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1. François Mitterrand et Helmut Kohl, des « entrepreneurs d’Europe »430

1.3. Deux Etats, deux formes de rationalité en présence

Dans le domaine particulier de la Défense, évoquer une rationalité exige « une

analyse claire des situations, des moyens, des actions, de leurs conséquences, et un jugement de valeur porté sur ces conséquences à la lumière de critères hiérarchisés »468. L’idée sous-jacente est que les acteurs se livrent à un jeu à somme non nulle et disposent de la totalité des informations nécessaires469. Or une politique publique ne constitue pas un acte libre de pure volonté émanant d’individus, ou d’acteurs collectifs, qui mesurent toutes les conséquences de leur action : la rationalité des décideurs est limitée470, contrainte par l’environnement dans lequel elle intervient, l’histoire qui a façonné cet environnement, la socialisation professionnelle et organisationnelle des acteurs ; une action publique correspond plutôt à un arbitrage, un agrégat d’interactions individuelles et collectives, pour trouver une solution qui semble convenir dans un contexte donné, avec les informations parcellaires dont disposent les acteurs, et en fonction des intérêts qu’ils se reconnaissent. Dans le cas de la sociogenèse de la politique européenne de défense, l’analyse des intérêts de la France et de l’Allemagne par le Président Mitterrand et le Chancelier Kohl transparaît dès 1990. La sociologie des acteurs présentée précédemment nous montre une prédominance du pôle politico-diplomatique dans le débat, et permet ainsi de prendre en compte les intérêts nationaux dont ces acteurs sont les gardiens de par leur socialisation organisationnelle. L’Allemagne redevient avec son unification une « nation adulte »471,

467 Entretien à Bonn, 23/06/2006. Nous traduisons. « Dumas versuchte immer sehr häufige Kontakte zu mir, um spontan telefonisch am Sonntag nachmittags zu diskutieren und unsere Ideen frei auszutauschen. Dank Dumas konnte ich den Pouls der französischen Außenpolitik fühlen. » Roland Dumas fait état de la même proximité avec son homologue allemand dans son ouvrage Affaires étrangères, op. cit.

468 Colonel Achard-James, in La décision, op. cit., p. 105.

469 Dans un jeu à somme nulle, un joueur gagne et l’autre perd. Au contraire, dans un jeu à somme non nulle, les gains et pertes de l’un peuvent se traduire par des gains ou des pertes similaires, voire plus grands chez l’autre.

470 James March, Herbert Simon, Les organisations, Paris, Dunod, 1964, cité in Pierre Muller, Les politiques

publiques, op. cit., Ch. 2. March et Simon privilégient le modèle de la poubelle pour rendre compté de

l’incertitude et de la complexité de la décision politique.

modifiant l’équilibre structurel de la coopération franco-allemande. Il est nécessaire de préciser que la coopération franco-allemande en Europe, tout particulièrement en matière de défense, relève du contrat de mariage, de la construction méticuleuse plutôt que de l’idylle. Des intérêts puissants entrent en ligne de compte dès le départ, et s’accentuent après 1990 : la France trouve dans le dialogue franco-allemand un moyen de consolider l’ancrage occidental de son voisin rhénan afin d’empêcher que les divisions au sein de l’Alliance n’affaiblissent son projet de défense européenne. Elle dénonce effectivement la pérennisation de la tutelle américaine sur le continent « en faisant de l’Allemagne et de

l’OTAN les pivots de leur mainmise sur l’Europe »472. Cette ligne de conduite s’avère encore plus vraie après la réunification qui rend à la République Fédérale sa souveraineté de décision, ce qui amène même le Président Mitterrand à envisager un rapprochement franco-britannique, qu’il délaisse rapidement du fait de divergences irrémédiables avec John Major sur la défense européenne473.

