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Il importe également d’interroger la position des principaux intéressés de ces débats transatlantiques autour de la question de la défense européenne : les militaires eux-mêmes. Si les mobilisations sur le sujet s’avèrent essentiellement politiques, ou politico-militaires, c’est-à-dire qu’elles n’impliquent directement qu’un nombre très restreint d’officiers à profil particulier de conseillers directs du politique, est-ce à dire que les officiers des armées n’ont aucune représentation ou opinion sur la question ? Un bref développement sur ce point nous permettra de saisir l’évolution de l’opinion des armées sur le sujet. Un sondage conduit par le sociologue allemand Karl Haltiner en 1994 montre qu’en 1992, 40% des officiers français soutiennent l’idée d’une force de défense européenne409. Or il semble pourtant que dès les années d’après-guerre, les militaires français410 aient développé une conscience européenne fondée sur deux référentiels411 dont on retrouve la filiation à travers les deux projets présentés plus haut : un référentiel intégrant l’Europe dans un grand ensemble eurafricain,

408 Entretien avec un ancien Chef d’Etat-major des Armées, Paris, 22/06/2005.

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Karl Haltiner, « Is there a common European Defence Identity ? The views of officers of eight European countries », in Current Sociology, 42 (3), 1994, pp. 71-85. Une enquête conduite auprès des officiers supérieurs du Collège Interarmées de Défense par le ministère de la Défense en 2000 évalue ce chiffre à 92% en 1999. Cf. Frédéric Mérand, « Les militaires français et la construction européenne, 1972-1998. Représentations sociales de l’Europe de la Défense dans « Armées d’Aujourd’hui » », in Politique

Européenne, 9, 2003, pp. 165-192.

410 Le cas des militaires allemands est particulier puisque la Bundeswehr n’a été fondée qu’en 1955, et a commencé à fonctionner en 1956, dans la perspective essentielle de rempart contre les forces du Pacte de Varsovie.

411 Le référentiel d’une politique publique se constitue d’un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme d’action publique en définissant des critères de choix et de désignation des objectifs. Le référentiel est un processus à la fois cognitif et prescriptif tendant à agir sur le réel. Il articule des valeurs, des normes, des algorithmes et des images. Cf. Pierre Muller, Les politiques publiques, op. cit., pp. 62-69, et l’article Référentiel, pp. 370-376, in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet, (dir.), Dictionnaire

des politiques publiques, op. cit. Notre but n’est pas ici de critiquer la notion de référentiel. L’usage que nous

en proposons est relativement instrumental : il s’agit pour nous d’un outil, qui a l’avantage de nous permettre de prendre en compte les aspects cognitifs et le processus de construction sociale de la politique européenne de défense en gestation, en mettant en exergue les acteurs impliqués.

un autre référentiel résolument atlantiste412. En revanche, c’est par la pratique de la coopération militaire que les officiers sont amenés à être en contact avec l’idée d’une organisation de défense européenne, et en particulier à travers leur coopération avec l’Allemagne. Les Forces Françaises d’Allemagne d’une part après 1966413, les contacts au sommet des états-majors des trois armes414, et surtout des armées de terre et de l’air française et allemande, ainsi que les échanges et la coopération entre les écoles militaires415 des deux pays permettent de nombreux contacts humains qui s’institutionnalisent avec le temps et offrent des outils de connaissance des armées partenaires. De même, les manœuvres communes se multiplient à partir des années 1970, non seulement dans le cadre de la coopération franco-allemande, mais également avec l’Espagne416 ou la Grande-Bretagne417, sans compter les grandes manœuvres interalliées auxquelles la France participe toujours à titre d’invité418. Nombre de militaires ont une conscience empirique de la coopération européenne et de la question de la défense européenne.

