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Le nouveau contexte international se caractérise également par une labilité des flux de pouvoir, et des formes de conflictualité nouvelles appelant une nécessaire modernisation des armées européennes en général, française et allemande en particulier. Le Président français a d’ailleurs opté pour un retrait des Forces Françaises d’Allemagne le 6 juin 1990, marquant la fin de l’ordre de Yalta. La consécration du primat de l’économie comme critère de puissance étatique, et le premier conflit de l’après-guerre froide, la guerre du Golfe, en constituent des facteurs déclencheurs. L’arme atomique se trouve moins pertinente en tant que facteur de puissance, et disqualifiée comme instrument de gestion de crise324.

nucléaire que les Etats-Unis dans les années 1950, la première doctrine était devenue inadéquate car il n’aurait pu être question d’utiliser l’arme atomique au moindre incident avec l’URSS.

321 Il s’agit des accords SALT I (1969-1972) et II (1979) qui fixent des plafonds concernant les missiles, des accords START I (1991) sur le premier désarmement nucléaire, et du Traité FNI (1987) sur l’élimination des missiles à courte et moyenne portée.

322 C’est dans ce cadre qu’interviendra l’Eurocorps en Bosnie en 1998, au Kosovo en 2000 et en Afghanistan en 2004.

323 Cf. Fabien Terpan, La politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 185.

3.1. Vers une nouvelle forme de violence militaire

La guerre du Golfe constitue une guerre de nouvelle génération : guerre aérienne, rapide et high tech, elle souligne la suprématie des armées américaine et britannique dans la gestion du ciel et de la projection rapide325. Suite au refus de Saddam Hussein de retirer les troupes irakiennes du Koweit à l’automne 1990, une coalition emmenée par l’administration américaine de George Bush attaque le territoire irakien le 17 janvier 1991. Il s’ensuit un mois de bombardements alliés sur l’Irak. François Mitterrand a du négocier serré avec ses ministres pour se joindre à la coalition, notamment avec son ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement qui démissionne et est remplacé par Pierre Joxe326. La France a finalement soutenu la coalition, mais étant donné les débats internes sur l’opportunité d’une intervention militaire en Irak, Mitterrand a voulu donner une légitimité à cette action : il a donc convoqué le Parlement pour un vote de confiance le 16 janvier 91 : l’assemblée lui vota la confiance à 523 voix contre 43. Néanmoins, la participation française à la coalition est autonome, marginale et réduite aux opérations de jour, la hiérarchie politico-militaire française ayant refusé d’être placée sous le contrôle opérationnel de l’OTAN327 : le rapport aérien est de 4 contre 1 pour la coalition, et les Mirages F1 et 2000 n’ont qu’un rôle de soutien et d’appoint. Depuis l’époque gaullienne, le système de défense français reposait sur l’autonomie nationale et le primat de la souveraineté. L’enjeu était de disposer à la fois d’une armée nombreuse, d’une indépendance de commandement et d’intervention, et d’une force de frappe qui la garantisse. Or l’expérience du Golfe a montré à la France l’insuffisance de ses capacités militaires de projection, tant en ce qui concerne l’équipement des troupes que la disponibilité opérationnelle des hommes328. L’armée française prend dès lors conscience de deux choses importantes : d’une part, la défense de la France dépend largement des capacités des pays de l’Europe occidentale à constituer un pôle de stabilité et d’intégration militaire, d’autre part la conscription ne saurait demeurer adaptée dans ce

325 Pierre Joxe en tirera la leçon en introduisant dans la réforme militaire qui s’ensuit un point fort sur le renseignement et les crédits alloués à l’espace qui augmentent de 17,49% en 1992. Cf. Jean-Loup Motchane, Gilbert Rozier, « Face aux incertitudes stratégiques en Europe. Feu la doctrine française de défense ? », in Le

Monde diplomatique, avril 1992.

326 Samy Cohen note que la référence historique à la conférence de Munich est constante à ce moment-là chez Mitterrand. Samy Cohen, Mitterrand et la sortie de la guerre froide, Paris, PUF, Coll. « Politique d’aujourd’hui », 1998, p. 330 et suiv.