François Mitterrand, entouré de conseillers très impliqués dans le partenariat bilatéral avec l’Allemagne, prend conscience que la seule carte à jouer pour la France si elle entend lancer une initiative de défense au niveau européen est l’action concertée avec l’Allemagne. Dans un entretien en janvier 1994, Mitterrand explique sa position :

« Je voulais que les Européens profitent de ce contexte pour s’affirmer davantage et la présence heureuse à Bonn d’un Chancelier disponible pour d’autres avancées renforçait cette possibilité. »474

Le lien franco-allemand semblait après la chute du Mur le seul levier réel à disposition de la politique étrangère française475 qui correspondait jusque dans les années 1990 à un grand dessein : l’unification de l’Europe occidentale et reposait sur les instruments traditionnels de l’influence française (présence en Afrique, siège au Conseil de Sécurité de l’ONU, force de dissuasion, rôle de la langue française dans le monde, construction européenne) ; néanmoins après 1989, en dehors de la construction européenne, ces instruments tendent à fortement s’affaiblir. Or le Président Mitterrand est l’héritier du désir gaullien de maintenir la France au premier rang des puissances européennes, et continue à entendre conserver, sous une forme ou une autre, un certain droit de regard sur la question allemande hérité de son siège

472 Propos de Jacques Chirac, in Henri Ménudier, op. cit., p. 251.

473

De son côté, l’Allemagne entretient avec la Grande-Bretagne une relation peu évidente, dont Hans-Dietrich Genscher donne sa version explicative : cela peut peut-être en partie s’expliquer du fait qu’Adenauer avait été écarté du poste de maire de Cologne par un général anglais après la guerre, alors même qu’il avait déjà été écarté du même poste par Hitler pendant la guerre. Il en avait gardé un sentiment anti-britannique assez marqué. En outre, les quelques entretiens réalisés avec des officiers britanniques nous amènent à penser qu’en matière militaire, il semble toujours exister chez certains officiers britanniques l’idée que l’Allemagne était le grand vaincu de la Seconde Guerre mondiale.

474 Entretien du 2/01/1994 avec Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p. 230.

475

Henri Froment-Meurice, « Une politique étrangère pour quoi faire ? », in Politique Etrangère, 2, 2000, pp. 319-332.

au Conseil de contrôle allié qui prenait en mains le destin allemand après 1945476. D’où le choix de l’approfondissement du lien franco-allemand, porté de plus par l’amitié particulière qui lie Mitterrand et Kohl. Le seul véritable atout qui reste à Paris est l’intégration européenne, et le poids français dans la Communauté. Déjà une note technique du 18 mai 1984 au Président exprime ce souci, se référant au Plan Fouchet s’il avait fonctionné :

« PARIS serait devenu la capitale de l’Europe politique avec un secrétariat permanent »477. Avec l’accroissement de l’interdépendance entre Etats, la France ne peut plus prétendre peser directement sur les évolutions internationales, mais elle peut espérer le faire à travers une « Europe-puissance ». Un ancien ambassadeur allemand à Paris l’explique :

« Les Français sont très fixés sur le statut des organisations et la place juridique de la France dans telle ou telle organisation. Ils défendent une diplomatie traditionnelle de défense de leurs positions de principe juridiques. »478

Cette influence du « bon droit » hérité d’une longue tradition européenne puise ses racines jusqu’au Moyen-Âge avec l’idée du bon droit des Etats contre le roi, issu de la réception du droit romain479. Ainsi, la politique européenne de Mitterrand est-elle guidée par une double conviction au début des années 1990 : stabiliser l’Europe par la construction européenne, mais aussi approfondir l’intégration afin d’y arrimer l’Allemagne réunifiée et éviter un élargissement précipité480. D’où l’importance de mettre en scène la solidité du lien franco-allemand, de s’appuyer sur ce lien pour revendiquer une position de leadership. Un ancien chef de l’Etat-major particulier du Président remarque :

« Avant même cette réflexion sur la défense européenne, c’est l’idée d’un rapprochement entre la France et l’OTAN qui préoccupait l’Elysée. François Mitterrand estimait que la France avait plus d’importance et de pouvoir en restant à l’extérieur de l’Alliance car cela lui permettait d’entretenir un dialogue bilatéral avec les Etats-Unis et avec l’OTAN. »481

C’est donc pour préserver une marge de manœuvre que Paris mise sur le projet alternatif à celui proposé par l’Alliance visant à édifier un « pilier européen » dans l’OTAN. L’Allemagne de son côté est tiraillée entre son désir d’être en harmonie avec Washington et sa fidélité envers son partenaire français, toute initiative bilatérale se traduisant ainsi par un renouvellement de l’allégeance à l’OTAN : par exemple, aux lettres conjointes Dumas-Genscher du 4 février 1991, visant à faire de l’UEO le dispositif central de la défense

476 Id., p. 322.

477

Note de Pierre Morel à François Mitterrand, reproduite in Roland Dumas, op. cit., p. 395.

