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Les savoirs scientifiques : des savoirs fondés sur des pratiques langagières spécifiques à une communauté discursive

CHAPITRE IV – Problématisation et didactique(s)

2. Caractéristiques épistémologiques des savoirs véritablement scientifiques

2.5. Les savoirs scientifiques : des savoirs fondés sur des pratiques langagières spécifiques à une communauté discursive

M. Fabre, à la suite de Dewey, Deleuze et Meyer, a montré combien la dimension langagière revêt une importance capitale pour penser l’activité de problématisation. Les didacticien·ne·s des sciences s’inscrivent dans la même veine, notamment en prenant appui sur les travaux de M. Jaubert et M. Rebière qui, au sein de leur laboratoire de didactique des disciplines (Lab-E3D), montrent que les savoirs doivent d’abord être pensés comme des pratiques sociales au sein desquelles les activités langagières jouent un rôle essentiel, dimension que nous allons à présent développer.

2.5.1. Pas de savoirs problématisés sans un travail langagier instituant et institué par une communauté scientifique

Comme le souligne C. Orange (2003, p. 83), les travaux d'épistémologie, de sociologie et de didactique des sciences s’accordent pour affirmer que l'activité scientifique ne se réduit pas à la conduite d'expériences ou d'observations, mais qu'elle est caractérisée par une attitude critique qui ne se développe qu’à travers des échanges écrits et oraux. Cette description de la problématisation scientifique comme activité de production de textes de savoir mêlant solution et raisons, c’est-à-dire comme activité d’explicitation des nécessités sur les modèles et des contraintes empiriques, conduit alors à penser que cette explicitation ne peut pas être simplement considérée comme une traduction d’une problématisation qui existerait déjà, sous forme implicite, dans la « tête » d’un chercheur isolé (Orange, 2005b, p. 81). La problématisation scientifique, au contraire, est nécessairement liée à un travail langagier qui n’est en rien un épiphénomène qui pourrait être négligé. En sciences, en effet, un résultat n'a en effet de sens qu'une fois communiqué, admis et reconstruit par les autres membres de la communauté scientifique.

Autrement dit, un savoir ne sera vraiment scientifique que s'il est partagé, discuté et s'il peut servir de base à d'autres développements communicables (Fabre et Orange, 1997, p. 41), ce qui conduit C. Orange (2012, p. 27) à proposer parfois une schématisation de la problématisation qui met l’accent sur le fait qu’on ne peut jamais faire des sciences tout seul (voir ci-dessous). La dimension interactive de la problématisation scientifique signifie que toute critique, qu’elle porte sur les modèles explicatifs, les faits reconnus comme pertinents ou encore les liens entre les deux, se développe nécessairement dans les échanges langagiers avec d’autres scientifiques formant communauté :

166

Figure 4 - Problématisation et communauté scientifique (Orange, 2012, p. 41)

2.5.2. Les savoirs scientifiques : pas seulement des produits mais aussi des pratiques argumentatives particulières

L’argumentation qui se déploie au sein d’une communauté scientifique critique est à la fois un processus, c’est-à-dire une activité épistémologique et langagière, et un produit qui se concrétise sous forme d’un texte de savoir communicable ; c’est pourquoi les savoirs se définissent tout autant comme textes que comme pratiques (Orange, 2015, p. 230). Par conséquent, penser la spécificité des savoirs en jeu dans l’enseignement scientifique ne peut se faire sans prendre en compte les pratiques sociales et langagières de référence des chercheur·se·s. J. Bisault, J. Isidore-Prigent, C. Orange et al. (2004, p. 13) expliquent ainsi que la place de l’argumentation dans les activités des scientifiques peut aider à comprendre ses fonctions dans la classe car l’importance qu’on y accorde dépend fortement, selon eux, de l’idée que l’on se fait de l’activité et des savoirs scientifiques. Il ne s’agit pas pour autant, comme le précise l’équipe de didacticien·ne·s, de rechercher à tout prix une identité entre ce qui se fait dans les laboratoires et ce qui se fait à l’école, mais de se doter de repères d’épistémologie et de sociologie des sciences pouvant éclairer les relations entre argumentation et construction problématisée des savoirs.

