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Une logique de réseaux interpersonnels : essai de sociologie des acteurs franco-allemands

1. François Mitterrand et Helmut Kohl, des « entrepreneurs d’Europe »430

1.2. Une logique de réseaux interpersonnels : essai de sociologie des acteurs franco-allemands

Proposer une brève sociologie des acteurs revêt ici un avantage majeur pour comprendre le processus décisionnel à l’origine du projet mobilisé par les délégations française et allemande à la CIG de Maastricht et de l’Eurocorps : la personnalité446, et plus encore la socialisation personnelle et professionnelle, des gens en poste peut jouer un rôle essentiel447. Il importe d’étudier la dimension bureaucratique, organisationnelle, des initiatives bilatérales à visée européenne prises en 1990-1991 et conduisant à Maastricht et au lancement de l’Eurocorps : cela permet de mettre en exergue les mécanismes sociaux à l’œuvre. Ce type d’analyse s’appuie sur les interactions qui se jouent au sein de l’Etat et en discrédite de facto la perception monolithique448. Dès 1963, la coopération franco-allemande, volet spécifique de la politique étrangère, est régie par une diplomatie du sommet : les décisions prises en son nom émanent essentiellement du cercle restreint de l’Elysée, de la Chancellerie, de leurs Etats-majors et de leurs conseillers respectifs, et sont entérinées lors des sommets bilatéraux.

Si l’on considère la politique étrangère comme une politique publique par laquelle un Etat établit, définit et règle ses rapports avec les gouvernements étrangers, l’importance du noyau décisionnel politique et administratif devient évidente449. Les acteurs qui la façonnent et leur identité socio-professionnelle nous semblent au moins aussi importants que les normes qui la guident. La pratique des échanges et réunions prescrits par le Traité de l’Elysée et accentuée par le CFADS à partir de 1988 a abouti à la création de réseaux

446 Un ancien conseiller militaire de Volker Rühe remarque, à propos de l’étroitesse des liens personnels entre l’Elysée, la Chancellerie et le sérail de leurs proches conseillers : « Es lag sehr an die Stimmung, die der Bundeskanzler in den Spitzeniveaus machte. » [Nous traduisons : « Cela tenait beaucoup à l’atmosphère que le Chancelier créait au plus haut niveau. »] Entretien à Sankt-Augustin, 22/06/2006.

447 Cf. Antonin Cohen, Yves Dezalay, Dominique Marchetti, art. cit., p. 6.

448 La structure polyarchique des Etats occidentaux alimente entre autres la réflexion de Robert Dahl dans Who

governs ?.

bilatéraux stabilisés de fonction entre les conseillers du Président et du Chancelier d’une part, les hauts responsables militaires d’autre part. Par réseaux, nous entendons ici des systèmes de relations traversant le secteur de la défense et de la diplomatie et liant durablement leurs membres par l’intérêt commun qu’ils trouvent à agir de concert450, le tout constituant une configuration d’acteurs et d’institutions plongés dans des relations d’interdépendance et modélisable comme une forme de jeu, soit un modèle d’interaction normalisée451. Les décisions prises dans le cadre de la coopération militaire bilatérale font intervenir le premier cercle du milieu décisionnel central, celui de l’Elysée et de la Chancellerie452. La politique étrangère constituant le domaine réservé du Président pour la France453, et du ministère des Affaires étrangères pour l’Allemagne mais également du Chancelier quand il s’agit de sujets à fort potentiel politique comme c’est le cas pour la défense européenne : c’est d’eux, assistés de leurs proches collaborateurs, qu’émanent les initiatives de 1990-91 conduisant à la décision de créer l’Eurocorps et mettre en place la PESC à Maastricht, hypothèse confirmée par nos divers entretiens. Un ancien conseiller du Chancelier Kohl déclare : « Il y avait toujours une petite bande autour du Président de la

République et du Chancelier qui a lancé la machinerie vers la création de l’Eurocorps.»454

Certains outils de l’analyse de politique étrangère, tels les groupthinks d’Irving Janis ou le prisme organisationnel d’Allison, montrent tout l’intérêt de s’appuyer, en ce qui nous concerne, sur des outils d’analyse des politiques publiques comme les entrepreneurs politiques ou les coalitions de cause. Samy Cohen note qu’ « en politique étrangère, il

[Mitterrand] s’est entouré d’une petite équipe efficace et compétente faisant corps avec

450 Nous entendons ici la notion de réseau au sens large de systèmes d’interrelations stables entre des individus appartenant à un même secteur d’action publique, entretenant des relations d’échange et partageant des représentations professionnelles communes ou convergentes. L’objet n’est pas ici de réfléchir sur la notion de réseaux d’action publique qui fait l’objet d’une abondante littérature en analyse des politiques publiques depuis les années 1960. Nous renvoyons ici à l’article synthétique de M. Thatcher, Réseau (policy network), pp : 384-390, in Laurie Boussaguet et al., op. cit. Marc Abélès écrit qu’un réseau est « un faisceau d’obligations réciproques et qui fonctionnent sur la longue durée ». Marc Abélès, En attente d’Europe, - Débat

avec Jean-louis Bourlanges, Paris, Hachette, Coll. « Questions de politique », 1996, p. 50. 451 Cf. Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., pp. 93-103.

