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La problématique du réarmement allemand au cœur du projet de défense européenne

1. La Communauté Européenne de Défense comme référent premier

1.2. La problématique du réarmement allemand au cœur du projet de défense européenne

Si le contexte de la guerre de Corée vient souligner avec acuité le problème du réarmement de l’Allemagne vaincue, l’idée ne surgit néanmoins pas à ce moment-là. Le 24 octobre 1948, le journaliste américain Walter Lipmann émet l’idée de constituer une force armée ouest-allemande, idée corroborée par des contacts noués entre les chefs militaires américains et d’anciens chefs de la Wehrmacht en vue d’organiser une armée allemande suivant le modèle de l’armée suisse630. Le Quai d’Orsay s’alarme et obtient un démenti américain. Mais les chefs militaires français ont, eux, pragmatiquement conscience que le réarmement de l’Allemagne est incontournable compte tenu du stationnement des troupes de l’Armée rouge aux frontières allemandes, et de la force de police forte de 100 000 hommes située en zone soviétique631. Déjà se dessine un trait prégnant aujourd’hui dans la politique européenne de défense : une interprétation sensiblement différente du projet par le pôle diplomatique et par le pôle militaire, dû entre autres à la différence des socialisations professionnelles et organisationnelles militaire et diplomatique632. Le Quai d’Orsay a effectivement joué un rôle spécifique dans la crise qui a entouré le projet de Communauté Européenne de Défense, notamment par son travail de recherche d’une solution de compromis tenable en sous-bassement du travail parlementaire sur la question.

L’expérience de ces hommes et des décideurs français dans la Résistance, et leur formation juridique, ont influencé leur perception de la CED et leur évaluation des bénéfices du projet pour la France633 : le résultat en fut des conclusions diamétralement opposées aux objectifs premiers de la CED634. Robert Schumann déclare lors d’une conférence de presse le 15

629 Raymond Poidevin, op. cit., p. 19.

630

Raymond Poidevin, id., p. 20.

631 Cf. Pierre Guillen, « Les chefs militaires français, le réarmement de l’Allemagne et la CED, 1950-1954, in

Revue d’histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, 129, 1983, p. 10.

632 Nous reviendrons largement sur ce point dans la deuxième et la troisième partie de notre thèse.

633

Ce poids de l’expérience du passé a été bien analysé par Norbert Elias: « C’est le plus souvent des expériences les plus amères que les hommes tirent leurs leçons. » in Les transformations de l’équilibre

nous-je, op. cit., p. 221. Cf. également Jean-Philippe Heurtin, Dany Trom, « L’expérience du passé », in Politix,

n°39, 1997, pp. 7-16.

634

Rogelia Castor-Castro, « The Quai d'Orsay and the European Defence Community Crisis of 1954 », in

novembre 1949 : « L’Allemagne de l’Ouest ne sera ni réarmée ni incluse dans le Pacte

atlantique »635. Il est dès lors aisé de comprendre l’intensité du débat en France, lorsque l’on garde à l’esprit le fait que Schuman était loin de passer pour antigermanique au regard de sa déclaration du 9 mai 1950 proposant de créer un pool franco-allemand dans les secteurs du charbon et de l’acier.

Une remilitarisation allemande pure et simple étant exclue, mais la pression américaine ne désarmant pas et le conflit de Corée en juin 1950 donnant à la question de la défense européenne une autre dimension636, il s’agissait de trouver une alternative. C’est ainsi que germe l’idée d’une armée européenne qui permettrait d’encadrer de près la reconstitution d’une armée allemande en la fondant dès le départ dans une structure qui bloquerait toute velléité supposée d’hégémonisme germanique. Le Président Truman et son secrétaire d’Etat Acheson envisagent deux possibilités de contribution allemande à la sécurité du bloc occidental : soit à l’intérieur d’une armée atlantique, soit à l’intérieur d’une armée européenne. Churchill évoque de son côté l’idée d’une armée européenne placée sous l’autorité d’un ministre européen de la Défense. Quant au Chancelier Adenauer, son souci est la sécurité de la République Fédérale, qui passe notamment par un renforcement des contingents alliés en Allemagne, la constitution d’une armée européenne avec participation allemande et une formation d’unités militarisées allemandes pour contrebalancer les effectifs policiers de la RDA, comme il l’exprime aux Alliés devant la Haute Commission le 12 octobre 1950637. C’est d’ailleurs Theodor Blank, député CDU qui allait devenir le premier ministre fédéral de la Défense le 8 juillet 1955638, qui conduisit les négociations de Petersberg d’octobre 1950 avec les Alliés dans la perspective d’une augmentation des forces alliées basées en RFA.

