ce qui concerne sa défense. »510 Bush demande expressément à Mitterrand, dans une lettre du 23 octobre 1991, de spécifier clairement qu’il n’envisage pas de remplacer l’OTAN par une défense européenne, même à long terme. Londres trouve ici une occasion supplémentaire de mettre en scène son attachement transatlantique : l’ambassadeur britannique à Bruxelles, Sir Robert Taft, va jusqu’à mettre en garde Paris et

506 Extrait d’un document d’archive issu de l’Ambassadeur de France à Washington, cité in Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., p. 207.

507 Source : http://www.eurocorps.org/fr/historique/lecusson_de_leurocorps/ 16/10/2008

508 Il s’agit en Allemagne d’une expression porteuse d’une signification particulière car c’est celle qui fut employée par les nazis à l’encontre des sociaux-démocrates de la République de Weimar pour les accuser de la défaite allemande lors de la première guerre mondiale (légende du Dolchstoss im Rücken).

509 Entretien à Berlin, 2/6/2006. Nous traduisons. « Und nun hatten wir gegen wir das Missvertrauen der Vergangenheit und ich musste gleich mit den empörten Amerikanern verkaufen, dass das von unserer Seite auch niemals als Idee gedacht war, die NATO zu unterminieren. Es wurde ein relativ schwieriges Prozess, das mit den Amerikanern einerseits und mit den Franzosen anderseits zu handeln. »

Bonn contre le risque que fait courir leur projet « inadmissible, inacceptable »511à l’intégrité de l’Alliance. A l’issue de discussions triangulaires Paris-Washington-Bonn tendues, l’équipe de Bush finit le 4 novembre 1991 par accepter l’initiative Mitterrand-Kohl sous réserve que celle-ci soit assortie de signaux de réassurance concernant la pérennité de l’Alliance. On retrouve ici un écho à la situation de 1963, lorsque le Bundestag ajouta au Traité de l’Elysée un préambule visant à rassurer l’allié américain et vidant de sa substance le volet militaire. Cette démonstration morale de force américaine est en outre révélatrice des interrogations de Washington sur son statut de superpuissance et sa capacité de leadership sur le continent européen après la guerre froide : l’enjeu majeur est pour les Etats-Unis de continuer à légitimer leur tutelle non seulement militaire, mais surtout politique. En termes wébériens, le leadership américain de type traditionnel pendant la guerre froide se trouvant mis en balance, Washington tente le levier charismatique, levier qui d’ailleurs fonctionnera à nouveau en 2003 lors de la division des Européens autour de la guerre en Irak, nombre d’Etats-membres prêtant aux Etats-Unis des compétences hors norme en matière militaire.

Pour autant, les arrière-pensées sous-jacentes –que les entretiens révèlent tout à fait- montrent des perceptions diamétralement opposées de cet Eurocorps et de ses possibles usages, tout particulièrement sur la question majeure qui clive le débat autour de la défense européenne : le rapport à l’Alliance atlantique, qui s’ajoute à la tension entre une priorité à l’européanisation et la volonté de maintenir son rang pour la France, et le souhait d’entamer sa normalisation pour l’Allemagne. Il apparaît aujourd’hui évident que les acteurs français envisageaient un emploi du corps dans l’unique cadre de l’UEO à l’origine, alors que les acteurs allemands tenaient pour certain que le Corps ne pourrait être employé en dehors du cadre de l’Alliance. Un ancien major de l’amiral Lanxade l’explique ainsi :

« Pour un Allemand, c’était commandé par l’OTAN, tandis que dans la pensée de l’Amiral Lanxade, c’était commandé par les Européens. Or il n’y a pas d’Etat-major opérationnel européen, alors qu’il y a un Etat-major opérationnel otanesque. L’état-major est soit national (français), soit à l’occasion binational (franco-anglais pour certaines opérations dans le Golfe, ou franco-allemand mais les Allemands n’intervenaient pas à l’extérieur à l’époque, donc cela restait une hypothèse). Il n’était pas imaginable dans l’esprit d’un militaire allemand que le Corps Européen soit employé sous un autre drapeau que celui de l’OTAN. On allait de toute façon dans une butée pour l’emploi de cette force. Le côté symbolique était parfait (défilés, prises d’armes, visites officielles), mais s’il y avait à l’employer, c’était impossible. »512

Un diplomate allemand en poste sur ces dossiers au ministère des Affaires étrangères à Bonn à l’époque expose clairement la vision allemande de cet instrument :

511

Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., p. 259.

