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3. L’Union de l’Europe occidentale, ersatz désarmé de la CED

3.2. L’UEO, un cadre européen pour réarmer l’Allemagne

De leurs côtés, les cercles politico-diplomatiques de décision, en particulier français, ont manifesté des visées politiques en élaborant les accords de Paris : non seulement ces accords ouvraient la porte à une réinsertion à long terme de le RFA dans le système de défense de l’Europe occidentale puisque figurait dans le texte une clause évoquant le principe de l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN, tout en maintenant le statut militaire de l’Allemagne dans un cadre contraignant et maîtrisé ; mais l’UEO contribuait également à renforcer les engagements britanniques sur le continent puisque les nouveaux accords aboutissaient à un accroissement du nombre de soldats britanniques stationnés en Allemagne afin d’augmenter le dispositif de sécurité continental. Il s’agit ici des deux grands soucis français de l’époque, qui ressurgissent de façon larvée à la chute du Mur de Berlin : amarrer l’Allemagne à l’Europe occidentale, et impliquer la Grande-Bretagne dans la défense du continent. A nouveau, les débats brisent les frontières des camps cédistes et anticédistes, et les accords de Paris sont adoptés à une courte majorité à l’Assemblée nationale le 30

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Id., p. 100.

décembre 1954 : 287 vois pour, 260 contre, 74 abstentions702. Mais l’organisation de l’UEO rassure davantage que l’ancienne CED car elle s’appuie sur des structures intergouvernementales qui ne remettent pas en question la souveraineté étatique. Ce point constitue toujours aujourd’hui un point fort de la position française dans la politique européenne de défense, soit le maintien d’une stricte intergouvernementalité, alors même que certains hommes politiques allemands aspirent à davantage d’intégration, dans une perspective fédéraliste703.

L’Union de l’Europe occidentale avait été chargée par ses cinq membres initiaux704 de les garantir contre les dangers du réarmement allemand, et plus largement « pour que l’emprise d’un Etat européen sur les autres ne puisse plus jamais se reproduire »705. Le contexte de la guerre froide marque très fortement la teneur du texte, et la clause de solidarité exprimée en son article V est plus contraignante que celle ayant cours dans le cadre du Traité de l’Alliance atlantique :

« Au cas où l’une des parties contractantes serait l’objet d’une agression armée en Europe, les autres lui prêteront, conformément aux dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, aide et assistance par tous les moyens en leur puissance. »706

L’organisation s’appuie sur quatre institutions, mises en place les 6-7 mai 1955, qui ont pour partie inspiré celles de la politique européenne de défense en 2000 : à côté du Conseil des ministres des Affaires étrangères déjà existant, une Assemblée parlementaire consultative, une Agence de Contrôle des Armements (ACA) et un Comité permanent des Armements (CPA). Mais toute l’ambiguïté de cette organisation européenne de sécurité embryonnaire réside dans l’inégalité de statut entre ses membres, l’Allemagne se voyant par exemple interdire formellement de fabriquer et posséder des armes ABC707. Malgré cela, Adenauer, très préoccupé de réinsérer l’Allemagne dans le jeu européen, s’est soumis à ces conditions strictes qui permettaient à la RFA, sous le couvert de l’UEO, de regagner une armée dans le cadre de l’OTAN708 : il ne devait pas exister d’autres forces armées allemandes que celles dédiées au système de sécurité occidental, soit 12 divisions, 1300 avions et vaisseaux maritimes légers, le tout agréé par le Conseil de l’Atlantique Nord.

702 Elisabeth Du Réau, id., p. 321.

703 Nous revenons sur ce point au chapitre 9.

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Ces cinq pays initiaux de l’UO sont : la France, la Grande-Bretagne, et les pays du Benelux. Le premier élargissement, fondant l’UEO, a lieu en 1954 : les accords de Paris intègrent la RFA et l’Italie. L’Espagne et le Portugal les rejoignent en 1988, puis la Grèce en 1992. Aujourd’hui, outre ces Etats, l’UEO compte des partenaires associés : la Norvège, la Turquie et l’Islande depuis 1992, les PECO en 1994 lors de la Déclaration de Kirchberg. www.weu.org et Patrice Van Ackere, L’Union de l’Europe occidentale, op. cit.