Aussi conserver l’image d’Épinal du savant, travaillant seul la nuit dans son bureau et découvrant, par une observation ou une expérimentation minutieuse, des faits jusqu’alors insoupçonnés, laisserait-elle peu de place aux pratiques argumentatives dans la représentation que l’on se ferait de l’activité scientifique (Ibid., p. 14). À l’opposé, si l’on considérait la recherche scientifique comme une activité sociale parmi d’autres, dont les enjeux seraient le pouvoir et l’argent, on verrait alors l’argumentation plutôt du point de vue de son usage ordinaire visant davantage à persuader par des procédés rhétoriques qu’à convaincre par des arguments de raison. Les présupposés épistémologiques défendus par le paradigme de la problématisation ne sauraient correspondre ni à la première ni à la seconde de ces positions

167 (Ibid.). Selon ce paradigme en effet, l’activité scientifique n’a pas pour but de découvrir des choses cachées depuis le commencement du monde, par l’accumulation d’investigations empiriques (observations, manipulations ou expériences), mais de construire et de résoudre des problèmes dans des cadres explicatifs qu’elle vise à faire évoluer, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises.

Néanmoins, précisent C. Orange et ses collègues (Ibid., p. 16), tout en partageant l’idée de savoirs qui se construisent au sein d’une communauté scientifique par discussions critiques, on peut être amené à considérer les relations entre argumentation et savoirs de façon complètement différente selon que l’on définit la pratique scientifique comme une activité de résolution de problèmes ou de construction de problèmes, c’est-à-dire de problématisation. Dans le premier cas, les savoirs scientifiques sont envisagés comme des solutions de problèmes dont elles sont le résultat final ; l’argumentation orale ou écrite n’est alors qu’un moyen parmi d’autres d’atteindre ce résultat et disparait une fois les savoirs produits. Dans le second cas, les arguments échangés constituent une part essentielle des savoirs. Selon la perspective de l’apprentissage par problématisation, dans la mesure où les savoirs sont considérés comme étroitement liés aux pratiques sociales et argumentatives des communautés scientifiques, nous verrons alors qu’il n’est pas envisageable de dissocier à l’école les savoirs enseignés des pratiques langagières qui les ont élaborés, même si les élèves n’ont pas à produire des savoirs savants mais à s’approprier des savoirs préexistants.

2.5.3. Le paradigme de la problématisation et la notion de communauté discursive

L’importance accordée par le paradigme de la problématisation à la dimension langagière dans la construction des savoirs est empruntée notamment à la réflexion de l’équipe bordelaise menée depuis plus d’une vingtaine d’années à partir des travaux de M. Brossard, J.-P. Bernié, M. Jaubert et M. Rebière. Il nous semble important de nous arrêter quelque peu sur ces travaux car, non seulement ils fournissent des outils méthodologiques pour étayer les analyses épistémologiques des débats et des textes de savoir produits par les élèves dans plusieurs séquences proposées par C. Orange et son équipe, outils sur lesquels nous reviendrons dans la sous-partie à suivre, mais ils permettent également au paradigme de la problématisation de penser savoirs et pratiques comme étant intimement liés. C’est cette relation entre savoirs et pratiques langagières que nous allons à présent approfondir en explicitant la notion de communauté discursive inscrite au cœur de la réflexion épistémologique et didactique du laboratoire bordelais.