Toutefois, quelles sont les représentations des officiers français et allemands sur la question au début des années 1990 ? Ont-ils pris une part active à la construction des deux projets concurrents prévalant en la matière ? Nous nous appuyons sur notre enquête, et en partie ici sur l’étude menée par Frédéric Mérand sur l’analyse des articles publiés par des officiers dans la revue militaire Armées d’aujourd’hui sur la période 1972-1998419. L’auteur a d’ailleurs pu remarquer que « les idées exprimées sont moins souvent monolithiques et

moins soumises aux impératifs de la politique officielle de la hiérarchie militaire ou du ministère qu’on pourrait le croire »420. Ainsi par exemple, la Marine française semble moins sceptique sur l’idée de défense européenne que l’armée de terre, notamment du fait d’une longue tradition de rivalité avec la marine britannique qui la pousse à se méfier du partenariat avec les anglo-saxons. L’armée de l’air, structurellement dominée par les autres armes tant en France qu’en Allemagne, constitue l’armée la plus habituée à la coopération

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Ces deux référentiels apparaissent de façon particulièrement claire lors de la querelle de la CED, comme nous le montrons au chapitre 2.

413 Ces FFA comptent environ 100 000 hommes et se composent d’une force aérienne tactique et de la 1ère Armée née de la fusion du 1er Corps d’Armée stationné en France et du 2ème Corps d’Armée stationné en Allemagne. Ces forces sont régies par un accord secret entre le général Ailleret et le général Lemnitzer, SACEUR et ont pour vocation de servir de corps de réserve et de participer à la contre-offensive dans la bataille Centre-Europe.

414 Les rencontres de travail se produisent en moyenne deux fois par an.

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Comme notamment entre l’École de Guerre navale et la Führungsakademie qui marque dès 1956 le début d’une tradition d’échange de stagiaires entre la Marine française et la Bundesmarine avec toujours au moins un stagiaire par an.

416 Exercices Finisterex.

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Exercices Britex.

418 De même aujourd’hui, il est frappant de noter que la France est le deuxième contributeur de l’Alliance en termes d’hommes alors même qu’elle ne s’est pas réinsérée dans la structure de commandement militaire intégré de l’OTAN. Nous reviendrons sur ce point dans nos seconde et troisième parties.

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Id.

technique avec les pays partenaires, et de ce fait, l’arme la moins hostile à l’OTAN en France : les officiers de l’Air se caractérisent par une ouverture sensiblement plus européenne que les officiers des autres armes avant 1992. Les officiers de la Luftwaffe sont en revanche largement otaniens. Les officiers de l’armée de terre présentent enfin des opinions clivées, entre scepticisme et espoir européen, espoir basé avant tout sur un certain anti-américanisme qui continue de perdurer aujourd’hui, tandis que les officiers de l’armée de terre allemande sont largement otaniens au début des années 1990, ce qui s’explique aisément du fait que la Bundeswehr a été reconstruite dans le cadre de l’OTAN421.

Quoiqu’il en soit, l’exhortation patriotique de défense de la nation mise en avant dans les années 1970 décline après la fin de la guerre froide, laissant un créneau libre pour penser une défense dépassant le cadre du territoire national. Après la réactivation de l’UEO, l’idée d’une architecture proprement européenne de sécurité et de défense gagne une certaine légitimité. Les réflexes nationaux demeurent toutefois forts en 1990-91, comme le souligne Frédéric Mérand :

« L’intelligentsia militaire prend acte de la construction européenne, et ne la déplore pas nécessairement, mais elle n’est pas prête à baisser le pavillon. La notion de sacrifice demeure liée à l’appartenance nationale. »422

Effectivement, le rapprochement européen ne touche qu’un assez petit nombre d’officiers, sommet de l’élite militaire. Il ne découle pas d’un mouvement spontané de la base. C’est ce que nous nous efforçons de démontrer dans la section C, puis dans notre chapitre 3, à propos non seulement du lancement de l’Eurocorps, mais aussi des réflexions et des débats autour de la genèse de la politique européenne de défense au milieu des années 1990. A ce cercle restreint d’officiers d’élite faisant porter leur voix dans le débat, s’ajoutent quelques raisons conjoncturelles et structurelles qui permettent d’expliquer que la construction d’une défense européenne dans le cadre de la construction communautaire n’émane pas au premier chef de propositions formulées par les principaux intéressés. Du côté allemand notamment, les officiers de la Bundeswehr font preuve d’un grand scepticisme vis-à-vis de toute tentative qui se situerait en dehors du cadre transatlantique ; pour les officiers de la Bundeswehr, il demeure très important de renforcer l’OTAN en renforçant le pilier européen : selon leur logique, les Américains doivent pouvoir s’intéresser à un partenaire européen fort. En outre, transparaît l’argument budgétaire de la nécessaire rationalisation des budgets de défense en Europe après la fin de la guerre froide : Frédéric Mérand remarque que les crédits militaires ralentissent entre 1982 et 1986, et les opinions favorables tendent à augmenter entre 1983 et 1990 ; une nouvelle diminution budgétaire en 1992 est suivie par une nouvelle hausse des