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Le second cercle, constitué de l’« administration sectorielle », n’intervient qu’après la décision initiale.

453 Cette conception politique est héritée de Locke qui estimait que « le pouvoir de faire la guerre et la paix, de

conclure des ligues et des alliances […] doit nécessairement être laissé à la prudence et à la sagesse de ceux entre les mains de qui il peut être exercé dans l’intérêt public. » Second Traité sur le gouvernement civil, cité

in Jean Leca, Madeleine Grawitz, Traité de science politique, tome 4 « Les politiques publiques », op. cit., p. 470.

454 Entretien à Paris, 26/04/2004. Ses propos recoupent exactement ceux du général Schuwirth : « Die Ideen sind in den bilateralen Diskussionen entstanden insbesondere zwischen Kohl, Mitterrand und ihre nahen Mitarbeiter. Die Idee kam aus der politischen Ebene. Wie gesagt war der Hauptanlass ganz konkret nicht nur durch Reden und gegenseitig Treffen sondern die deutsch-französische Verbindung sichtbar im militärischen Bereich zu machen. » [Nous traduisons : « Les idées sont apparues dans le cadre des discussions bilatérales, en particulier entre Mitterrand, Kohl et leurs proches collaborateurs. L’idée est venue du niveau politique. Le motif principal était concrètement de rendre visible le lien franco-allemand dans le domaine militaire et pas seulement à travers des discours et des rencontres mutuelles. »] Entretien à SHAPE, Mons, 8/12/2005.

lui »455. Des relations intuitu personnae se nouent entre les conseillers diplomatiques et aux Affaires européennes de l’Elysée : Jean-Louis Bianco, Hubert Védrine, Elisabeth Guigou, Sophie-Caroline de Margerie456, et de la Chancellerie : Horst Teltschik, Joachim Bitterlich surtout, ainsi que les ministres des Affaires étrangères Dumas et Genscher457, constituant un

« réseau de coopération transnationale entre les conseillers personnels des chefs d’Etat et de gouvernement. Les habitudes communes de travail conduisent ces conseillers à ajuster, dans la mesure du possible, les différences nationales en compromis communautaires. »458

Cette « configuration décisionnelle par réseaux » 459 restreints d’acteurs s’appuie également sur les hauts responsables militaires, placés au sommet de la hiérarchie politico-militaire et jouant le rôle de conseiller du prince en matière de défense : l’Amiral Lanxade, chef de l’Etat-major particulier du Président entre 1989 et 1991, puis Chef d’Etat-Major des Armées françaises à la mi-mai 1991 ; le général Quesnot, chef de l’Etat-major particulier entre 1991 et 1995, et sur le Général Klaus Naumann, Inspecteur Général de la Bundeswehr. Le profil de ces acteurs importe, dans la mesure où il s’agit d’acteurs ayant un fort tropisme franco-allemand, tant pour des raisons historiques que pour des raisons culturelles. Mitterrand, Kohl, Dumas et Genscher, l’amiral Lanxade et le général Naumann ont tous fait l’expérience de la Seconde Guerre mondiale dans leur jeunesse, de façon plus ou moins directe460. Ils en ont tiré les leçons à travers les discours développés par les hommes politiques après la guerre autour de l’idée que les Etats européens ne devaient plus jamais se déchirer ainsi, et que pour cela le lancement de la construction européenne par la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 encadrait la réconciliation franco-allemande et rendait à terme toute guerre impossible entre les Etats signataires. En ce qui concerne l’amiral Lanxade par exemple, son empathie vis-à-vis de l’Allemagne ne tient pas seulement à sa

455 Samy Cohen, Le processus mitterrandien d’information et de décision, p. 375, in Samy Cohen (dir.),

Mitterrand et la sortie de la guerre froide, op. cit. 456

La cellule diplomatique de l’Elysée joue un rôle important sur les questions de politique étrangère, mais dans la limite de son adéquation avec la pensée Présidentielle : « Nous n’avons de latitude que pour autant que nous sommes en phase avec le Président de la République, que l’on ait une capacité à mettre en forme les choses de façon consolidée. » Entretien à la cellule diplomatique de l’Elysée, Paris, 17/05/2005.

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En l’occurrence en France, le ministre des Affaires étrangères constitue le « fidèle serviteur de la volonté Présidentielle » sous la Vème République, car en matière de politique étrangère, la Constitution de 1958, en le rendant garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire (art. 5), garantit au chef de l’Etat un pouvoir sans partage et sans véritable contrepoids, sauf potentiellement en cas de cohabitation. Samy Cohen, id., p. 129. Cf. également Albert Du Roy, Domaine réservé. Les coulisses de la diplomatie française, Paris, Seuil, Coll. « L’épreuve des faits », 2000. Nous reviendrons sur l’organisation de la diplomatie et du domaine politico-militaire en France et en Allemagne dans les 2ème et 3ème parties de notre thèse.

