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Une approche franco-allemande et socio-historique de la genèse de la politique européenne de défense :

Un défi stimulant pour un agenda de recherche renouvelé

Lorsque l’on considère la Politique Européenne de Sécurité et de Défense du point de vue de l’analyse des politiques publiques, l’énigme posée prend une autre teinte, se transformant en défi stimulant pour l’analyste. Depuis la fin des années 1990, l’agenda d’analyse de la politique étrangère au sens large s’est renouvelé en France par un réinvestissement de l’analyse des politiques publiques : Marie-Christine Kessler propose en effet d’analyser la politique étrangère comme une politique publique77. Une politique publique se définit comme un ensemble de pratiques et de représentations émanant d’un ou plusieurs acteurs étatiques78. Elle a un contenu, c'est-à-dire que ses ressources sont mobilisées en vue d’obtenir un résultat (elle ne se réduit pas à un acteur ponctuel et isolé), contenu qui s’appuie sur un programme, soit une articulation entre les actes, une structure relativement permanente de référence et des pratiques sociales. En outre, il existe un rapport entre les contenus des politiques publiques et les acteurs et mécanismes qui les ont façonnés. Selon les termes généraux de cette définition, la politique étrangère correspond bien à une politique publique, certes d’un type particulier79. La politique étrangère consiste en l’activité par laquelle un Etat établit, définit et règle ses rapports avec les gouvernements étrangers. Il s’agit, tant pour l’action extérieure que pour la défense, d’une politique régalienne faisant intervenir des acteurs politico-institutionnels forts, dont les prérogatives ont été revalorisées par les nouvelles pratiques internationales : multiplication des sommets, ambassades, Conseils des ministres européens, etc., et dotée d’un budget voté par le Parlement. L’un des avantages majeurs d’analyser la politique étrangère comme une politique publique est de s’intéresser aux acteurs et aux mécanismes de la prise de décision. Cette aspiration n’est en soit pas neuve, puisque Graham Allison, père de la tradition de Foreign Policy Analysis, proposait déjà en 197180, d’ouvrir la boîte noire de l’Etat afin d’examiner les interactions

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Marie-Christine Kessler, La politique étrangère comme politique publique, pp. 167-192, in Frédéric Charillon, Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.

78 Pour Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, une politique publique forme un pentagone articulé entre des acteurs, des représentations, des institutions, des processus et des résultats. Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 13.

79 Sur la définition d’une politique publique, cf. l’article utile et synthétique de Jean-Claude Thoenig, Politique

Publique, pp. 326-333, in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, Coll. « Gouvernances », 2004.

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The Essence of decision - Explaining the Cuban Missile crisis, Boston, Little Brown, 1971. Pour un synthèse sur ce paradigme, cf. Walter Carlsnae, Foreign Policy, in Walter Carlsnae, Thomas Risse, Beth A. Simmons

Handbook of international relations, London, Sage Publications, 2002. En France, le principal auteur à s’être

inspiré de cette perspective, notamment en matière de politique de défense, est Samy Cohen : cf. en particulier

La défaite des généraux – Le pouvoir politique et l’armée sous la Vème République, Paris, Fayard,1994, et La monarchie nucléaire : les coulisses de la politique étrangère sous la Cinquième République, Paris, Hachette,

entre les différents segments bureaucratiques spécialisés concourant à la formulation de la politique étrangère, contre la perception réaliste d’une entité étatique unifiée. C’est pourquoi nous avons opté pour une analyse de la construction (ou sociogenèse dans notre perspective) de la politique européenne de défense comme une forme particulière d’action publique. Tout comme la politique étrangère, la politique de défense, qui en forme la partie militarisée donnant corps à l’action extérieure d’un Etat ou d’une organisation politique, gagne à être analysée ainsi : pour Pascal Vennesson, « ce domaine est presque entièrement à défricher à

partir des acquis de la science politique, notamment l’étude des politiques publiques. »81. Il ajoute que la défense et la stratégie constituent des objets propres à enrichir tant la sociologie historique du politique, que l’analyse des politiques publiques et l’étude des relations internationales82. Les perspectives d’analyse les plus courantes en matière de défense sont celles des praticiens, d’un point de vue matériel, s’inspirant souvent du paradigme réaliste ou de la théorie du choix rationnel. Ceux-ci considèrent en général les

facteurs matériels comme déterminants : effectif des armées, qualité des

armements…Depuis l’Antiquité, la rationalité prédomine dans l’analyse des phénomènes militaires ; les deux guerres mondiales du XXème siècle et le développement des armes nucléaires ont tendu à accentuer ce rapport à la rationalité, si bien qu’il semblait jusqu'à la fin de la guerre froide relativement difficile de théoriser la stratégie et la défense sans recourir au paradigme de l’acteur rationnel. Néanmoins, idées et représentations sociales ne sont pourtant pas indifférentes aux réalités militaires : s’appuyant sur le tournant constructiviste en relations internationales83, Pascal Vennesson -tout en reconnaissant que le rôle des idées fait débat dans l’étude de la politique de défense, et pose problème tant au niveau empirique que théorique-, propose une analyse de la politique de défense en termes cognitifs. En effet, il existe une large part de conception dans la politique de défense

1986. Voir aussi dans cette perspective la thèse de Bastien Irondelle, Gouverner la défense : analyse du

processus décisionnel de la réforme militaire de 1996, Thèse de doctorat de science politique sous la direction

de Samy Cohen, IEP de Paris, 2003.