705 Idem, p. 3.

706 Article V, Traité de Bruxelles modifié, 23 octobre 1954.

707 Il s’agit des armes atomiques, bactériologiques et chimiques.

708

Cf. Maurice Vaïsse, L’Europe sans défense : du blocus de Berlin à Sarajevo, pp. 359-375, in Michel Dumoulin (dir.), op. cit.

L’UEO visait de son côté à contrôler les armements. Les accords de Paris reconnaissent à la RFA « la pleine souveraineté d’un Etat souverain sur ses affaires intérieures et

extérieures »709 et organisent le stationnement des troupes alliées sur le territoire allemand. Ainsi, ce dispositif donnait à l’Allemagne une armée nationale, tout en rassurant la France en lui donnant un théorique droit de regard sur la Bundeswehr en émergence. L’Allemagne a ratifié les accords de Paris le 15 mars 1955, et le 5 mai, elle rentre à l’OTAN lors d’une cérémonie organisée à Paris au Palais de Chaillot. La Bundeswehr voit le jour en 1956.

L’UEO paraît finalement être largement demeurée un construit politico-diplomatique, se trouvant rapidement concurrencée par la mise en œuvre de l’OTAN en 1950-1951 : l’OTAN a su encadrer le réarmement de la RFA et dominer les questions de défense en Europe. Dès 1955, les ambitions françaises placées en l’UEO se trouvent balayées, et le projet de défense européenne est finalement repoussé sine die : la sécurité tant du continent européen que du territoire français dépendent nécessairement du cadre transatlantique710. La position britannique pragmatique tend à renforcer cette primauté otanienne : pour Churchill, l’UEO pouvait être perçue comme une aspiration européenne de l’Alliance711. Londres et Washington se sont d’ailleurs entendus dès 1950 sur le principe de non-concurrence entre l’UO à l’époque et l’OTAN. Ce principe prévaut toujours aujourd’hui entre l’UE et l’OTAN, mais est interprété de façon sensiblement différente par les européanistes, au premier rang desquels la France, et dans une mesure moins marquée l’Allemagne, et les atlantistes emmenés par la Grande-Bretagne712. Cette analyse militaire se cristallise à l’occasion de la crise de Suez : les élites politico-militaires françaises et britanniques en tirent deux leçons diamétralement opposées. Les Britanniques en ont tiré la conclusion que l’on ne pouvait rien faire sans l’aval des Etats-Unis, et qu’il fallait que les Européens s’en remettent au lien transatlantique ; les Français ont au contraire conclu de l’affaire de Suez qu’il était devenu nécessaire de pouvoir agir de façon indépendante, et donc de créer une troisième voie entre les deux blocs, voie qui passait par un renforcement de la Communauté Européenne713. Dès lors, les services du ministère de la Défense ont commencé à s’investir dans le partenariat stratégique franco-allemand. Si ces services mêlent civils et militaires, quelques officiers généraux semblent avoir joué un rôle actif dans cette entreprise, tels le général Ely, fervent défenseur de la CED : il signe notamment le 6 juin 1957 avec son

709 Traité de Bruxelles modifié, www.weu.org .

710

Cf. George-Henri Soutou, L’alliance incertaine – Les rapports politico-stratégiques franco-allemands,

1954-1996, Paris, Fayard, 1996, p. 26 et suiv. 711 Id., p. 295.

712 Nous revenons sur ce point aux chapitres 3 et 8 notamment.

713

C’est une interprétation que nous avons rencontrée aussi en entretien, notamment auprès du général Klaus Naumann.

homologue allemand, le général Heusinger, un protocole visant à accélérer la mise sur pied du Comité militaire prévu par l’accord de Colomb-Béchar de janvier 1957714. Cet accord entendait instituer une forme de coopération industrielle et technologique dans le domaine nucléaire entre la France et l’Allemagne715.