Le gouvernement français de son côté, sur la défensive, craint que la constitution d’unités de police ne cherche à cacher une renaissance du militarisme allemand. La formule envisagée par Washington apparaissant trop difficile à accepter pour la France, et Schuman craignant qu’une construction de sécurité en dehors de la réalisation du Plan Schuman de mai 1950 ne détourne les Allemands du projet CECA, il s’agit pour la diplomatie française

635 Cité in Raymond Poidevin, id., p. 21.

636 Michael Salewski écrit : « Dieser Krieg hat wie ein Schock gewirkt, denn er schien zu beweisen, dass Stalin skrupellos das Mittel des Krieges einsetzte, um seine politische Ziele zu erreichen. » soit en français: « Cette guerre a eu l’effet d’un choc car elle semblait prouver que Staline utilisait sans scrupule la guerre comme moyen d’atteindre ses objectifs politiques. » Michael Salewski, Die Europäische Verteidigungsgemeinschaft

(EVG)-Geschichte und Vision, p. 155., in Heiner Timmermann, Michael Salewski,. 637

Cf. Dieter Krüger, Das Amt Blank, op. cit., p. 29. La contrepartie demandée par la Chancellerie est une modification du statut d’occupation et sa transformation en traités contractuels, ce en vue de se concilier les vues des socialistes allemands hostiles en principe au réarmement allemand mais prêts à accepter l’existence de forces allemandes incorporées dans une armée européenne.

638

Id., p. 161 et suiv., ainsi que Detlev Bald, Die Bundeswehr. Eine kritische Geschichte, (1955-2005), München, Verlag C.H. Berg, 2005, p. 37 et suiv.

de prendre l’initiative d’autant plus vite que les Américains souhaitent une réunion des pays de l’Alliance pour la fin octobre 1950 afin d’élaborer les conditions d’un réarmement allemand639 : puisque la recréation d’unités armées allemandes semble inévitable, autant tâcher de la modeler.

Ainsi naît le projet de CED. Jean Monnet en est largement l’inspirateur640. Le 9 septembre 1950, il rédige une note pour Robert Schuman dans laquelle il propose d’organiser la défense européenne selon une formule supranationale dans le cadre d’un plan Schuman élargi641. Le schéma serait le suivant : constituer une armée européenne unifiée en descendant au niveau le plus bas possible des unités nationales à associer, armée qui serait placée sous la direction d’une autorité supranationale dans laquelle les contingents allemands seraient progressivement intégrés. Raymond Poidevin émet l’hypothèse que l’enjeu pour la diplomatie française est de devancer les Américains en présentant un projet original basé sur une juxtaposition de bataillons nationaux642. Le plan Pleven643 est présenté le 24 octobre 1950 à l’Assemblée Nationale par un gouvernement jeune de quelques semaines, de mouvance centriste644. Pour éviter la renaissance de l’armée allemande, René Pleven propose « la création d’une armée européenne rattachée à des institutions politiques d’une Europe unie »645. Le projet est présenté comme une contribution à la construction européenne lancée avec le plan Schuman. Il s’appuie sur un double objectif : réarmer l’Allemagne en « empêchant la reconstitution de la Wehrmacht par la création d’une armée européenne

à participation allemande au niveau le plus bas »646, armée européenne perçue comme moyen de fortifier la dissuasion contre l’Union Soviétique. Par ailleurs, le plan Pleven prévoit que cette structure militaire commune serait placée sous commandement atlantique, idée de nature à plaire à l’opinion américaine. Il est à ce titre important de préciser que l’initiative de la Communauté Européenne de Défense est également redevable aux liens entre élites diplomatiques françaises et américaines dans les premières années de

639 Cf. Paul Stehlin, op. cit., p. 347.

640 Monnet visait en effet à créer entre la France et l’Allemagne une solidarité organique qui permette de bannir à jamais le recours aux armes entre les deux pays. Cf. notamment Jacques Leprette, Les pères de

l’Europe pensaient-ils à sa défense ?, pp. 123-133, in La défense de l’Europe : une perspective historique, op.

cit.

641 Cf. notamment Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie Nationale, 1994 (1ère éd. : 1983), p. 152.

642 Raymond Poidevin, id., p. 27.

643 Nommé d’après le nom du Président du Conseil. On le trouve parfois dans la littérature consacrée désigné aussi comme le plan Pleven-Monnet, pour souligner l’influence majeure de Jean Monnet sur le projet.

