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2. Un projet européen alternatif : l’UEO comme embryon d’une défense européenne autonomisée

2.2. L’UEO, un vecteur politique mobilisé par les acteurs français et allemands

Pourquoi dès lors réactiver l’UEO ? Cette question importe car elle se trouve en filigrane de tout le processus de construction de la politique européenne de défense, dans la mesure où elle permet de repérer une opposition des logiques professionnelles entre acteurs politiques et diplomatiques d’un côté, et militaires de l’autre. Les premiers tendent ici à manifester une rationalité en valeur, quand les seconds pensent davantage en l’occurrence en termes de rationalité en finalité, pour utiliser les termes de Weber393. Ce trait déjà caractéristique de la CED constitue toujours un clivage structurant aujourd’hui comme nous le verrons au cours de nos développements. C’est d’ailleurs un élément qui paraît acquis chez les observateurs les plus lucides, comme cet ancien ambassadeur allemand à Paris :

388

Entretien avec un ancien Chef d’Etat-major des Armées, Paris, 22/06/2005.

389 Un officier français notamment est allé jusqu’à comparer de façon imagée l’OTAN et l’UEO en qualifiant l’OTAN de « gratte-ciel dont les ascenseurs sont la propriété des Américains » et l’UEO de « petits manchots de La marche de l’empereur » Entretien avec un ancien Chef d’État-major particulier, Toulon, 10/03/2006.

390

Nous étudions la genèse de l’UEO au chapitre suivant.

391 L’expression est ressortie à plusieurs reprises dans nos entretiens avec des officiers tant à Paris qu’à Berlin.

392 Entretien avec un ancien Chef d’Etat-major particulier, Toulon, 10/03/2006.

393 Max Weber, Economie et société, T 1: Les catégories de la sociologie, traduit de l'allemand par Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand et al., sous la direction de Jacques Chavy et d'Eric de Dampierre, Paris, Pocket, 2003.

« L’UEO a été à l’époque relancée pour des raisons politiques, parce que les Européens n’avaient pas assez avancé vers la PESD. Mais elle avait très peu de chances de fonctionner. Ça a été un automatisme bureaucratique des députés de tous les pays dans l’assemblée de l’UEO à Bruxelles. »394

Louis Gautier résume bien le dilemme entre les deux projets concurrents dans les premières années de la décennie 1990 :

« Il y a une hésitation sur le bras séculier, ou le vecteur de cette défense européenne : pendant un moment, les Français vont penser que l’UEO pourrait être le bras armé de l’Union européenne et théoriser là-dessus. (…) Cette dernière initiative est une discussion théologique au sein de la communauté européenne, essentiellement menée par les Français qui mettent en garde contre le fait que l’OTAN est dominée par les Américains et que les Européens y apparaissent toujours divisés (…) donc l’OTAN n’est pas une instance où l’autonomie politique européenne, et son autonomie diplomatique et de défense peuvent s’affirmer. »395

Le terme « théologique » peut sembler fort, mais c’est également une perception répandue du côté allemand : « La France accordait à l’UEO une importance extrême, et les

Allemands n’ont jamais compris pourquoi elle existait, sauf quelques spécialistes. »396

Tâcher d’ouvrir la boîte noire de ce projet alternatif permet de saisir des logiques fortes et structurantes à l’œuvre en France et en Allemagne dans la construction de la politique européenne de défense. Cela offre également un moyen de mettre en évidence son aspect de construction sociale : les acteurs politiques et diplomatiques gravitant autour des deux chefs d’État et de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères à Paris et Bonn397 sont l’élément moteur de la réflexion autour de la défense européenne à la fin des années 1980 et au début des années 1990, travaillant en étroite concertation. Un diplomate à l’époque en poste à la Direction des Affaires Stratégiques du Quai d’Orsay explique le processus décisionnel dans des cas comme la réactivation de l’UEO :

« Quand il y avait un sommet, l’Allemagne préparait un draft qui avait un fort poids franco-allemand au départ. Ensuite nous travaillions en comité. Il me semble que c’est toujours de cette façon que cela se passe. Et je n’ai pas le souvenir que ça se soit passé autrement. En général, on reçoit un premier document quelques semaines avant, en franco-allemand, qu’il s’agit d’enrichir ; ensuite les Allemands envoyaient à tous les autres un texte consolidé. » 398

