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2. Un projet européen alternatif : l’UEO comme embryon d’une défense européenne autonomisée

2.1. Un projet façonné à partir des lacunes diplomatiques européennes

C’est seulement en 1973 que l’Europe des Neuf commence à se préoccuper d’une notion floue d’ « identité européenne dans la société internationale »377. D’ailleurs, la CIG de Stuttgart en 1983 part du principe que « la coopération politique en matière de politique

étrangère ne [peut] pas être réalisée dans le cadre des traités »378. Ainsi la Communauté Européenne oppose-t-elle un non possumus à l’idée de développer une identité propre pour les questions militaires et de défense. C’est pourquoi les origines de cette notion sont à rechercher dans l’UEO. L’Union de l’Europe occidentale est la seule organisation européenne spécialisée dans les questions de sécurité, même si elle reste dans un état de

376 Nous revenons sur la genèse de l’idée de défense européenne au chapitre 2.

377 Rapporté par Daniel Vignes, L’idée d’Identité Européenne de Sécurité et de Défense, in Olivier Pirotte, (dir.), Sécurité européenne et défense nationale, op. cit., p. 26. Cf. également André Dumoulin, L’identité

européenne de sécurité et de défense, op. cit. 378 Ibid.

léthargie entre 1951 et 1984-1987. Mais l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979 vient démontrer la nature artificielle de la distinction entre les questions économiques et politiques d’un côté, au sein de la CEE, et de politique étrangère et de sécurité de l’autre discutées dans les arènes fournies par la CPE et l’UEO. Dès l’hiver 1981, certains chefs d’État et ministres européens cherchent à donner davantage de consistance à la CPE379 institutionnalisée par l’Acte Unique de 1986. Le rapport de Londres reconnaît pour la première fois la légitimité des États européens à se doter d’un droit de regard sur les questions de sécurité par le biais de la Coopération Politique Européenne. Suivent deux projets plus ambitieux : d’une part, la proposition Genscher-Colombo du 27 novembre 1981, des noms des ministres allemand et italien des Affaires étrangères, insistait sur « la responsabilité mondiale de l’Europe » et proposait que « la sécurité de l’Europe soit aussi

garantie par des actions communes dans le domaine de la politique de sécurité »380, tout en cherchant à maintenir un lien fort avec l’Alliance atlantique381 : l’enjeu consistait à renforcer la coordination entre les politiques étrangères des Etats-membres et de créer un conseil des ministres de la Défense ; d’autre part, le projet Spinelli pose lui aussi quelques principes de consultation382. Ces deux tentatives demeurent néanmoins lettres mortes, rejetées par l’Irlande, le Danemark et la Grèce. Dans la réalité de la pratique communautaire, la CPE reste essentiellement déclaratoire, même si son institutionnalisation par l’Acte Unique fait mention de « la coordination des États sur les aspects politiques et économiques de la

sécurité »383.

Il s’agit là d’un pas fondamental : l’AUE manifeste la première avancée vers une possibilité d’appréhension commune des problèmes de sécurité et de défense, face à l’échec d’élaboration d’une identité de défense européenne par le biais de la CPE et au non

possumus exprimé par la CEE sur les questions militaires. Il apparaît clair jusqu’ici que la

constitution d’un projet européen de défense en dehors du lien transatlantique repose sur les chefs d’État, leur entourage de conseillers propres et les ministères des Affaires étrangères. Les propositions ne proviennent pas des armées : il n’est pas question de revendications remontant des chefs d’état-major des différentes armées, qui de leur côté pratiquent depuis

379 Sur ce sujet, cf. Jean-Pierre Maury, op. cit., pp. 165-221et www.europa.eu.int

380

Cité in Trevor Salmon, Alistair Shepherd, Toward a European Army. A military power in the making ?, London, Kynne Rienner Publishers, 2003, p. 37.

381 On retrouve ici une caractéristique allemande visant à conserver le rôle de l’OTAN, tout en tâchant de se doter de moyens de parler de défense au sein de la Communauté européenne. Nous revenons dans la section C de ce chapitre sur les visions française et allemande concernant la constitution d’une politique européenne de défense.

382 Article 63-1 : « Etablissement de la paix par le règlement pacifique des conflits, [efforts] sur la sécurité, la dissuasion des agressions, la détente, la réduction mutuelle, équilibrée et contrôlable des forces militaires et des armements. » Cf. Jean-Pierre Maury, op. cit., p. 196.

les années 1960-70 une coopération technique importante sans pour autant mettre en avant l’exercice de cette coopération au profit d’un objectif politique commun384.