644

René Pleven est membre de la Troisième Force. Son plan est soutenu en majorité par le M.R.P. Cf. Raymond Aron, id., Chapitre 1.

645 Jean-Pierre Maury, id., p. 95.

646 Nicole Gnesotto, Le dialogue franco-allemand depuis 1954 : patience et longueur de temps, in Karl Kaiser, Pierre Lellouche (dir.), Le couple franco-allemand et la défense de l’Europe, Travaux de recherche de l’IFRI, en collaboration avec la DGAP (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik), Paris, IFRI, 1986, p. 14.

guerre, même s’il demeure acquis que le Plan Pleven fut le produit de l’équipe de Jean Monnet647.

La conjoncture historique particulière de la reconstruction en Europe fournissait une arène facilitant la coopération et avait permis l’introduction de nouveaux visages dans le réseau franco-américain, tels que Robert Bowie ou Stanley Cleveland du côté américain, et Robert Marjolin, Pierre Uri ou encore Hervé Alphand dans l’entourage de Jean Monnet. Comme le souligne Renata Dawn, « transnational elite networks were thus both a cause and an effect

of the movement towards institutionalized European integration. »648 Ce trait garde toute sa prégnance aujourd’hui, comme nous le montrons notamment aux chapitres 1 et 3.

Le Plan Pleven pose en fait implicitement une question qui lie politique étrangère et politique intérieure française : « Comment rendre acceptable en France, devant l’opinion et le Parlement, un réarmement de l’Allemagne ? »649 Et l’interprétation qu’en font les différentes catégories d’acteurs tend à diverger. Les diplomates et les juristes considèrent que la réponse à cette question devrait se traduire par l’intégration d’unités allemandes les plus petites possibles dans un ensemble international hiérarchisé, quitte à ce que cela ait pour conséquence une désintégration partielle de l’armée française « pour l’introduire par petits morceaux dans cet ensemble »650. Les militaires et quelques hommes politiques qui leur sont proches envisagent au contraire des formules simples de convergence des efforts militaires sous forme de coopération, sans pour autant bouleverser les structures nationales. L’expression de ces deux conceptions du projet de défense européenne est un élément d’autant plus important qu’il trouve une filiation dans le positionnement des différents acteurs dans la Politique Européenne de Sécurité et de Défense près de soixante ans plus tard, comme nous l’analyserons dans nos seconde et troisième parties.

Les négociations sur la base du Plan Pleven autour du projet d’armée européenne s’ouvrent lors de la conférence de Paris en février 1951. La Grande-Bretagne n’entend pas participer à la CED, mais elle suit les négociations par le biais d’observateurs placés dans

647

Nous ne développerons que brièvement ce point ici. Pour un bon aperçu du sujet sur la période 1950-1954, cf. Renata Dwan, The European Defence Community and the Role of French-Amercain elite relations,

1950-1954, pp. 63-89, in Michel Dumoulin (ed.), op. cit. 648 Id., p. 65.

649

Il est ici intéressant de consulter également la littérature allemande sur la CED car cela permet de saisir la représentation du Plan Pleven qui avait cours en RFA. Michael Salewski résume à la fois l’ambivalence du projet de CED et la perception allemande de l’époque : « Die rudimentäre EVG hatte ein europäisches, sie hatte aber auch ein französisches Gesicht. Sie ließ sich als Derivat der Kalten Krieg begreifen, aber auch als konstruktives Element in einem Europa unter französischer Dominanz.“ (nous soulignons). Op. cit., p. 159.

les diverses commissions de préparation651. L’objet du Traité est de créer entre la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux une Communauté Européenne de Défense garantissant aux participants une assistance mutuelle en cas d’agression au travers d’une armée intégrée sous commandement commun supranational. Les forces de l’armée européenne comprendront toutes les forces aériennes et terrestres des pays membres de la CED à l’exception des unités de défense des territoires d’Outre-Mer. L’unité de base sera la division ; les divisions seront formées en national et rassembleront près de 13 000 soldats. La répartition des unités était envisagée comme suit : 14 divisions françaises, 12 divisions allemandes, 11 divisions italiennes, 3 divisions du Benelux652. Le Traité sur la Communauté Européenne de Défense est finalement signé à Paris le 27 mai 1952. Ce Traité de Paris dispose trois principes majeurs653:

1. Les unités nationales du niveau de la division doivent être intégrées dans des corps d’armée plurinationaux654 (art. 68-2). […] Un Commissariat de neuf membres sera chargé de l’administration du personnel et des matériels (art. 78)655 […] Le budget serait commun.

