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Section A : Défendre l’Europe par les Européens, une idée neuve ?

2. Quelle défense pour quelle Europe après la Seconde Guerre mondiale?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le temps est venu de repenser la question de la sécurité et de la défense en Europe595. Néanmoins, la situation internationale est radicalement différente de celle des années 1920 : la division du continent, amorcée avec celle de l’Allemagne, lors des conférences de Yalta puis Potsdam en 1945, mène Churchill a évoquer le « rideau de fer […] descendu à travers le continent » dans son célèbre discours de Fulton le 5 mars 1946, et s’accélère brusquement avec la mise en place du plan Marshall et le rapport Jdanov en 1947 : l’Europe ruinée ne peut se reconstruire qu’avec l’aide financière des Etats-Unis, et Jdanov stigmatise alors « un camp anti-impérialiste et démocratique [l’Union Soviétique] et un camp impérialiste. »596 Désormais, deux blocs s’opposent dans leurs valeurs et leur identité, comme le souligne Paul Stehlin :

« Amérique et Russie étaient devenues les meneurs de jeu, les seigneurs de la politique internationale, se détestant et se respectant à cause de leur force réciproque sans comparaison autre qu’entre eux. »597

2.1. Une réflexion sous la contrainte du cadre bipolaire

L’enjeu de la réflexion sur la défense européenne après 1945 consiste en une construction identitaire598 contre un ennemi clairement identifié (le bloc soviétique), et dans une conjoncture d’engagement américain très fort. Du côté français, «l’Europe devient très vite, par la force des choses, mais non sans hésitations, une dimension structurante de la politique de défense française. »599 Il s’agit en outre de tirer les leçons de l’échec du système de la Société des Nations: la sécurité collective de l’Europe ne pouvait se cantonner à une

595

Cf. notamment Trevor Salmon, Alistair Shepherd, op. cit., Ch 2: Fifty years of failure, pp. 15- 54.

596 Cité in Elisabeth Du Réau, id., p. 135.

597 Paul Stehlin, Témoignage pour l’histoire de notre temps, Paris, Ed. Robert Laffont, 1964, p. 342-343. Nous tenons ici à remercier le Lieutenant-Colonel Orlianges d’avoir attiré notre attention sur cet ouvrage.

598

En juillet 1944, la Déclaration des Résistances européennes publiée à Genève proposait déjà l’objectif d’une union fédérale en Europe qui permettrait d’y inclure pacifiquement le peuple allemand. Cf. Elisabeth Du Réau, id., p. 133.

599 Philippe Vial, Claude D’Abzac-Epezy, Les Europes des militaires : forces armées et enjeux européens sous

la IVème République, pp. 185-204, in Elisabeth Du Réau, Europe des élites, Europe de peuples ? La construction de l’espace européen, 1945-1960, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998.

doctrine appuyée sur un empilement de traités disparates. Trois éléments essentiels devaient être pris en compte : un accord minimum sur des valeurs fondamentales, un rapprochement structurel entre les pays impliqués afin de créer progressivement des solidarités par la socialisation des acteurs concernés, et un système militaire multilatéral dissuasif600. Londres et Paris espéraient au départ pouvoir jouer un rôle médian entre les Etats-Unis et l’URSS. C’est ainsi que le 4 mars 1947, les ministres des Affaires étrangères français et britannique Bidault et Bevin signent le Traité de Dunkerque601. Faire mention de ce traité ne relève pas d’une tentation prononcée de l’anecdotique : il s’agit d’un texte important dans la réflexion sur l’idée d’une défense européenne assurée par les Européens dans la mesure où il institue pour la première fois en temps de paix une alliance militaire –certes classique dans sa conception- entre les deux Etats, en se référant à la Charte des Nations Unies et au principe de protection des droits de l’Homme. La proximité temporelle de la guerre pèse toutefois de façon significative dans la rédaction du texte qui adopte une perspective clairement anti-allemande : son Préambule indique qu’il a pour but de prévenir « toute reprise d’une politique allemande d’agression »602.

Or du côté allemand à cette époque, la préoccupation principale est celle du recouvrement de son statut international et de son rétablissement économique. Sur ce point, les puissances occupantes s’opposent irréductiblement, à tel point que le Président américain Truman, effrayé par le potentiel d’expansion soviétique en Europe occidentale, formule au printemps 1947 sa doctrine dite du containement (ou endiguement) visant à faire barrage au communisme. Dès lors, cette question allemande va évoluer, et c’est elle qui sera au cœur des initiatives ultérieures en matière de construction d’un système de défense européenne. Le blocus de Berlin entre le 8 juin 1948 et le 23 mai 1949, suite à la constitution de deux zones d’occupation en Allemagne -l’une occidentale (regroupant les zones américaine, britannique et française) et l’autre soviétique-, et plus encore le « coup de Prague » (25 février 1948) font prendre conscience à la diplomatie française et britannique que l’objectif d’une défense contre l’Allemagne n’est plus la priorité face au danger d’avoir l’Armée Rouge à leurs portes603. Ainsi, le 17 mars 1948, Paris et Londres sont rejoints par la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg pour signer le Pacte de Bruxelles dont l’objet est « la collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense ».