458 Christian Lequesne, Paris-Bruxelles – Comment se fait la politique européenne de la France, op. cit., p. 175. Les questions européennes mobilisent essentiellement des élites. Cf. Jean-Gustave Padioleau, op. ; cit., p. 26.

459 Samy Cohen, ibid.

460 Robert Jervis analyse comment un acteur politique ayant participé à un événement dramatique tend à interpréter les événements postérieurs à la lumière de sa propre expérience. Cf. Robert Jervis, Perception and

bonne relation personnelle avec son homologue Naumann, mais également à un tropisme historique repérable chez les officiers de Marine des générations antérieures marquées par l’antagonisme franco-britannique à Mers El-Kébir461.

Pour ce qui est des acteurs de second rang, ou « seconds couteaux », moins en lumière mais dont le rôle est crucial dans l’avancement des dossiers, le tropisme franco-allemand transparaît comme un prisme prégnant. La plupart des conseillers proches de Mitterrand et Kohl parlent le plus souvent l’allemand, ou au moins un allemand académique, et le français, et manifestent parfois une forme de dévotion envers le Président et le Chancelier462. « Enfants du Traité de l’Elysée »463, ces acteurs sont majoritairement des hommes de 40 à 50 ans464 ; leur socialisation personnelle joue un rôle important, tout particulièrement leur connaissance de la langue et de la culture du pays voisin : ainsi par exemple, Joachim Bitterlich, acteur clef auprès du Chancelier Kohl pendant dix ans (1987-1998) est un juriste non seulement francophone, mais aussi francophile qui a suivi le cycle d’étude étranger de l’ENA. Jean-Louis Bianco rend bien compte de ce que nous évoquons :

«J’étais dans l’équipe de l’Elysée avec Sophie-Caroline de Margerie le seul à parler allemand et à connaître bien l’Allemagne. Je pouvais donc donner des informations et une vision que les spécialistes du Quai d’Orsay et les ambassadeurs ont, soit une vision en profondeur de l’Allemagne et de la sensibilité des évolutions allemandes. Mon rôle dans ces affaires-là est à géométrie variable : suivant les moments, de façon non systématiquement organisée, tantôt je suis en première ligne, tantôt c’est Hubert Védrine, tantôt Elisabeth Guigou, parfois Sophie-Caroline de Margerie ou Jacques Attali. »465

Ces acteurs sont d’autant plus importants pour promouvoir le projet mis en avant par Mitterrand et Kohl que la coopération ne va pas forcément de soi dans la pratique :

« Il fallait à l’époque monter tout ce système institutionnel et le roder, s’habituer l’un à l’autre. Je me souviens des premières réunions qui étaient plutôt des regards en chiens de faïence qu’autre chose. Il fallait introduire certains débats. Plus c’était formel, plus Mitterrand, et dans une certaine mesure Kohl étaient réticents. Notre idée était de former une certaine habitude chez les hommes politiques à parler ensemble de questions européennes, et de promouvoir cela par learning by doing. »466

Les différentes étapes politiques conduisant à la création de l’Eurocorps et à Maastricht sont très étroitement préparés par les ministères des Affaires étrangères et leur entourage. Hans-Dietrich Genscher évoque ainsi nombre de discussions informelles avec Roland Dumas :

461

Entretien avec un ancien Major de l’amiral Lanxade, Paris, 22/06/2005. Toutefois, les entretiens conduits révèlent souvent une certaine forme d’admiration de la Marine envers la Royal Navy.

462 A l’instar de Joachim Bitterlich à Bonn, ou Jean-Louis Bianco à Paris.

463 Expression empruntée au général représentant militaire de la France à Berlin. Entretien à l’Ambassade de France, Berlin, 20/03/2006.

464 Il s’agit néanmoins de souligner l’importance majeure de deux femmes au sein de ces seconds couteaux : Elisabeth Guigou et Sophie-Caroline de Margerie, dont l’influence a été large sur ces questions dans la genèse des idées défendues par la France et l’Allemagne à Maastricht.

465

Entretien avec un ancien secrétaire général de l’Elysée, Assemblée Nationale, Paris, 29/06/2005.

« Dumas essayait toujours d’avoir des contacts très fréquents avec moi, pour discuter spontanément au téléphone les dimanche après-midi et échanger nos idées. Grâce à Dumas je pouvais prendre le pouls de la politique étrangère française. » 467

Les ministres de la défense paraissent toutefois en retrait sur le sujet au début des années 1990 : le dossier est très largement politique, piloté par les chefs d’Etat et les Affaires étrangères ; leur tour vient davantage à partir de 1998-1999, lorsque la Politique Européenne de Sécurité et de Défense s’annonce et devient réalité.

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