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Nous revenons sur ce point dans nos seconde et troisième parties.

opinions favorables à une défense européenne en 1995. Autrement dit, les courbes d’évolution des budgets militaires et des opinions relatives à la défense européenne semblent inverses sur la longue période423. Du côté des officiers français, la confusion est grande, comme l’exprime cet officier français ancien conseiller militaire de François Léotard :

« Il n’était pas évident de bien savoir ce que nous voulions à cette époque-là. La tentation était de dire que les Européens devaient se constituer en une défense autonome qui serait l’un des deux piliers de l’Alliance. Or ça ne fonctionne pas comme cela : l’OTAN est aux mains des Américains qui sont la plus grande puissance. Cela fonctionnait d’autant moins bien que certains de nos alliées, en particulier les Britanniques mais même les Allemands à l’époque, considéraient qu’une approche de ce type allait inévitablement conduire à des doublons d’état-major : un état-major européen à côté de l’état-major OTAN, ce qui était source de dépenses supplémentaires en hommes et en finances, ce qui n’était pas acceptable. »424

A ces raisons conjoncturelles, se mêlent des facteurs plus structurels. Les armées avaient « des deux côtés d’autres soucis en têtes »425 : l’absorption de la NVA, armée de l’ex-RDA pour l’Allemagne, des réformes nécessaires de l’outil militaire dans les deux pays. Le poids de la construction du système militaire pèse enfin sur les représentations, et le cas de la Bundeswehr est tout à fait significatif lorsque l’on examine son rapport à l’OTAN au début de la décennie 1990. Le général Naumann, ancien Generalinpkteur (Chef d'état-major des armées en Allemagne) confie :

« Au ministère de la Défense, ce n’était pas pris au sérieux à l’époque même si quelques lieutenants-colonels en avaient assez que les Américains soient si arrogants et sûrs d’eux après l’implosion de l’Union soviétique. Il y avait certainement quelques jeunes officiers qui voulaient montrer aux Américains ce que nous Européens pouvions faire. Mais c’était seulement à partir des années 1997 à 2000. »426

Ainsi, jusqu’aux crises de Bosnie et surtout du Kosovo, l’idée d’intégrer une politique de défense au processus de construction communautaire ne semble pas une préoccupation majeure pour l’essentiel des officies français et allemands. Cela vient accréditer la thèse, que nous tâchons de dérouler au fil de nos développements, que la défense européenne est avant tout pensée comme une démarche politique et symbolique, et se heurte à la socialisation nationale, professionnelle et organisationnelle des acteurs impliqués.

423 Id., p. 184.

424 Entretien avec un officier français, ancien chef d’Etat-major de l’Armée de Terre et ancien conseiller militaire de François Léotard, Paris, 23/06/2005.

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Id.

426 Entretien avec le Général Naumann, ancien Generalinspekteur de la Bundeswehr, Berlin, 2/06/2006. Nous traduisons. « Im Verteidigungsministerium wurde es zur Zeit nicht ernst genommen, auch wenn einige Oberstleutnante es satt hatten, dass die Amerikaner so arrogant und selbstbewusst nach der Kollapse der Sowjetunion waren. Es gab sicher einige jungen Offiziere, die den Amerikanern zeigen wollten, was wir Europäer machen können. Aber das war erst in den Jahren von 1997 bis 2000. »

Section C : Une diplomatie bilatérale de sommet au service du

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