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La réunification appelle une « redistribution des rôles entre les puissances »292 au sein de l’espace européen occidental, notamment dans la relation franco-allemande qui peut être modélisée sous la forme d’un modèle d’interpénétration normalisée à deux joueurs, soit un jeu au sein duquel A exerce une emprise sur B, mais B dispose également d’un certain pouvoir sur A, et A et B jouent leur coup en fonction du coup de l’autre293. Ce type de modèle de jeu nous permet de saisir les deux rationalités à l’œuvre, comme nous l’expliquons plus bas (section C). Michael Steiner, conseiller diplomatique de Gerhard Schröder entre 1998 et 2002, écrit : « Avant la réunification, la relation franco-allemande

était une donnée imposée. Depuis, c’est un processus volontaire. »294

Avec le recouvrement

de son unité et de sa souveraineté, l’Allemagne peut prétendre à redécouvrir ses intérêts nationaux et renouer avec la « normalité »295, même si les dirigeants allemands restent encore très prudents avec cette notion jusqu’à l’alternance politique de 1998 tant elle s’est trouvée dévoyée par le passé, sous l’empire wilhelmien et le Reich nazi296. Toutefois la

290

Cf. Pierre Guillen, op ; cit., Timothy Garton Ash, op. cit. ; Joseph Rovan, op. cit.

291 Le terme de jeu s’inspire ici de la sociologie éliassienne et permet de mettre en exergue la dimension relationnelle des interactions entre les États au sein de la configuration sociale que constitue la construction européenne. Cf. Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., pp. 93 et suiv.

292

Louis Gautier, op. cit., p. 33.

293 Id.

294 Michael Steiner, « Le Mur n’est pas tombé à Berlin mais à Prague », Le Monde, 28 octobre 1998.

295 La réunification vient mettre fin au Sonderweg allemand qui tendait à justifier le refus de la RFA de mener une action propre au plan international. A partir de 1990-1991, l’idée se fait jour dans la classe politique allemande, notamment sous la houlette de Volker Rühe, appelé à devenir Ministre de la Défense en 1992, que « l’Histoire, aussi terrible soit-elle, ne doit pas servir d’alibi pour renoncer à l’action et à la politique. Au contraire, elle justifie l’exercice courageux de responsabilités, notamment en matière de politique étrangère. » In Jacques-Pierre Gougeon, op. cit., p. 84.

296 Aujourd’hui encore, la notion d’intérêts nationaux est loin d’être évidente en Allemagne et tend à cliver l’opinion publique et la classe politique. Lors de notre entretien avec Hans-Dietrich Genscher, nous avons eu l’opportunité d’aborder cette question. Il nous fut répondu que les intérêts allemands ne pouvaient que se confondre avec les intérêts européens (qui semblent parfois bien difficiles à discerner pourtant). Pour l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, l’Allemagne a achevé les deux buts qu’elle s’était fixés au sortir du

reprise en compte de ses intérêts implique un retour de l’Allemagne unifiée dans le champ des relations internationales, rôle qui était jusqu’alors dévolu exclusivement à la France au sein du continent européen, celle-ci bénéficiant d’une marge de manœuvre que le poids du passé ne venait pas réduire. Le nouveau statut de l’Allemagne modifie par effet de domino celui de ses partenaires principaux, et avant tout celui de la France, lui laissant les mains libres pour penser les modalités d’une nouvelle forme d’alliance avec elle. Ce bouleversement vient donc peser sur la logique des acteurs dans le débat sur la question de la défense de l’Europe, l’enjeu étant de conserver une stabilité dans l’interaction franco-allemande dans le domaine militaire et diplomatique, afin de faire de cette relation bilatérale une force de leadership pour les acteurs politico-diplomatiques français et allemands en Europe.

La position centrale du territoire germanique en Europe en fait l’interlocuteur privilégié des PECO, et leur porte-parole envers l’OTAN. L’Allemagne est désormais le centre de gravité de la Communauté Européenne. Or le couple franco-allemand était jusque-là fondé sur la complémentarité, ou « double équilibre »297 entre les deux pays : la puissance économique et démographique allemande, en échange de la puissance politique et diplomatique française. Or dans le monde post-westphalien qui se fait jour depuis le milieu des années 1980, la puissance d’un Etat se caractérise par une dynamique de fragmentation qualifiée de « non-fongibilité des vecteurs de puissance »298 : ce ne sont plus seulement les puissances militaires et diplomatiques qui sont amenées à régir la scène internationale ; les profils de puissance intègrent désormais la possibilité pour un Etat de disposer d’un seul vecteur de puissance, tel l’économie, le commerce… L’Allemagne unifiée se trouve alors en position de force face à son partenaire français « qui voit les attributs traditionnels de sa puissance menacés »299 : premier investisseur à l’étranger, premier contributeur net de la CEE et quatrième puissance financière de l’ONU, elle occupe une position de superpuissance économique et commerciale, renforcée par la démographie la plus dense d’Europe.

