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2. La CED dans la tourmente : les débats nationaux et organisationnels autour du Plan Pleven

2.3. Des officiers français entre guerre d’Indochine et dilemme de souveraineté

L’influence de la guerre d’Indochine est en effet à prendre en compte dans le climat des débats autour de la CED en France entre mai 1952 et août 1954. La France se rendait compte qu’elle était devenue dépendante de l’aide américaine en matière de défense, ce qui englobait aussi la préservation de son empire colonial. Or justement, depuis 1945 et particulièrement depuis la publication de la Charte de San Francisco, les Américains se montraient plus que réticents, voire explicitement hostiles, aux politiques coloniales des Etats européens676. Jasmine Aimaq émet une hypothèse originale et relativement inédite à ce sujet : elle avance l’argument selon lequel la CED aurait constitué pour la France un moyen de faire pression sur Washington afin de pouvoir obtenir l’aide dont elle avait besoin en Indochine677. L’argument peut sembler un peu extrême, mais il n’en reste pas moins que le conflit indochinois fut un élément de prise de conscience par la France des limites de sa

675 Sur le sujet du rôle de la diplomatie économique dans le réarmement atlantique, cf. le panorama de littérature dressé par Paul Pitman, Interested circles : French Industry and the Fall of European Defence

Community, 1950-1954, p. 52, in Michel Dumoulin (ed.), op. cit. 676

La doctrine Truman exprimée par le Président des Etats-Unis en mars 1947 tendait à supporter la résistance des peuples colonisés contre les pressions extérieures en complément de l’aide Marshall.

677 L’auteur s’appuie sur les archives privées de Georges Bidault et René Mayer, sur certains documents du Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) à Vincennes, ainsi que sur des archives américaines issues de

l’US Office of Strategic Services et des National Archives de Washington, Jasmine Aimaq, Rethinking the EDC: failed attempt at integration or strategic leverage ?, pp. 91-134, in Michel Dumoulin (ed.), op. cit.

puissance, ce qui l’encourageait à rechercher dans d’autres cadres des solutions palliatives pour se maintenir dans un rôle de leadership sur la scène internationale.

Du côté des chefs militaires français, la CED était loin de faire l’unanimité. Si le discours du maréchal Juin le 27 mars 1954 a pu accréditer l’idée que l’armée française était anticédiste, la réalité s’avère largement plus subtile et complexe678. Le débat sur la CED se doublait implicitement dans la hiérarchie militaire d’une dénonciation du fiasco indochinois et d’une méfiance envers le régime de la IVème République. Les deux camps opposés se matérialisent en deux chefs militaires de hauts rang : le maréchal Juin du côté des « anti » et le général Ely chez les « pro ». Le prisme de la socialisation antérieure de ces officiers constitue un élément de compréhension de leur positionnement idéologique quant à la CED. Résident général au Maroc, le maréchal Juin avait refusé les fonctions de Chef d’Etat-major des Armées françaises en 1948. Son expérience lointaine de la Guerre froide, puisqu’il se trouve au Maroc jusqu’à l’automne 1950, l’amène à considérer que seul Washington peut apporter une aide valable à la France en matière militaire. Dans la conduite des affaires militaro-diplomatiques en général, il n’est pas rare de constater combien la personnalité de tel ou tel acteur, ou la nomination de telle personne à un poste clef peut influencer le processus décisionnel en le facilitant ou en le rigidifiant679. Juin ayant refusé le poste de Chef d’Etat-major, celui-ci échut à De Lattre, dans l’entourage professionnel duquel gravite le général Ely. Ce dernier s’est très tôt engagé en faveur du projet de défense européenne et considère l’Union Occidentale comme une première étape prometteuse.

On trouve ici deux approches différentes de la défense européenne, qui constituent la trame d’interprétation qui continue globalement de prévaloir aujourd’hui dans la hiérarchie militaire française, même si l’accent est, depuis la fin des années 1990, très nettement mis sur la politique européenne de défense. Entre 1950 et 1954, c’est la question du réarmement allemand qui cristallise les points de vue. Dans un premier temps, le Plan Pleven s’avère déconcertant pour les responsables militaires : d’un point de vue purement militaire, ils mettent en doute son efficacité potentielle ; l’architecture de l’armée européenne envisagée par le plan leur semble lourde et compliquée, et la division non appropriée comme seuil de la multinationalité.

Puis peu à peu, au cours de la campagne de ratification du Traité de Paris, les deux camps se dessinent au sein de la sphère militaire française : d’un côté, le clan des « impériaux-atlantistes »680 conduit par Juin, devenu entre temps Inspecteur Général des forces armées, qui ne font pas confiance à une médiation européenne ; de l’autre, celui des chefs militaires

678 Cf. Philippe Vial, art. cit., et Claude d’Abzac-Epezy, Philippe Vial, art. cit.

679

Nous reviendrons sur ce point au cours de notre thèse.