La réciproque fonctionne lorsque les initiatives émanent de Paris. C’est pourquoi le concept de coalition de cause, bien que bâti a priori pour l’analyse des politiques publiques nationales, nous paraît ici un instrument intéressant. Le travail en étroite coopération entre Paris et Bonn permet non seulement à la position française, parfois intransigeante du point

394 Entretien avec un ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, Paris, 12/06/2006. Il était à cette époque chef de la sous-direction en charge de la Russie et de la CEI au sein de la Direction politique du ministère fédéral des Affaires étrangères à Bonn.

395

Entretien à Paris, 27/10/2005.

396 Entretien avec Joachim Bitterlich, ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl, Paris, 25/10/2005.

397 Bonn était jusqu’à la réunification la capitale allemande et le siège de tous les ministères. Elle l’est administrativement restée jusqu’au milieu des années 1990, et certains ministères, comme le ministère fédéral de la Défense par exemple, y concentrent encore une large parie de leurs services.

de vue des alliés transatlantiques, de gagner en légitimité mais également de constituer un pôle d’attractivité au sein de la Communauté européenne. Un pas est ainsi franchi le 27 octobre 1987 à travers la Plate-forme de la Haye : le Conseil ministériel de l’UEO vise pour la première fois à « développer une identité européenne en matière de défense »399, sans porter atteinte au primat de l’Alliance atlantique. Ce jeu d’équilibre délicat exprime le compromis entre le respect de la loyauté atlantique à laquelle les partenaires européens de Paris, au premier rang desquels l’Allemagne, ne sauraient renoncer et la progressive émergence d’une conscience collective à faire valoir par les Européens sur les questions de défense.

Les ministres des Affaires étrangères de part et d’autres du Rhin activent alors leurs services, en étroite intelligence avec Élysée et la Chancellerie, pour brandir cette organisation comme embryon potentiel de défense européenne, qui s’intègrerait dans la construction européenne : la lettre Dumas-Genscher publiée en février 1990 suggère que l’UEO se dote de sa propre force multinationale. Mais l’initiative se voit opposer une fin de non recevoir américaine prenant la forme d’une lettre du sous-secrétaire d’État américain Reggie Bartholomew400. Mitterrand, Kohl et le cercle restreint de leurs conseillers militaires et diplomatiques contre-attaquent en jetant sur l’établi les bases d’une architecture européenne de défense sensiblement différente de celle proposée par les tenants du concept de « pilier européen dans l’OTAN ». Au niveau opérationnel, ils mettent à profit la crise du Golfe pour utiliser l’UEO à l’occasion du blocus naval sur l’Irak, cherchant à donner des gages de son bon fonctionnement. Au niveau conceptuel, ils adressent trois lettres aux Etats-membres de la CEE à partir du printemps 1990 à l’occasion de la préparation du Traité de Maastricht. Une première lettre conjointe du 19 avril 1990 propose de réunir le Conseil Européen à Dublin en juin 1990 afin de préparer le projet d’union politique de l’Europe et examiner les perspectives d’une politique étrangère et de sécurité commune401. S’ensuit une réunion des ministres européens des Affaires étrangères à Asolo les 6-7 octobre 1990 à l’occasion de la présidence italienne du Conseil, proposant une initiative pour incorporer tous les aspects de la sécurité au sein d’une politique étrangère et de sécurité européenne, qui inclurait un transfert des compétences de l’UEO vers la CEE402. Un ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl explique :

399 Extrait de la Plate-forme de la Haye rapporté par Daniel Vignes, L’idée d’Identité Européenne de Sécurité

et de Défense, p. 28 in Olivier Pirotte, (dir.), Sécurité européenne et défense nationale, Les politiques de défense franco-allemandes, Paris, Fondation pour les Etudes de Défense, Coll. « Perspectives stratégiques »,

1997.

400 Le « Bartholomew Telegram » pose en effet des pré requis américains à une identité européenne de défense. Cf. Anand Menon, Anthony Forster, William Wallace, « A Common European Defence ? », in

Survival, vol. 34 (3), automne 1992, p. 105. 401

Cf. Christian Lequesne, op. cit., pp. 178-179.