327 L’amiral Lanxade, ancien chef d’Etat-major des armées françaises, en donne la définition suivante : « Le commandement opérationnel signifie que l’on donne des forces à une autorité qui en fait ce qu’elle veut ; par le contrôle opérationnel –et c’est ce qui se passe au sein de l’OTAN : les gouvernements gardent le commandement opérationnel mais délèguent le contrôle opérationnel à l’OTAN- on donne des forces pour une mission déterminée, dans une composition déterminée. » Entretien à Paris, 27/04/2004.

328 Il était légalement possible d’engager des appelés en opération extérieure selon l’article 70 du code du service national, mais l’Etat-major des Armées a décidé le 19 octobre 1990 de ne pas le faire, pour des raisons de coût politique exorbitant en cas de pertes humaines. Cf. Louis Gautier, op. cit., p. 285.

nouveau type de conflictualité. Les nécessités de la projection demandent une réforme en profondeur de l’armée française, d’autant plus que le service militaire ne remplit plus sa fonction sociale première329.

3.2. Des armées occidentales à réformer

La réforme militaire française de 1996, préparée dès les années 1991-1995 par les cercles de décision politico-militaires, comprendra non seulement la suppression de la conscription et le passage à une armée professionnelle, une réduction substantielle des effectifs et des crédits militaires, une réforme de la Délégation Générale pour l’Armement et au niveau nucléaire, le double abandon des armes stratégiques sol-sol (fermeture du plateau d’Albion) et du missile Hadès330. En creux se prépare le nouveau modèle d’armée intitulé Armées 2015. La réfection de l’appareil militaire français, si elle ne remet pas en cause la continuité de la doctrine militaire française et de la formation et de l’entraînement des hommes, consiste toutefois en un renforcement de l’autorité des niveaux techniques de la prise de décision selon une approche opérationnelle de la défense : le manque de coordination interarmées pendant la guerre du Golfe, le chef d’Etat-major de chaque armée prenant à son compte une part importante des actions décidées, pousse l’amiral Lanxade quand il devient Chef d’Etat-major des Armées (CEMA), puis ses successeurs, à accroître l’interarmisation tant au niveau du commandement, en renforçant les attributions du CEMA (ce que confirme le décret de mai 2005331) que de la formation supérieure des officiers avec la fusion des trois écoles de guerre en 1993 en un seul Collège Interarmées de Défense (CID)332. Ces évolutions impliquent aussi de facto à la fois une meilleure insertion dans les alliances de sécurité (OTAN, UEO), une recherche de solution opérationnelle proprement européenne et surtout le passage à une armée de métier en remplacement de l’armée mixte, legs de

329 Le service militaire ne correspond plus à l’idéal républicain dans la mesure ou il ne s’applique pas à tous de façon identique, excluant les femmes et fonctionnant en réalité de telle façon que nombre de conscrits pouvaient facilement être exemptés. Cf. Louis Gautier, id., p. 300 et notre entretien avec un ancien chef d’Etat-major des Armées, Paris, 22/06/2005 à l’annexe 5.1.7.

330 Pour un panorama complet de la réforme militaire française de 1996, ses causes et ses implications, cf. Bastien Irondelle, Gouverner la défense : analyse du processus décisionnel de la réforme militaire de 1996, Thèse de doctorat de science politique sous la direction de Samy Cohen, IEP de Paris, 2003.

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Le général Douin, largement artisan de cette évolution depuis 1995, explique : « Son cerveau est militaire

purple, c'est-à-dire interarmées : c’est le seul militaire qui n’appartient pas à une armée. Il a quitté son armée

d’origine et devient purple (c’est ce que disent les Anglais), soit un mélange de toutes les armées et de la gendarmerie. Son cerveau politique signifie qu’il conseille le Président et traduit les idées politiques du Président en idées militaires réalisables. » Entretien à Paris, 22/06/2005.

l’histoire remis en cause par l’évolution du contexte de sécurité international333 et l’adoption de longue date de la professionnalisation par les armées américaine et britannique334.

Empiriquement, la part de la défense nationale dans le PIB français passe de 3% en 1989 à un peu plus de 2,5% en 1995-1996335. La France doit être capable d’ici 2015 de projeter jusqu’à 50 000 hommes en dehors du territoire national, et 3000 à 5000 supplémentaires pour la réaction rapide en cas de crise336. L’envers nucléaire de cette modernisation organisationnelle consiste en un abandon de la stratégie du faible au fort dans le Livre

Blanc de 1994337, basée sur le principe du non-emploi du nucléaire ou des représailles massives en cas d’escalade nucléaire d’un conflit pendant la période de confrontation bipolaire, au profit d’une évolution vers l’idée de frappes préventives ou sélectives à l’américaine, et vers une dissuasion concertée338. La France a d’ailleurs signé le Traité de Non-Prolifération en 1992339.