« La Brigade Franco-Allemande et l’Eurocorps étaient très fortement conçus comme des éléments du lien transatlantique. Et pour nous Allemands, c’était à l’époque un motif et une tentative de sortir un peu les Français de leur vision fondamentaliste vis-à-vis de l’OTAN et de les faire travailler ensemble avec une unité assignée à l’OTAN. » 513

Les tensions rencontrées autour de la proposition par la France d’envoyer l’Eurocorps en Bosnie, proposition refusée par le ministre allemand de la Défense Volker Rühe qui n’entendait pas faire de cette unité un « Afrikakorps »514, sont révélatrices de ces arrière-pensées. Les représentations sensiblement différentes de l’Eurocorps ne font qu’accentuer son rôle éminemment politique et symbolique au détriment de la recherche d’efficience militaire, une caractéristique largement prégnante en matière de défense européenne aujourd’hui encore515. La politique étrangère constitue d’ailleurs un type d’action publique qui met en exergue l’importance de la dimension symbolique : agir politiquement, c’est d’abord montrer et faire croire que l’on agit516. Le Président Mitterrand pensait beaucoup en symboles en la matière517. L’initiative de créer l’Eurocorps ne saurait donc être analysée en profondeur sans considérer sa portée symbolique. Symbolique tout d’abord car elle concerne un attribut régalien de l’Etat, détenteur du monopole de la violence légitime : les deux Etats impliqués décident volontairement d’envisager de déléguer une petite parcelle de leur souveraineté à une institution bilatérale destinée à s’ouvrir. Symbolique ensuite, dans la lignée de la BFA, car elle est destinée à terme à amener des soldats allemands et français à se battre côte à côte, prenant le contre-pied d’un passé antagoniste pour construire un futur européen stabilisé et verrouillant définitivement la réconciliation ; en ce sens, cette lettre confirme le rôle de la « mémoire générationnelle » en politique étrangère518. Elle s’inscrit en ce sens dans le climat émotionnel de la coopération franco-allemande des années 1980-1990, qui se modifie avec l’arrivée de Jacques Chirac et Gerhard Schröder au pouvoir entre 1995 et 1998 au profit d’un partenariat plus pragmatique et normalisé. L’Eurocorps représente aussi un « instrument pour montrer aux peuples la réconciliation franco-allemande, avec des gestes et des symboles forts, comme la poignée de main de Verdun en

513 Entretien à la Bundesakademie für Sicherheitspolitik, Berlin, 24/04/2006. Nous traduisons. « Die Deutsch-Französische Brigade und das Eurokorps waren sehr stark als Element der NATO Verteidigung konzipiert. Und für uns Deutsche war damals eine der Motive und den Versuch, die Franzosen ein bisschen aus ihrer fundamentalistischen Sicht gegenüber der NATO herauszubringen und mithin zusammen mit einem NATO-assignierten deutschen Verband zusammenzubringen. »

514 Cf. Anne-Marie Le Gloannec, « Europe by other means ? », in International Affairs, 73 (1), 1997, p. 90.

515

Cf. notre troisième partie.

516 Cf. Murray Edelman, op. cit.

517 Hans-Dietrich Genscher évoque un projet d’ambassade bilatérale : « Dumas hatte auch die Idee einer deutsch-französischen Botschaft aber einige haben sich auf dem französischen konstitutionellen Recht gestützt, um zu sagen, dass Frankreich selbst vertreten sein sollte. Es war trotzdem ein Ausdruck von Bereitschaft zum gemeinsamen Handel. » [Nous traduisons: « Dumas avait aussi l’idée d’une ambassade franco-allemande mais quelques-uns se sont appuyés sur le droit constitutionnel français pour dire que la France devait se représenter elle-même. C’était cependant l’expression d’une disposition à l’action conjointe. »] Entretien à Bonn, 22/06/2006.

1984 »519 : le défilé du Corps sur les Champs-Elysées le 14 juillet 1994 est à ce titre révélateur.

L’initiative est symbolique enfin car elle révèle un processus de construction cognitive de la solution à la problématique de la défense et de la sécurité du continent, en parallèle avec les réflexions nourrissant la préparation du sommet de Maastricht520. Un diplomate français à l’époque actif sur ce dossier confie :

« Dans le contexte de la réunification, une de ses fonctions était de donner une nouvelle légitimité à la présence des forces françaises en Allemagne. Au-delà de l’instrument opérationnel et politique, il y avait des enjeux de présentation. En 1991, on est dans une période où le Corps Européen est probablement l’unité la moins disponible pour les opérations compte tenu de la structure qu’on lui a donnée parce qu’on est encore dans une réflexion Centre-Europe, qui est rapidement assez décalée deux ans plus tard. On s’enfonce dans des opérations de maintien de la paix de plus en plus lourdes autour des Balkans et de la Somalie, alors que des contraintes très fortes pèsent sur l’emploi des forces allemandes à l’étranger. Il y a donc un décalage entre l’instrument qui symbolise l’intervention à l’extérieur, et sa composition qui en fait une unité assez peu déployable. »521

Le sommet européen de Maastricht offre aux acteurs politico-militaires franco-allemands du premier cercle une occasion de transformer l’essai, comme le souligne l’amiral Lanxade :

« La lettre est la première initiative où l’on commence à parler de politique extérieure et de sécurité commune devant déboucher sur une défense commune : c’est là que la défense européenne commence à se mettre en place. »522

La lettre Mitterrand-Kohl peut être analysée comme une phase de spécification du problème de la défense européenne en termes d’analyse de l’action publique, tandis que les réunions de décembre 1991 à Maastricht en assurent la diffusion523. Mais les négociations de Maastricht marquent également l’apogée de la lutte entre les deux projets concurrents.

3. La Conférence intergouvernementale de Maastricht : un saut

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