« La liste Asolo [a été] élaborée par les directeurs politiques des ministères des Affaires Étrangères avec l’idée de définir ce que nous voulions par une politique européenne commune : vis-à-vis de quoi ? Sur quoi ? Nous avons commencé à définir les régions et les sujets. A l’époque, à deux reprises les ministres des Affaires étrangères ont échoué à s’entendre. »403

Si la proposition italienne entrait en congruence avec les aspirations françaises et allemandes404 et formalisait davantage le projet européen de défense face au projet atlantiste, elle échoua face à l’opposition forte des représentants britanniques et danois. Une seconde lettre conjointe franco-allemande du 6 décembre 1990 convoque ensuite à Rome le 14 décembre 1990 deux CIG, évoquant l’idée d’un saut qualitatif : « L’union politique

devrait inclure une véritable politique de sécurité commune qui mènerait à terme à une défense commune »405. La proposition est relayée par un document commun des ministres français et allemand des Affaires Étrangères, Dumas et Genscher, le 4 février 1991 : ceux-ci proposent que l’UEO réactivée soit intégrée à l’union politique et élabore pour celle-ci une défense commune406. Il est intéressant de constater que ces réflexions ne se cantonnent pas au niveau politique, mais infiltrent les services diplomatiques. Un diplomate à l’époque en poste au Quai d’Orsay observe :

« J’étais responsable du dossier « Dimension des forces de l’Union européenne » à une époque où il n’y avait pas de dimension des forces de l’Union européenne. C’était un choix défini par les paramètres des contraintes externes, notamment de ceux qui avaient occupé ce poste avant moi. C’était en 1991. Mon premier travail a été de mettre en œuvre toute une série de propositions liées à l’articulation entre l’UEO et l’Union européenne. […] Je me souviens d’une en particulier qui était d’harmoniser les présidences des deux organisations.»407

La dimension politique et symbolique de ce second projet construit par les acteurs politico-militaires de haut niveau en France et en Allemagne, et relayé auprès de partenaires européens tels la Belgique ou l’Espagne, pèse de tout son poids sur l’ordre du jour des services diplomatiques qui se trouvent ainsi amenés à traiter de sujets quasi-hypothétiques. De plus, l’horizon de la conférence intergouvernementale de Maastricht visant à transformer la CEE en Union européenne constituait une fenêtre d’opportunité pour ces acteurs de le mobiliser comme une ressource à faire fructifier en vue de créer une alternative certes déclaratoire et essentiellement politique, au projet atlantiste. Un ancien Chef d'état-major des armées se souvient :

403 Entretien avec un ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl, Paris, 25/10/2005.

404 Il importe néanmoins de préciser que Paris aspirait à une politique européenne étrangère et de sécurité commune au sein de laquelle le Conseil, instance intergouvernementale, jouait un rôle clef, tandis que Bonn envisageait davantage de considérer également les aspects économiques de la sécurité et de s’appuyer également sur la Commission.

405 Lettre conjointe au Président de la Commission Giulio Andreotti, citée in Samy Cohen, idem, p. 181.

406 Sur ce point, cf. en particulier Hubert Védrine, op. cit., 458 et suiv., Samy Cohen, ibid., Louis Gautier, idem, p. 67 et suiv., Amiral Jacques Lanxade, op. cit., Ch. 7.

« Nous étions dans la dynamique de l’initiative, avec à chaque sommet une volonté farouche de créer quelque chose. C’était vraiment la volonté des hommes de l’époque –l’Amiral Lanxade, le ministre, certains conseillers- qui a fait que la machine s’est mise en route. »408

La personnalité et la socialisation personnelle et professionnelle des personnes en poste autour du Président et du Chancelier entrent donc fortement en ligne de compte, comme nous le montrerons à la section C de ce chapitre. A contrario, cette dynamique à visée européenne demeurait partiellement entravée par le scepticisme britannique persistant et l’investissement fort des acteurs politico-militaires et diplomatiques de haut niveau à Londres dans le projet atlantique.

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