478 Entretien avec un ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, ambassade d’Allemagne, Paris, 12/06/2006.

479 Le Secrétaire Général du Quai d’Orsay Philippe Faure reconnaissait en off au début des années 1990 que les Français demeuraient en arrière par rapport aux Britanniques de par leur façon de penser exclusivement en termes de fora, d’institutions, de cadres juridiques, tandis que les Britanniques pensent en termes de résultats. Entretien avec Klaus Neubert, id.

480 Londres tire des conclusions diamétralement opposées de la fin de la guerre froide et mise sur le lien anglo-américain pour canaliser la nouvelle République allemande. Cf. Samy Cohen, Mitterrand et la construction

européenne, in Samy Cohen (dir.), Mitterrand et la sortie de la guerre froide, op. cit. 481 Entretien à l’Ecole militaire, Paris, 16/12/2005.

européenne, et Mitterrand-Kohl du 19 avril 1990 examinant les perspectives d’une politique étrangère et de sécurité commune dans le cadre communautaire, correspond une lettre conjointe Baker-Genscher du 10 mai 1990 qui réaffirme le rôle central de l’OTAN dans l’architecture de sécurité européenne. Le forcing américain écrasant les diplomaties européennes qui dès lors ne suivent plus l’activisme français, le seul levier pour la France demeure l’initiative franco-allemande adossée à une « diplomatie de sommet »482, comme le montre cet extrait d’entretien avec un ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl :

« Il y avait en parallèle dans cette période toute la préparation de ce qui est devenu après le Traité de Maastricht. De la permanence d’impulsion entre l’Elysée (et rarement Matignon, sauf en période de cohabitation) et la Chancellerie, cela a donné un résultat : par exemple la fameuse initiative franco-allemande de 1991 pour créer l’Eurocorps. »483

Du côté allemand, il s’agit de maintenir l’idée de défense européenne en lien avec l’Alliance atlantique, et d’extraire les Français de leur « splendide isolement » pour les ramener vers l’OTAN 484. De plus, l’annonce abrupte du retrait des FFA par Mitterrand le 6 juillet 1990, jour du sommet de l’OTAN à Londres, soulève en République Fédérale des interrogations485. Ces intérêts croisés français et allemands trouvent avec la notion d’identité européenne de défense un point de conjonction : en situation d’interdépendance, il s’agit pour les partenaires de « parvenir à un résultat final avantageux, ce qui les conduit à

coopérer d’une certaine manière. »486 Ainsi la perspective d’une architecture européenne de défense est-elle due à l’initiative commune de Mitterrand et Kohl. Kohl propose dès lors de transformer l’UEO en un caucus de coordination entre les pays européens qui siègerait avant chaque réunion de l’OTAN afin de renforcer le poids de l’Europe dans l’Alliance. De son côté, Mitterrand, conseillé par son entourage proche à l’Elysée, saisit la balle au bond pour avancer avec Kohl : une note du 11 juin 1991 émanant du Général Quesnot487, successeur de l’amiral Lanxade à la tête de l’Etat-major particulier du Président, évoque entre autres le projet d’étoffer la Brigade Franco-Allemande à un corps d’armée :

« L’amorce du corps a été lancée lors d’un sommet franco-allemand à Lille à l’automne 1991. J’ai ensuite passé le relais au chef d’État-major des Armées, l’Amiral Lanxade à l’époque. Mais ce n’était pas tout : il fallait vendre le projet au Général Scowcroft, chef d’État-major de George Bush père : j’ai réussi à vaincre les réticences américaines fortes en développant l’argument de l’ancrage durable de l’Allemagne à l’ouest grâce à ce corps. »488

482

Cf. Samy Cohen, Mitterrand et la construction européenne, p. 133, op. cit.