règlement de la Seconde Guerre mondiale, soit revenir dans le club des puissances démocratiques et retrouver son unité. Cela lui permet de participer aux grands débats internationaux, dont elle ne maîtrise pas toujours les tenants et les aboutissants du fait de son histoire. Entretien au domicile d’Hans-Dietrich Genscher, Bonn, 23/06/2007.

297 Cf. Daniel Vernet, « La France et l’Allemagne », p. 880, in Politique Etrangère, 60 (4), 1995. Stanley Hoffmann emploie le terme d’ « équilibre des déséquilibres », cité in François Heisbourg, French and German

approaches to organizing Europe’s future Security and Defense : a perspective, p. 58, in David Calleo, Eric

Staal (eds), Europe’s Franco-German engine, Washington, Brookings Institution Press, 1998. Philippe Moreau Defarges parle quant à lui d’ « équilibre équivoque », in « Le couple franco-allemand : quel avenir ? », in Défense Nationale, 51 (8/9), 1995, p. 109.

298

Notamment Joseph Nye insiste sur l’importance du facteur économique dans l’accession au statut de puissance, et pointe les facteurs immatériels (rayonnement culturel, influence au sein d’organisations internationales…) comme éléments de puissance. Joseph Nye, « The US and Europe : continental drift ? », in

Journal of International Affairs, Royal Institute for International Affairs, London, Vol. 76, n°1, January 2000,

pp. 51-61.

L’Allemagne est par conséquent perçue comme un danger potentiel à canaliser, susceptible de dériver soit vers le neutralisme, soit vers une attitude otanienne plus poussée qui mettrait la France dans une position de marginalisation en Europe en ce qui concerne les questions de sécurité et de défense, celle-ci se refusant depuis 1966 à participer au commandement militaire intégré de l’OTAN300.

Cette seconde crainte se trouve en partie confirmée par la réaffirmation de la loyauté atlantique de la République Fédérale lors de son adhésion à l’OTAN et ses structures intégrées, en tant qu’Etat réunifié, selon les dispositions de l’article 6 du Traité « 4+2 »301 :

« L’OTAN, et plus spécialement l’amitié étroite et le partenariat avec les Etats-Unis, demeurent le fondement de la politique de sécurité allemande et la garantie de notre liberté » déclare le Chancelier Kohl302. On trouve ici un phénomène de path dependency, c'est-à-dire que tout “sentier” emprunté tend à se cristalliser et à devenir de plus en plus contraignant303. L’Allemagne étant un importateur de sécurité otanienne, et plus spécifiquement américaine, depuis 1949, elle ne saurait réorienter spontanément sa stratégie en dehors de l’Alliance atlantique, d’autant plus que son establishment politico-militaire est depuis plus de quarante ans socialisé dans le cadre de l’OTAN. L’Amiral Weisser, ancien conseiller du ministre de la Défense allemand de l’époque Volker Rühe, explique l’analyse de Kohl :

« Le plus important au moment du processus de réunification était pour Kohl de rester dans l’OTAN dans son ensemble. C’était assez difficile ! Surtout avec les conditions spéciales qui stipulaient qu’aucune force de l’OTAN ne devait être stationnée sur le territoire est-allemand. Le projet concomitant était celui de l’élargissement de l’OTAN à de nouveaux membres à l’Est. C’est l’idée qui a été essentiellement propagée par Volker Rühe ; elle est partie d’un projet seulement allemand pour devenir un projet germano-américain puis de là un projet européen. Mais les Français étaient au départ un peu sceptiques devant ce type d’ouverture atlantique. Mais Léotard a rapidement et de façon constructive été gagné à cette idée. »304

300 Cette attitude connaît actuellement une dynamique d’apprentissage, comme nous l’analysons aux chapitres 7 et 8.

301

Cet article dispose : « Le droit de l’Allemagne réunifiée de participer à des alliances internationales, avec tous les droits et devoirs qui en découlent, n’est pas remis en cause par le présent traité. » Cité in Philipp Wassenberg, op. cit., p. 26. Il s’agit de notre traduction. Il va sans dire que Moscou exprima de fortes réticences vis-à-vis de cette entrée de l’Allemagne réunifiée dans l’Alliance : un travail diplomatique intense entre la RFA et les quatre grands a permis de transformer le refus du 19 mars 1990 en acceptation le 16 juillet 1990.