La réforme militaire française, et tout particulièrement la professionnalisation, ne sont pas sans conséquences pour l’Allemagne, d’autant plus que la République fédérale a

333 La loi Jourdan de 1798 avait rendu obligatoire la conscription afin de compléter les effectifs insuffisants des engagés volontaires. Avec la loi de Gouvion-Saint-Cyr de 1818, les conscrits sont désignés par le tirage au sort. La loi du 1er janvier 1873, première réforme militaire de la IIIème République, abolit la substitution. En 1889, la durée du service militaire est fixée à 3 ans, contre 5 ans en 1868, et toutes les catégories de population auparavant exemptées sont désormais contraintes de faire un an de service militaire. C’est en 1905 qu’apparaît la conscription au sens moderne. Cf. Philippe Fouquet-Lapar, Histoire de l’armée française, 2ème éd. mise à jour, Paris, PUF, « Que sais-je ? » n° 2320, 1998.

334 Dans un opus de 1934 intitulé Vers l’armée de métier, le général de Gaulle plaidait déjà pour la professionnalisation totale des forces armées. Si l’attachement à la conscription l’emporte dans les partis de gauche pour des raisons idéologiques (lien armée –nation, armée représentative de la société), les points de vue sont plus diversifiés à droite

335 Les crédits militaires passent de 205 milliards de francs par an à environ 185 milliards de francs par an en 1996. Cf. Louis Gautier, op. cit., pp. 134-138.

336

Cf. Sten Rynning, Changing military doctrine. Presidents and military power in Fifth Republic France,

1958-2000, Wesport (Connecticut), Praeger Publishers, 2002, p. 99.

337 Cf. France, Ministère de la Défense, Livre Blanc sur la Défense 1994, Paris, La Documentation Française, 1994.

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Ce concept de dissuasion concertée proposé par Alain Juppé à ses partenaires allemands en 1994 a rapidement été écarté face à l’absence d’enthousiasme manifesté par les Allemands, mais également par les autres partenaires européens de la France. Un haut responsable militaire confie : « Aucun pays européen ne veut entendre parler de dissuasion concertée. C’est très clair. Les Britanniques ont une dissuasion nucléaire, en grande partie inféodée aux Américains car il s’agit d’un système d’armes à double clef. Nous avons-nous une dissuasion nucléaire totalement autonome. Il est inutile de proposer aux Allemands, aux Italiens ou aux Espagnols un parapluie commun, une dissuasion partagée dont ils ne veulent pas entendre parler. Comment accepter les conséquences du déclenchement du feu nucléaire quand on ne maîtrise ni la technologie, ni le bouton sur lequel on appuie, avec une opinion publique qui n’est pas forcément réceptive. » Entretien à l’Etat-major des Armées, Paris, 26/10/2005.

339 Le Président Chirac réalisera trois essais en 1995 avant d’en prononcer l’arrêt définitif. Ces essais nucléaires ont nourri un intense débat non seulement en France, mais chez nos partenaires, notamment outre-Rhin. Au niveau interne français, le Quai d’Orsay, soucieux de l’impact politique d’une telle mesure, ne souhaitait pas autoriser les essais, tandis que le ministère de la Défense présentait au Président son argumentation en faveur des essais (il s’agissait de préparer la défense nucléaire de la France pour cinquante ans) ; le Président a tranché en faveur de la Défense. Entretiens avec le général Mercier, major général des armées en 1995-1998, Paris, 23/06/2005 et avec un ancien chef d’Etat-major particulier de Jacques Chirac, Toulon, 10/03/2006.

recouvré sa souveraineté, et par conséquent une capacité d’action sur la scène internationale. La guerre du Golfe vient poser la question de l’usage de la force armée, comme le montre bien un ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl :

« Le Chancelier Kohl, avec le soutien du gouvernement tout entier, avait la conviction que l’Allemagne ne pouvait pas encore prendre une part active dans une telle guerre. C’est pourquoi à l’époque, l’Allemagne s’est déclarée prête à contribuer au financement des troupes de certains pays dans cette première guerre du Golfe. »340