600 Cf. Georges-Henri Soutou, op. cit., p. 83. Nous rajoutons la dimension de socialisation des acteurs politico-militaires, élément primordial que nous développerons par la suite au cours de notre thèse.

601

Id., p. 270 et suiv. Pour une insertion dans le contexte global de l’année 1947, cf. Elisabeth Du Réau, op. cit., pp. 138-139.

602 Traité d'Alliance entre la France et la Grande-Bretagne, signé le 4 mars 1947 à Dunkerque , http://www.ena.lu/mce.cfm .

603

Cf. Maurice Vaïsse, L’Europe sans défense : du blocus de Berlin à Sarajevo, pp. 359-375, in Michel Dumoulin, op. cit.

L’article IV du texte604 engage les parties prenantes à une défense mutuelle « par tous les moyens […] militaires et autres »605 en cas d’agression. Ce Pacte de Bruxelles engendre l’Union Occidentale (UO) qui repose sur des instances militaires mises en place dès le temps de paix, et symbolisées par la création d’un état-major multinational à Fontainebleau en septembre 1948.

Premier cadre pour penser la défense de l’Europe606 par les Européens, l’UO constitue non seulement une alliance classique reposant sur la solidarité de ses membres, mais fait également référence aux enjeux de défense des valeurs occidentales. Ce prisme de la guerre froide trame tous les projets qui jalonnent la construction de la défense européenne jusqu’au début des années 1990, et il peut dès lors sembler plus aisé de saisir les errements identitaires de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense du début des années 2000 en l’absence d’un ennemi clairement identifiable. Car si l’identité de la défense européenne se définissait jusqu’en 1991 par opposition, elle doit aujourd’hui trouver d’autres canaux de construction face aux menaces transnationales diffuses, au premier rang desquelles la prolifération nucléaire et le terrorisme international. Or les mouvements de coopération nés dans un temps de crise ne subsistent pas nécessairement en temps de paix, d’autant plus quand il n’existe plus de figure repoussoir unifiée. Cela permet, entre autres facteurs explicatifs, de comprendre le souci de recherche de permanence qui se traduit par la création d’institutions propres pour la politique européenne de défense en 2001607.

Dès le 17 avril 1948, les institutions de l’UO se mettent en place à Londres 608 : outre un organe permanent de consultation mutuelle (le Conseil consultatif interministériel permanent composé des ambassadeurs des pays membres à Londres et d’un représentant du

Foreign Office, et aidé d’un secrétariat), l’UO comporte un Conseil des ministres des

Affaires étrangères (instance décisionnelle), un Comité de guerre siégeant à Londres et assisté d’un Comité militaire permanent rassemblant les chefs d’Etat-major des

604 Cet article deviendra par la suite l’article V du Traité de Bruxelles modifié instituant l’Union de l’Europe Occidentale en 1954. L’article V du traité de l’UEO renferme une clause de solidarité collective en matière de défense, et reste toujours valable aujourd’hui, le Traité constitutionnel européen qui contenait une telle clause formulée dans le cadre de l’UE ayant été ajourné en 2005.

605 La formulation a été textuellement reprise au Traité de Dunkerque.

606

Elisabeth Du Réau emploie pour sa part l’expression de « premier pôle européen de défense ». Op. cit., p. 203. Et pour Philippe Vial et Claude d’Abzac Epezy, elle consacre l’idée que la dimension européenne n’est plus perçue par les élites militaires françaises comme une hypothèse parmi d’autres, mais bien comme une nécessité militaire à partir de 1948. Op. cit.

607

Le processus de création de ces institutions est étudié en détail dans la seconde partie de cette thèse.

608 Sur ce point, cf. notamment Raymond Poidevin, op. cit., André Dumoulin, L’UEO et la politique

européenne de défense, Paris, La Documentation Française, 1995 ; Jean-Claude Allain, op. cit. ; Elisabeth Du

Réau, op. cit., pp. 203-206 ; Köllner Lutz, Klaus A. Maier, Wilhelm Meier-Dörnberg, Hans-Erich Volkmann,

Die EVG-Phase, Anfänge der westdeutscher Sicherheitspolitik, 1945-1956, Band 2, Oldenburg Verlag,

membres ou leurs représentants, ainsi qu’un Comité de Défense (sorte de Conférence des ministres de la Défense) chargé de définir les grandes perspectives stratégiques609.