81 Pascal Vennesson, « Conclusion. Science politique et défense : perspectives de recherche », in Pascal Vennesson (dir.) Politiques de défense : institutions, innovations, européanisation, op. cit., p. 341.

82 Pascal Vennesson, « Idées, politiques de défense et stratégie : enjeux et niveaux d’analyse », in Revue

Française de Science Politique, 54 (5), octobre 2004, p. 749.

83 On citera ici les auteurs pionniers de ce courant : Alexander Wendt (avec son ouvrage Social theory of

international politics publié en 1999 : « un acteur ne peut savoir ce qu’il veut avant de savoir ce qu’il est »,

cité in Dario Battistella, op. cit., p. 271), Martha Finnemore, Katzenstein, Judith Goldstein. Le fondateur de ce courant fut Alexander Wendt avec son article « The agent-structure problem in IR theory » publié dans

International Organisation en 1987. Le courant constructiviste en relations internationales s’appuie sur La construction sociale de la réalité de Berger et Lukmann (1966) et The constitution of society de Giddens

(1984) afin de dépasser le positivisme matérialiste des théories réalistes : cette approche postule que le monde est socialement construit, et que les structures de l’association humaine sont déterminées principalement par des idées partagées plutôt que des forces matérielles, et les identités et les intérêts des acteurs sont construits par ces idées partagées, et non pas donnés. Pour une vision synthétique, cf. Dario Battistella, op. cit., et sa contribution Le constructivisme en relations internationales, pp. 139-166, in Frédéric Charillon, Politique

étrangère. Nouveaux regards, op. cit., ainsi qu’Emmanuel Adler, Constructivism and international relations,

(représentations des décideurs, planification, programmation, concepts d’emploi des forces…).

Si nous souscrivons à l’agenda de recherche qu’offre l’utilisation de l’analyse des politiques publiques en matière de politique de défense84, nous nous démarquons en revanche d’une analyse en termes cognitifs au profit d’une analyse socio-historique de l’action publique85. L’histoire constitue effectivement une donnée importante pour saisir la façon dont la politique européenne de défense se construit depuis le début des années 1990, comment elle est pratiquée et interprétée par les acteurs impliqués, -en l’occurrence dans notre cas d’étude par les acteurs politico-militaires français et allemands situés à Paris, Berlin, Bonn et Bruxelles-, quels sont les scénarios envisagés, les obstacles qu’elle rencontre, et les enjeux de légitimation qu’elle soulève. Nous concevons ici l’histoire comme un processus sédimenté présent au cœur de la socialisation professionnelle, organisationnelle et l’habitus national des acteurs. L’histoire s’avère très présente dans l’élaboration de la politique étrangère, dont la politique de défense constitue le volet militaire, ne serait-ce que dans les discours légitimant l’action extérieure d’un Etat ou d’une organisation internationale86

. Pour Pierre Grosser, il est nécessaire de prendre en compte l’histoire dans l’analyse de la politique étrangère, dans la mesure elle consiste en un héritage accumulé soit sous forme d’expérience individuelle (trajectoires personnelles comme celles de de Gaulle, Mitterrand, ou Kohl) ou collective (phénomènes de génération), soit sous forme de références transmises au sein d’une organisation, des institutions, d’un groupe social, national, etc.87 L’histoire contraint l’espace potentiel d’action des acteurs, tout en leur offrant un patrimoine de ressources politiques et symboliques. Par conséquent, nous concevons ici tant le concept de socialisation que les représentations des acteurs interrogés

84 Plus largement sur l’usage des outils de l’analyse des politiques publiques dans le domaine international et européen, cf. Franck Petiteville, Andy Smith, « Analyser les politiques publiques internationales », in Revue

Française de Science Politique, 56 (3), juin 2006, pp. 357-366; Patrick Hassenteufel, Yves Surel, « Des

politiques publiques comme les autres ? Construction de l’objet et outils d’analyse des politiques européennes », Politique européenne, 1, 2000, pp. 8-24.