« convertis », persuadés -par idéal pour quelques-uns, par pragmatisme pour la plupart qui d’ailleurs continuent à critiquer la conception pratique de la future armée européenne- des avantages politiques de la CED, est emmené par le général Ely qui succède d’ailleurs au poste du maréchal Juin à la fin du printemps 1953. Le leitmotiv de ces chefs militaires cédistes demeure en substance celui de nombreux hauts responsables militaires français actuels : il s’agit de ne pas laisser les Américains mener seuls le jeu militaire, politique et diplomatique mondial. Or pour cela, la France étant devenue une puissance trop faible pour contre-balancer seule le leadership américain, la seule solution raisonnable est de constituer un pôle de puissance européen qui puisse disposer d’un outil militaire et diplomatique approprié. La construction d’un système européen pouvait permettre à la France de préserver le plus possible l’autonomie de son appareil militaire, et de prendre le leadership de la Communauté Européenne de Défense. Par ailleurs, ces militaires pro-européens ont bien saisi l’enjeu majeur de la réconciliation franco-allemande dans la question du réarmement de la RFA : le général de Larminat, membre de la délégation française, met en garde contre l’instauration d’une « Communauté Européenne de défiance »681. Cependant, la gestion du conflit indochinois laisse de moins en moins de temps aux hauts responsables militaires, dont le général Ely, de s’occuper du dossier CED. Contrairement au début du XXème siècle où les élites militaires étaient étroitement liés aux élites politico-administratives, ce qui leur donnait une influence forte sur la définition de la politique étrangère, le désastre de 1940 et le rôle actif de certains chefs militaire au sein du régime de Vichy attisent une certaine méfiance de l’élite civile vis-à-vis du pouvoir militaire, dont le poids sur la définition de la politique étrangère se trouve désormais subordonné à un rôle de conseil682. Entre-temps, le maréchal Juin est devenu conseiller militaire du gouvernement, et il utilise la position que lui confère son poste pour dénoncer publiquement le Traité de Paris le 28 mars 1954. La perspective clairement supranationale de l’armée européenne envisagée suscite des réticences, comme l’explique le général De Larminat :

« Certains « cerveaux » de l’Armée française sont horrifiés à l’idée que la « pensée militaire française » pourrait être exposée à la pollution et à l’adultération d’éléments étrangers.[…] La notion de collège d’Etudes supérieures militaires débordant le cadre national leur paraît hérétique. »683

681 Id., p. 65.

682 Cf. François Cailleteau, « Le rôle et l'influence des responsables militaires dans la politique extérieure de la France. Les leçons du XXème siècle. », pp. 53-62, in La Revue internationale et stratégique, n°48, Paris, IRIS, hiver 2002-2003. Egalement Samy Cohen, La défaite des généraux – Le pouvoir politique et l’armée sous la

Vème République, Paris, Fayard, 1994.

683 Général de Larminat, id., p. 59. Un tel collège a pu voir le jour en 2003 : il s’agit du Collège Européen de Sécurité et de Défense qui fonctionne selon un système de modules en réseaux, car il n’est pas incarné dans un lieu, et plus prosaïquement dans des murs. Nous développons cette initiative au chapitre 9.

L’idée de forces militaires intégrées échappant au contrôle de l’autorité politique nationale sans être sujettes pour autant à une véritable autorité politique européenne paraît inconcevable. L’Europe ne posait pas encore radicalement la question de la délégation de souveraineté :

« L’armée est au service d’une politique. Comment accepter une mise en commun des forces militaires sous une autorité commune sans mise en commun des politiques générales sous une autorité politique commune ? »684

Finalement, le Président du Conseil Pierre Mendès France décide de soumettre le Traité de Paris à l’Assemblée Nationale. Celle-ci le rejette notamment sur une question de procédure le 30 août 1954, par 319 voix685 contre 264686, annulant la CED. La question de la défense européenne restera taboue pendant près de quatre décennies. Il était trop tôt pour envisager une intégration militaire au niveau supranational. Et l’échec de la CED témoigne de « l’impossible ralliement de la haute armée »687 à cette époque, tiraillée entre des pôles contraires.

L’échec de la CED688 revêt deux conséquences majeures pour la relation franco-allemande. D’une part, c’est à cet échec que l’UEO doit son essor en octobre 1954, reprenant l’objectif de la CED : réarmer l’Allemagne en contrôlant le processus. D’autre part, cet événement a réussi à faire prendre conscience aux deux pays que leur destin et leur statut de puissance sont intrinsèquement liés : « ils se définissent mutuellement en fonction de leur rapport antithétique »689 ; la France s’affirme comme puissance diplomatique, l’Allemagne comme puissance économique. Il s’agit pour les deux voisins de bénéficier des vecteurs de puissance de l’autre. Cette observation reste valable jusqu’au milieu des années 1990. De cette prise de conscience naît l’idée du plan Fouchet, directement à l’origine du Traité de l’Elysée du 22 janvier 1963 qui scelle juridiquement la réconciliation franco-allemande.

Un trait caractéristique demeure encore dans la construction contemporaine de la défense européenne : le problème de l’absence de prise en compte des opinions publiques des Etats-membres. Le général Stehlin le déplore:

« L’entreprise de réalisation d’une Europe unie est le fait des gouvernements […] les Parlements ont apporté un concours platonique. Aucune consultation populaire n’a été faite sur le thème Europe. »690

684 Pierre-Henri Teitgen, in Jean-Pierre Maury, id., p. 97.

685 Il s’agit des communistes et gaullistes, une partie des radicaux, des indépendants et des socialistes. Jacques Fauvet, Naissance et mort d’un traité, in Raymond Aron, Daniel Lerner (dir.), id., p. 55.

686

M.R.P., l’autre partie des radicaux, des indépendants et des socialistes. Ibid.

687 Expression de Philippe Vial, op. cit., p. 157.

688 Pierre Ricard, Président du CNPF en 1954, évoque même le « crime du 30 août ». Cité in Paul Pitman, id., p. 52.

689

Sylvie Lemasson, Vers la normalité des relations franco-allemandes ? , id., p. 63.

Au contraire, la situation extrêmement divisée au niveau des leaders politiques et des parlementaires dans les années 1952-1954 n’existe plus depuis les années 1990 : un consensus semble s’être installé sur la question de la défense nationale et de la défense européenne, notamment avec le ralliement des socialistes à l’arme nucléaire sous le mandat de François Mitterrand. Louis Gautier souligne qu’à quelques variations près, la défense européenne s’appuie sur un consensus mou depuis les années 1990691.

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