2.2. De l’Union Occidentale à l’OTAN : l’entrée en scène de Washington

Dès lors, pourquoi créer l’Alliance atlantique l’année suivante, alors même que les Européens disposent désormais d’une alliance fonctionnelle ? Le Général Paul Stehlin, membre du comité préparatoire de l’Union Occidentale, propose un éclairage intéressant :

« Dès nos premières réunions, un groupe d’officiers des Etats-Unis dirigé par le général Lemnitzer était venu se joindre à nous. Et, en fait, le premier travail important que nous ayons eu à faire, a été de répondre à un questionnaire américain sur la nature et le volume des matériels qui seraient nécessaires aux membres de l’organisation du Traité de Bruxelles pour l’armement et l’équipement de leurs forces. Ainsi se préparait, en même temps, l’Alliance atlantique qui devait être conclue au printemps 1949. »610

Très rapidement, le Comité militaire de l’UO lui-même constate l’impuissance des Européens dans le domaine militaire : dès juillet 1948, il estime qu’il est réaliste de compter sur l’aide américaine non seulement en temps de guerre, mais aussi dès le temps de paix. De son côté, le Président Truman voyait d’un bon œil l’initiative des cinq partenaires, et la diplomatie américaine se disait prête à accorder un soutien logistique aux Européens dans une logique identique à celle du Plan Marshall, soit l’aide américaine mais avec une « initiative […] [qui] doit venir d’Europe »611. C’est pourquoi s’ouvrent à l’automne 1948 des négociations transatlantiques qui conduisent à la création du Pacte de Washington le 4 avril 1949. Désormais, la sécurité américaine contre la menace soviétique passe par un engagement des Etats-Unis en Europe, et la définition territorialement circonscrite au continent de la défense européenne qui prévalait jusqu’ici se trouve élargie à une aire géographique bien plus large regroupant autour des cinq pays de l’UO les Etats-Unis, le Canada, le Danemark, la Norvège, le Portugal, l’Islande et l’Italie. Le couplage entre Etats-Unis et Europe est réalisé ; tributaire du parapluie militaire -et plus particulièrement atomique- américain, l’Union Occidentale se retrouve absorbée dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) née du Traité de Washington, d’autant plus que la nouvelle alliance militaire dispose de structures que l’UO n’avait pas prévues. Si la prise de décision fonctionne à l’unanimité à l’OTAN comme dans l’UO, elle s’inscrit dans une perspective de solidarité idéologique, contre l’Allemagne au départ, puis contre l’URSS. Cinq ans après la guerre, la défense européenne se compose de plusieurs

609 Ces organes peuvent être mis en parallèle avec les organes actuels de la PESD issus du Sommet de Nice et mis en place en 2001, soit respectivement le Comité Politique et de Sécurité, le Comité Militaire et l’Etat-major de l’Union européenne.

610

Paul Stehlin op. cit., p. 344.

organisations qui se chevauchent, et cette caractéristique demeure prégnante aujourd’hui encore, comme le montre l’enjeu des relations UE-OTAN en 2008612.

En creux, c’est toujours la double question du rempart contre le bloc soviétique et du contrôle du réarmement allemand qui est posée. L’attitude ambiguë des Britanniques (qui ne souhaitent pas s’impliquer trop profondément sur le continent), et des Américains (désireux de conforter un pôle européen qui pour autant ne puisse pas s’autonomiser complètement de la tutelle atlantique) trouve des prolongements dans leur positionnements respectifs concernant la construction d’une défense européenne au début du XXIème siècle. La question primordiale est bien celle de l’autonomie des Etats européens en matière militaire, avec les tenants d’une autonomie intellectuelle et physique, en l’occurrence la diplomatie française, et les autres partenaires européens, plus pragmatiques quant au potentiel d’aide américain. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, tendait à privilégier la constitution d’un « pôle européen de défense » comme voie médiane entre les blocs613, et concevait le Pacte atlantique comme un complément au Traité de Bruxelles qui ne devait pas, pour autant, détourner les Européens de leurs projets614. En outre, les initiatives existantes en matière de défense européenne se basent sur une conception particulière de l’Europe, qui ne correspond pas à l’Europe géographique, et ce pour une raison évidente : le rideau de fer a divisé l’Europe géographique, qui s’étend jusqu’en Russie, en deux sœurs ennemies. La tentative avortée de la CED s’inscrit dans ce contexte bipolaire.

Section B : La tentative avortée de création d’une Communauté

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