483 Entretien avec un ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl, Paris, 21/07/2005.

484 Les entretiens conduits auprès des acteurs politiques et militaires allemands en poste autour du Chancelier Kohl au début des années 1990, en particulier Joachim Bitterlich, Hans-Dietrich Genscher, le général Naumann, l’amiral Weisser, le général Schuwirth, manifestent bien qu’il s’agissait-là d’un réel souci.

485 L’Allemagne craint pendant une brève période de voir paraître le spectre d’un découplage français. Idem. Un point de vue radicalement opposé apparaît chez Pierre Joxe.

486 Thomas Schelling, cité par Jacques Lagroye, op. cit., p. 180.

487

Entretien à l’Ecole militaire, Paris, 16/12/2005.

Le projet est alors discuté par Mitterrand et Kohl à Paris le 25 juin 1991 puis à Bad Wissee en juillet 1991 afin de rééquilibrer le balancier en faveur de la construction européenne après le lancement de l’idée de Force de Réaction Rapide otanienne : l’enjeu bien souligné par les conseillers militaires du Chancelier et du Président, en l’occurrence l’amiral Lanxade et le général Quesnot côté français, le général Naumann côté allemand, consiste à transformer la BFA en un corps franco-allemand spécifiquement européen489. Le Chancelier allemand propose alors de donner corps à cette initiative par une proposition bilatérale avant le sommet de Rome de l’OTAN de novembre 1991 : à l’automne 1991 s’engage une course de vitesse franco-américaine entre les sommets de Maastricht et Rome, entre le leadership américain en Europe, et Paris qui se pose en éclaireur d’une défense européenne qui s’assumerait seule, avec la complicité de son partenaire allemand. Toutefois, le projet franco-allemand est basé sur des visions diamétralement opposées concernant le lien avec les Etats-Unis : la question du rapport à l’OTAN et à Washington demeure d’ailleurs une constante dans la construction et la mise en œuvre de la politique européenne de défense aujourd’hui encore. Ainsi, le jour même de la déclaration italo-britannique du 4 octobre 1991490, Hubert Védrine et Peter Hartmann, principaux collaborateurs de Mitterrand et Kohl se rendent à la Maison-Blanche pour exposer le projet bilatéral à l’équipe de Bush et Baker. Mais la déclaration italo-britannique prend de vitesse Paris et Bonn, et aboutit de

facto à subordonner toute avancée vers une défense européenne à la suprématie de

l’Alliance. La proposition Mitterrand-Kohl concernant à la fois la défense européenne en vue de Maastricht et le lancement de l’Eurocorps va ainsi surprendre les diplomaties européennes.

489 Le général Naumann confie : « Und am Ende meiner Zeit als Leiter des FüS III, die Abteilung des BMVgs, die sich um Militärpolitik kümmert, habe ich zu Jacques Lanxade gesagt : „Wir müssen ein Dach finden. Dann die Deutsch-Französische Brigade alleine, das macht keinen Sinn.“ » [Nous traduisons : « A la fin de mon mandat en tant que chef de FüS III, la division du ministère fédéral de la Défense qui s’occupe d’affaires politico-militaires, j’ai dit à Jacques Lanxade: « Nous devons trouver un toit. Parce que la Brigade Franco-Allemande seule, cela n’a pas de sens. » »] Entretien à Berlin, 2/06/2006. Les entretiens conduits auprès de l’amiral Lanxade, de Joachim Bitterlich, de Jean-Louis Bianco et d’Hubert Védrine nous permettent de confirmer l’impulsion allemande à l’origine de la proposition.

490 Cette déclaration souligne la relation privilégiée existant entre l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord, qu'incarne l'Alliance, « élément-clé de l'identité européenne ». Elle fait en outre valoir la complémentarité de la réforme de l'OTAN et du développement d'une politique étrangère et de sécurité commune dans le cadre de l'Union politique. Cf. Jacques Lanxade, op. cit., p. 254-255 et http://www.nato.int/docu/revue/1992/9202-03.htm .

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