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Une telle approche n’est finalement pas si éloignée de l’injonction de Marcel Merle en relations internationales, qui préconisait d’analyser les phénomènes internationaux comme des faits sociaux, afin de s’intéresser tant aux structures qu’aux acteurs.. Cf. Guillaume Devin, Sociologie des relations internationales, Paris, La Découverte, Coll. « Repères », n° 335, 2004, et Sabine Saurugger, « Avons-nous besoin d’une sociologie des relations internationales pour analyser l’intégration européenne ? », Politique Européenne, 25, printemps 2008, pp. 193-216.

86 A titre d’exemple, citons l’historicité de l’intervention de l’Alliance Atlantique au Kosovo en 1999 : parmi les discours de légitimation convoqués par les leaders politiques occidentaux, au premier rang desquels Tony Blair et Jacques Chirac, l’argument d’éviter un « nouveau Munich » : le président français déclarait le 12 avril 1999. Cf. Sophie Wahnich, L’historicité de l’intervention de l’OTAN au Kosovo, p. 374, in Pascale Laborier, Dany Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Groupe de Sociologie politique et morale, CURAPP, Paris, PUF, 2003.

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Pierre Grosser, De l’usage de l’Histoire dans les politiques étrangères, pp. 361-390, in Frédéric Charillon,

comme les produits d’une sédimentation historique donnée, dans un contexte géographique, politique et social spécifique.

Plus largement, il s’est produit dans le paysage de la science politique française un tournant historique, avec le développement de la sociologie historique du politique depuis les années 1990, courant qui s’intéresse également depuis quelques années à l’action publique88. S’appuyant sur une conception des sciences sociales comme sciences fondamentalement historiques89, une telle analyse part du postulat que toute interaction socio-politique est à étudier nécessairement en lien avec le contexte temporel et social dans lequel elle s’enracine. La Politique Européenne de Sécurité et de Défense, en tant qu’objet inédit, soulève également des questionnements sociologiques nouveaux : effectivement, « s'il n'y a

pas, en matière de défense, de superpuissance européenne, il y a bien européanisation de la défense, et les décideurs l'expérimentent au quotidien dans leurs modalités de travail »90.

Pour reprendre le fil de notre problématique, la politique européenne de défense jouerait pour les acteurs politico-militaires franco-allemands avant tout le rôle d’un construit politique et social, dont les fonctions latentes (nouveaux modes de décision, socialisation des élites militaires et diplomatiques européennes, plans de carrière…) apparaissent au moins aussi importantes, si ce n’est plus, que les fonctions manifestes (défense et sécurité européenne, en réalité ultimement garanties par l’OTAN), comme il nous reviendra de le démontrer. Car la PESD représente l’irruption de la société militaire dans l’univers jusque-là exclusivement civil de l’Union européenne. Dès lors, des interrogations inédites surgissent, qu’il est utile d’investir par le biais d’une approche sociologique, telles que l’influence de la politique européenne de défense sur les trajectoires des acteurs, militaires surtout ; la création de nouvelles responsabilités à Bruxelles et par certains aspects d’un nouveau « métier » pour les militaires, tandis que les diplomates demeurent dans un rôle plus

88 Cf. Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2003 (1ère éd. :1997). Une analyse de l’action publique prenant en compte l’histoire semble relativement récente en France, alors même qu’une telle approche existait déjà aux Etats-Unis : cf. notamment Theda Skocpol, Protecting soldiers and

mothers : the political origins of social policy in the United States, Cambridge, Harvard University Press,

1992, et Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer, Theda Skocpol (eds), Bringing the state back in, Cambridge University Press, 1985. Pour la France, cf. notamment Gilles Pollet, Renaud Payre, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ? », in Revue française de science

politique, 55 (1), février 2005, pp.133-154 et « Approches socio-historiques », pp. 86-93, in Laurie

Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, Coll. « Gouvernances », 2004, ainsi que Pascale Laborier, Dany Trom (dir.), Historicités de

l’action publique, op. cit. 89

Cf. Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit. ; Max Weber, Economie et société, T 1: Les

catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 2003 ; Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique : l'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991 ; Jean-Philippe Heurtin, Dany Trom,

« L’expérience du passé », in Politix, 10 (39), 1997, pp. 7-16.

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Frédéric Charillon, « Européaniser la défense : : les enjeux sociologiques, politiques et intellectuels d’un projet inédit », in Les Champs de Mars,16, Deuxième semestre 2004, p. 12.

traditionnel en la matière ; la question de l’adaptation ou non de la formation militaire et de son ouverture européenne ; la pression réelle de la PESD sur les cultures militaires nationales et les politiques étrangères des Etats, etc. « Des fonctions que l'on n'imaginait pas

exister il y a quelques années deviennent plus valorisantes, peut-être, que certaines fonctions nationales. »91 Or justement, la démarche proposée par la sociologie politique européenne paraît offrir quelques instruments intéressants pour poser ces questions, tout en gardant le souci de l’historicité.

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