2. Le risque de renaissance du militarisme allemand est en principe évité, puisqu’il y aurait des soldats allemands, mais pas d’armée allemande. Les membres de la CED renonceraient à leur armée nationale, sauf le Royaume-Uni qui ne participe pas au Traité. Néanmoins, certaines forces nationales restent autorisées (forces françaises en Outre-Mer, forces affectées à des missions internationales, comme à Berlin par exemple), forces navales de haute mer incorporées aux forces atlantiques (art. 10).

3. L’armée européenne ne bénéficie d’aucune autonomie stratégique. Elle serait affectée en temps de paix au SACEUR, sauf opposition unanime des Six (art. 77)656. Par contre, la France est parvenue à introduire un garde-fou dans le Traité : elle aura la faculté, sur simple accord du SHAPE, de prélever sur la force européenne les renforts nécessaires pour pallier à une situation de crise dans l’Union française (art. 13).

651 Le Général Stehlin exprime un point de vue typiquement français à ce propos : « La Grande-Bretagne, trop heureuse d’avoir pu paralyser l’Union Occidentale de 1948, décline évidemment l’offre de faire partie de cette Communauté de Défense. » Op. cit., p. 349.

652

Général de Larminat, op. cit., pp. 44-46.

653 Cf. entre autres Jean-Pierre Maury, id., p. 96, et les appendices de l’ouvrage du Général de Larminat, op. cit., pp. 81-88.

654 Au niveau purement technique, cette construction relève la portée plus politique que militairement pragmatique du projet : l’expérience militaire montre combien la multinationalité est difficile en deçà d’un certain niveau, et que son efficacité réelle ne se donne guère à vérifier en dessous du niveau corps d’armée. Le niveau division constituait donc un seuil d’intégration très bas, qui aurait impliqué d’importantes difficultés de fonctionnement multinational et des processus lourds d’adaptation réciproque. Les problèmes rencontrés sur le mode empirique par la Brigade Franco-Allemande au XXIème siècle sont emblématiques du problème. Cf. entre autres sur ces questions liées à la multinationalité Christophe Pajon, La coopération franco-allemande au

concret : cultures, structures et acteurs, Les Documents du C2SD, Paris, Mars 2006, ainsi que Karl Haltiner,

Paul Klein, Multinationalität als Herausforderung für die Streitkräfte, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2004 et Gilles Robert, L’état-major mixte de montée en puissance de la Brigade Franco-Allemande : rencontre entre

deux systèmes organisationnels nationaux, Mémoire de DEA de sociologie, IEP de Paris, 1989.

655 Le protocole militaire additionnel dispose d’ailleurs que la langue de référence du Commissariat est le français, et que les institutions de formation militaire devront activement dispenser des enseignements de langue. Général de Larminat, id., p. 88.

656 Il est intéressant de noter ici que l’armée européenne ainsi envisagée l’était sous l’autorité stratégique de l’Alliance atlantique, en la personne du Supreme Allied Commander in Europe (SACEUR). Ainsi, la CED prévoyait certes une armée européenne, mais l’absence de tête politique européenne était résolue par son rattachement stratégique à l’OTAN, ce qui est aujourd’hui différent dans le cadre de la PESD, comme nous le verrons au fur et à mesure de nos développements.

En outre, le gouvernement français, en accord avec le Bundestag, propose la création d’une autorité politique à compétence limitée aux six membres de la CECA, autorité en vigueur le 25 juillet 1952. Comme tout traité, le texte est un compromis entre les six Etats participants, et le projet qu’il soumet à ratification aux gouvernements nationaux se révèle moins supranational que le Plan Pleven originel : la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg craignant une hégémonie des « grands » ont fait en sorte que soit majoré le rôle de l’institution intergouvernementale, le Conseil de ministres, organe exécutif fonctionnant à l’unanimité. Le Commissariat, instance supranationale analogue à la Haute Autorité créée dans le cadre de la CECA, serait chargé de l’administration des personnes et des matériels des forces européennes, ainsi que de la préparation des projets de budget, des plans d’organisation des forces et des programmes d’armement. Une Assemblée est enfin prévue avec l’objectif de préparer une structure fédérale, ou au moins confédérale, européenne. Ce sont ces trois points et cette aspiration fédéraliste qui alimentent le débat le plus vif.

2. La CED dans la tourmente : les débats nationaux et organisationnels

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