L’Union de l’Europe occidentale cristallise les divergences de points de vue sur la conception de la défense européenne : Maurice Vaïsse parle même de « véritable divorce entre la France et ses partenaires »716. Si ceux-ci ne conçoivent pas de sécurité collective du continent en dehors de l’OTAN, la France, sous l’égide du général de Gaulle de retour au pouvoir depuis 1958, affirme très tôt une volonté de leadership et de puissance, qui demeure aujourd’hui encore une constante de sa position nationale en politique étrangère. Le clivage autour de la question du lien transatlantique et de l’autonomie de la défense européenne demeure de nos jours encore le clivage structurant les positions nationales concernant la politique européenne de défense. Cette volonté de leadership en matière de politique étrangère et de défense sur le continent européen va pousser de Gaulle à intensifier le partenariat franco-allemand en vue de constituer une « Europe européenne », suite à l’échec du Plan Fouchet de 1962, avec le Traité de l’Elysée signé entre le Président français et le Chancelier Adenauer le 22 janvier 1963, prévoyant dans le secteur militaire des rencontres trimestrielles entres les ministres de la Défense et les Chefs d’État-major, des échanges intensifiés de personnel, et une harmonisation des conceptions stratégiques.

Tout l’enjeu de ce retour sur les initiatives de défense européenne dès le début du XXème siècle, et plus particulièrement sur le projet de CED, visait à montrer qu’il semble bien exister une forme de sentier de dépendance sur le sujet, en faveur de l’Alliance atlantique. Des habitudes de réflexion ont été prises, comme le note le diplomate belge Philippe de Schouteete, familier du dossier :

« Depuis l’échec de la Communauté Européenne de Défense, […] l’idée d’une défense proprement européenne était purement spéculative et formellement écartée par l’orthodoxie dominante qui mettait un accent exclusif sur l’Alliance atlantique et ses commandements intégrés »717.

714

Georges-Henri Soutou, op ; cit., pp. 88-89 et 117 et suiv.

715 Cf. Jacques Binoche, Histoire des relations franco-allemandes de 1789 à nos jours, Paris, Armand Colin, Coll. « U », 1996, p. 245.

716 Maurice Vaïsse, op. cit., p. 367.

717

Philippe de Schouteete, Une Europe pour tous. Dix essais sur la construction européenne, Paris, 1997, p. 127.

L’exigence d’une dimension européenne de la défense est progressivement devenue un élément incontournable au sein des milieux politico-militaires français surtout, et allemands plus récemment, depuis le milieu des années 1990. Cette dimension a pu s’incarner par le lancement du partenariat stratégique franco-allemand par le Traité de l’Elysée, tandis que l’UEO est demeurée dans un état de léthargie jusqu’à sa relance par François Mitterrand et Helmut Kohl en 1984, plus symbolique que réellement efficiente. Elle était néanmoins la seule organisation européenne spécialisée dans les questions de sécurité en dehors de l’OTAN jusqu’en 1999, et a fourni un cadre de socialisation tant militaire que diplomatique qui a pu inspirer la création de certains organes et du fonctionnement de la PESD, comme nous le montrons dans notre seconde partie.

La tentative avortée d’armée européenne, tout comme les initiatives qui l’ont précédée, relève largement d’un processus réactif, naissant sous la contrainte d’un contexte international troublé au sein duquel il s’agit de formuler des solutions visant à pallier aux insuffisances mises en avant par la crise. Il en va de même pour la Politique Européenne de Sécurité et de Défense actuelle, largement redevable aux guerres de Bosnie et du Kosovo ayant souligné l’échec patent des Européens à agir militairement pour résoudre le conflit.

Chapitre 3

Construire la politique européenne de défense :

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