302 Helmut Kohl, L’Europe est notre destin, op. cit., p. 82.

303 Cf. Paul Pierson, « Increasing Returns, Path Dependency, and the Study of Politics. », in American Political

Science Review, 94 (2), 2000, pp. 251-267 et Politics in time. History, institutions and social analysis,

Princeton, Princeton University Press, 2004.

304 Entretien au domicile de l’Amiral Weisser, Sankt-Augustin, 22/06/2006. Nous traduisons. « Das Wichtigste zur Zeit des Wiedervereinigungsprozess war für Kohl, in der NATO als Ganzes zu bleiben. Es war schwierig genug ! Allerdings mit der Sonderkondition, dass keine NATO Streitkräfte auf ostdeutschem Territorium stationiert wurden. Das gleichzeitige Projekt war die Erweiterung der NATO zu neuen Mitgliedern. Das ist die Idee, die im wesentlichen von Volker Rühe propagiert wurde ; sie wurde von einzelnem deutschen Projekt zum deutsch-amerikanischen Projekt und von dort zum europäischen Projekt gemacht. Aber die Franzosen waren zunächst ein Bisschen skeptisch vor dieser Art der atlantischen Öffnung. Léotard wurde aber schnell und konstruktiv zur Idee gewonnen. »

François Mitterrand et avec lui le Quai d’Orsay ont bien saisi l’enjeu de leadership qui se profile derrière cette volonté d’élargissement de l’Alliance305. Ce n’est pas tant l’ouverture aux pays de l’Est que le fait qu’elle risque de se produire dans l’OTAN qui dérange le Président et son entourage. Tout l’enjeu est de préparer l’avenir du continent européen306 en introduisant une dynamique d’approfondissement politique de l’intégration européenne en y impliquant le partenaire rhénan, d’abord avec la préparation du projet d’union économique et monétaire307, ensuite avec celle du projet de Politique Etrangère et de Sécurité Commune afin d’apporter un contrepoids à l’attraction otanienne qui s’exerce sur la République Fédérale. Et pour le Président, l’ancrage européen de la RFA ne peut réussir que dans un cadre franco-allemand308.

Une autre conséquence majeure de la réunification réside en le Traité FCE ratifié lors de la réunion de la CSCE à Paris le 19 novembre 1990. En paraphant le Traité « 4+2 », l’Allemagne renonçait définitivement à la construction, la détention et l’usage d’armes nucléaires ABC (article 3) et s’engageait à réduire son armée fédérale à 370 000 hommes, ce qui représentait pour l’Europe la nécessité de repenser le quota de ses armes conventionnelles et de ses forces309. La voie est ouverte pour réévaluer le rôle des alliances de sécurité en Europe.

305 James Baker, secrétaire d’Etat américain, a décidé de se rendre à Berlin-Est début décembre 1989, soit une semaine avant le voyage de Mitterrand à Berlin-Est, afin de «démontrer le leadership américain en y allant le premier ». James Baker, The politics of diplomacy, cité in Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., p. 213.

306 Un dîner réunit les Douze à l’Elysée le 18 novembre 1989 afin de réfléchir aux conditions politiques et aux modalités économiques et financières de l’aide qu’ils peuvent apporter aux pays de l’Est engagés sur la voie de la démocratisation. Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., p. 185 et Jacques Attali, op. cit., p. 343.

307

Les hésitations du Chancelier Kohl sur ce sujet ont valu quelques crispations franco-allemandes entre l’Elysée et la Chancellerie, d’autant plus que Margaret Thatcher se montrait très hostile à la question de l’UEM. Lors du sommet de Strasbourg de décembre 1989, Kohl décide de donner à la France, et à ses alliés européens, des gages de la bonne foi allemande en Europe en acceptant que les Douze fixent une date d’ici la fin de l’année 1990 afin de réunir une CIG chargée de préparer le traité sur l’union « économique et monétaire. Cf. Pierre Favier, Michel Martin-Roland, id., pp. 201-211 .

308 Cf. Pierre Favier, Michel Martin-Roland, op. cit., p. 227-228.

309 Le Traité FCE, visant en ces derniers mois de guerre froide à préserver une parité conventionnelle entre l’Est et l’Ouest, dispose, dans la lignée du Traité de 1989, qu’aucun pays ne peut à lui seul posséder plus d’un tiers des armes conventionnelles prévues au total par le traité.

2. La dissolution du Pacte de Varsovie, catalyseur d’un nouveau

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