François Mitterrand propose ainsi dès 1983 de réactiver l’UEO afin d’en faire la base d’une identité européenne de défense. Par rapport à l’OTAN, l’UEO présentait un double avantage : celui de constituer une enceinte de discussion entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des États européens indépendamment de l’autorité américaine, et celui de ne pas compter dans ses rangs les trois opposants les plus virulents au renforcement de la dimension sécurité de la CPE : l’Irlande, le Danemark et la Grèce. La relation personnelle entre Mitterrand et Kohl d’une part, entre Dumas et Genscher d’autre part, a permis de faciliter le dialogue sur le sujet et de convaincre Kohl et Genscher de soutenir l’initiative française : « L’UEO était une tentative de donner à l’Europe une identité de

défense et aussi de restreindre les armements allemands.» 385 Le général Klaus Naumann,

Generalinspekteur de la Bundeswehr au moment de la réunification allemande, expose bien

le fameux grand écart allemand, visant à relancer l’UEO tout en ménageant l’OTAN :

« Nous avions essayé de tirer l’UEO de son sommeil. Il y avait déjà cette idée que, en tant qu’Européens, nous devions mettre quelque chose sur les rails afin d’être pris au sérieux par la seule puissance internationale, l’Amérique. Nous Allemands ne voulions en aucun cas une UEO en concurrence avec l’OTAN, comme nous ne voulons pas construire l’UE en concurrence contre l’OTAN. Mais nous voulions montrer qu’en tant que nations seules, nous étions trop faibles vis-à-vis de l’Amérique. C’est pourquoi nous voulions utiliser l’UEO. »386

Ainsi, à l’initiative de Mitterrand et Kohl, les ministres des Affaires étrangères européens ont réactivé l’Union de l’Europe occidentale le 27 octobre 1984. L’année 1984 est aussi celle des dernières restrictions imposées à l’Allemagne en matière d’armements classiques et celle de la création de la Force d’Action Rapide (FAR) française dans la perspective d’être en mesure de projeter rapidement des troupes en Allemagne et d’intervenir sur le théâtre d’action centre-européen387. On le voit clairement, la revivification de l’UEO n’est pas due aux militaires, mais largement aux acteurs politiques et aux diplomates. Les

384 Nous revenons sur ce point dans le troisième paragraphe de cette section.

385 Entretien avec Hans-Dietrich Genscher, Bonn, 23/06/2006. Nous traduisons. « Die WEU war ein Versuch, Europa eine Verteidigungsidentität zu geben und auch eine Rüstungsbeschränkung Deutschlands. »

386 Entretien à Berlin, 2/06/2006. Nous traduisons. « Wir hatten es versucht, die WEU aus ihrem Schlaf zu wecken. Es gab schon dieser Gedanke: wir müssen etwas als Europäer auf die Beine bringen, damit wir gegenüber der einzigen Weltmacht Amerika ernst genommen werden. Wir Deutschen wollten die WEU niemals als Konkurrenz zur NATO, so wie die EU nicht als Konkurrenz gegen die NATO aufbauen. Aber wir wollten zeigen, dass wir alleine als Nationen zu schwach gegen Amerika sind. Deswegen wollten wir die WEU nutzen. »

387 La FAR satisfait le désir germanique de voir le voisin français s’impliquer rapidement à l’avant en cas de bataille à l’Est. Forte de 47 000 hommes, la FAR est constituée d’un commandement, de trois divisions et de deux divisions légères. De ses défaillances (au centre desquelles sa distance trop éloignée du Rhin) apparaît la nécessité d’institutionnaliser la coopération franco-allemande en ce qui concerne les forces conventionnelles. Cf. Maurice Vaïsse, L’Europe sans défense : du blocus de Berlin à Sarajevo, p. 369, in Michel Dumoulin (ed.), La Communauté Européenne de Défense, leçons pour demain?, Bruxelles, Coll. EUROCLIO, n°15, 2000.

entretiens que nous avons conduits auprès d’officiers français et allemands, notamment d’officiers généraux à des postes clefs à l’époque, révèlent un certain scepticisme des militaires vis-à-vis de cette organisation :

« La défense européenne a commencé un an avant l’OTAN, avec l’UEO qui était une invention de diplomates avec un gros défaut : les ambassadeurs ont cru que l’UEO pourrait tenir tête à l’OTAN. Or l’UEO était un organisme bâtard qui n’avait pas résolu le problème d’un patron politique identifiable, avec un Chef d’État-major identifiable au niveau européen. »388

Cette réflexion, quoiqu’un peu émotionnelle, révèle assez justement l’opinion que nous avons maintes fois rencontrée chez les officiers français et allemands389. La représentation qui semble prévaloir dans le milieu des officiers généraux consiste à dire que l’UEO, au départ effectivement tournée contre l’Allemagne et visant à constituer un rempart au réarmement allemand390, représente un « club de diplomates »391, une bureaucratie floue dont on ne sait guère quel peut être son rôle, et une organisation ayant surtout la vocation politique de proclamer l’existence d’une autre institution de défense européenne que la seule Alliance atlantique. Un ancien Chef d’État-major particulier de François Mitterrand confie :

« Tous les 6 ans, les politiques sortaient l’idée de relancer l’UEO et ça repartait. […] L’UEO avait été relancée par Chirac sous Giraud, poussé par le Quai d’Orsay pendant la première cohabitation. Puis Jean-David Lévite a souvent bataillé pour relancer l’UEO comme torpille contre les États-Unis entre 1989 et 1995. »392

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