L’Allemagne n’envoie alors aucun contingent en Irak, mais la question de l’emploi de la Bundeswehr hors du territoire national se trouve pour la première fois posée. Elle le sera avec encore plus d’acuité par le conflit en ex-Yougoslavie, et tout particulièrement la guerre en Bosnie, qui va entraîner d’intenses débats et aboutir à une révision constitutionnelle le 20 juillet 1994 permettant un emploi de l’armée allemande hors du territoire national et hors zone OTAN pour des missions dans le cadre multinational de l’ONU, de l’OTAN ou de l’UEO, même si elles nécessitent l’usage de la force341. C’est également en 1994 que paraît le premier Livre Blanc de la Défense allemand après la guerre froide –adopté la même année que le Livre Blanc français pour le symbole- qui, en plus des missions traditionnelles de défense du territoire national dans le cadre de l’Alliance atlantique, étendra le mandat potentiel de la Bundeswehr aux missions humanitaires et de maintien de la paix342. Le ministère fédéral de la Défense entreprendra au même moment sous l’égide de Völker Rühe, ministre de la défense depuis septembre 1993, une transformation en profondeur de l’armée allemande, toujours en cours aujourd’hui, visant à la rendre déployable et projetable afin de pouvoir répondre aux exigences des nouvelles formes de conflictualité343. C’est dans cette optique que Volker Rühe a créé en 1996 les Krisenreaktionskräfte (KRK, soit des forces de réaction rapide)344. Cette restructuration remplace la complémentarité traditionnelle entre

340 Entretien à Paris, 26/04/2004.

341

Nous développons cette réforme constitutionnelle que nous analysons comme un processus d’apprentissage politique du à la guerre en Bosnie au chapitre 3, section A.

342 Bundesministerium der Verteidigung, Weißbuch 1994 zur Sicherheit der Bundesrepublik Deutschland und

zur Lage und Zukunft der Bundeswehr, 5. April 1994. Les Verteidigungspolitischen Richtlinien (VPR) de 1992,

document définissant les missions de la Bundeswehr en s’appuyant sur des fondements constitutionnels, évoquaient déjà le sujet.

343 La lenteur du processus de réforme tient au fait que la Bundeswehr a du digérer l’intégration de l’ex-NVA, et plus largement que l’Allemagne transfère près de 150 milliards de marks par an en ex-RDA au début des années 1990, amputant constamment des budgets comme celui de la défense qui atteint à peine 1,5% du PIB en 2000. L’auteur note : « In the end the finance ministers are the most effective disarmament politicians. » Id., p. 103.

344 Il s’agit d’une trentaine d’unités militaires réparties sur le territoire allemand, et dont la tâche est essentiellement extérieure. En 1999, les effectifs de ces forces spéciales s’élevaient à 50 000 hommes. Cf. entre autres sur la réforme de la Bundeswehr Franz-Joseph Meiers, La transformation de la Bundeswehr, Notes du Cerfa n°13, IFRI, Paris, Juin 2004 ; Christophe Pajon, Forces armées et société dans l’Allemagne

contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Hans Stark, La politique étrangère de la nouvelle Allemagne, Paris,

Les Cahiers de l’IFRI, 2000 ; Henrik Unterwedde, Allemagne: à la recherche d’un nouveau rôle, pp. 151-178, in CHARILLON, Frédéric (dir.), Les politiques étrangères. Ruptures et continuités., Paris, La Documentation

corps de bataille (Feldheer) et défense du territoire (Territorialheer) par des forces de réaction de crise (KRK- Krisenreaktionskräfte) et des forces de défense principale (HVK-

Hauptvertidigungskräfte)345. Les effectifs de la Bundeswehr sont ramenés de 600 000 à 370 000 en 1990, puis à 330 000 environ avec la réforme Scharping de 1995, dont 135 000 conscrits346. En outre, la réunification impliquait une réorganisation de la Bundeswehr qui devait absorber une partie des soldats de l’ex-RDA347. L’enjeu était à la fois de dissoudre la

Nationale Volksarmee (NVA) et d’implanter la Bundeswehr dans les nouveaux Länder de

l’Est. Toutefois, malgré ce mouvement convergent de modernisation militaire, l’Allemagne se refuse à abandonner la conscription.

Section B : Deux projets concurrents, portés par deux coalitions

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