S’inscrivant dans une double perspective à la fois historico-culturelle (à la suite de Vygotski) et pragmatique du langage (à la suite de Bakhtine-Volochinov123, Maingueneau,

123 M. Jaubert et M. Rebière (2019, p. 156), prenant appui sur l’ouvrage Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif de J.-P. Bronckart et C.Bota, paru en 2011 aux éditions Droz (Genève), précisent qu’elles souhaitent associer les noms de Volochinov et Bakhtine afin de prendre en compte les débats

168 Grize, François et Bronckart notamment), l’équipe bordelaise souligne elle aussi à l’instar du paradigme de la problématisation que, contrairement à une représentation largement répandue, en particulier chez les acteurs de l’institution scolaire, un savoir n’existe pas en soi, de manière préétablie dans la nature : il n’a donc ni à être découvert ou dévoilé (Jaubert et Rebière, 2012, p. 2). Au contraire, un savoir est à considérer comme le fruit d’une activité humaine développée par un groupe de professionnels qui ont défini leur champ de questions, ont négocié ce qui peut faire preuve et ont développé ainsi des pratiques spécifiques, dont des pratiques langagières. Tout savoir est donc une construction sociale, issue le plus souvent d’une longue controverse, en vue de répondre à un problème rencontré par l’humanité ou une communauté d’experts en particulier (Jaubert, Rebière et Bernié, 2004, p. 86). Ainsi, les savoirs scientifiques n’existent pas indépendamment des pratiques (techniques, technologies, démarches, genres de discours) caractéristiques d’une communauté scientifique (Jaubert et Rebière, 2001, p. 85). En effet, un savoir scientifique ne saurait être le fait d'un sujet singulier. Fruit d'un sujet collectif, résultat d'un consensus, c'est un objet construit. Un savoir scientifique est donc nécessairement labellisé par une communauté de chercheur·se·s.

Une telle conception du savoir implique de concevoir le langage comme une activité. « Parler, écrire, c’est agir », affirment ainsi M. Jaubert et M. Rebière (2012, p. 3). Dans la lignée des travaux de F. François124, les auteures expliquent (Ibid.) que, lors de toute activité langagière, se construisent des mondes de différentes natures (juridique, médical, fantastique, merveilleux, etc.) ainsi que des objets. Ces objets de discours, à distinguer des objets du monde sur lesquels ils portent, sont construits dans et par le langage ; l’énonciateur sélectionne certains éléments pour en parler, choisit de rendre certains aspects plus ou moins saillants à l’intention de son destinataire en fonction de l’analyse qu’il fait de la situation de communication et élabore ainsi ce que Grize125 nomme une schématisation (aspect qui joue un rôle fondamental dans la construction des problèmes en classe comme nous le montrerons).

Une telle conception de l’activité discursive impose par conséquent de revoir les représentations usuelles de la nature et du rôle du langage. Traditionnellement considéré comme transparent, susceptible de traduire le monde et, ce au plus près d’une réalité indépendante du contexte et donc extérieure au sujet, le langage est en effet souvent assimilé à un code permettant de transmettre des idées préexistantes, ce qui explique certaines pratiques scolaires visant la recherche du mot juste, l’exactitude de la mise en mots, la « meilleure façon de dire ». Ce point de vue, qui naturalise des liens bi-univoques entre l’objet et les formes pour le dire (Jaubert et al., 2004, p. 86), privilégie donc les produits sur les processus, efface, voire condamne les ratures, occultant l’élaboration du discours en elle-même ainsi que la variabilité des usages en fonction des individus et des situations (Jaubert et Rebière, 2011, p. 113 ; Jaubert,

sur la paternité de certaines notions attribuées certainement à tort par la postérité critique à Bakhtine alors qu’elles auraient été théorisées en premier lieu par Volochinov.

124 François, F. (1990). La communication inégale. Heurs et malheurs de l’interaction verbale. France : Delachaux et Niestlé.

169 2017, p. 96). Bien que fondée sur des représentations de la langue et du langage largement combattues par la linguistique depuis le début du XXe siècle, cette conception reste aujourd’hui encore dominante en classe et se trouve identifiée comme étant à l’origine de nombreux malentendus scolaires, comme l’a montré également l’équipe ESCOL (cf. notamment la réflexion de C. Delarue-Breton (2016) sur le rôle du langage dans l’accès par les élèves aux savoirs).

Selon M. Jaubert et M. Rebière, s’intéresser au concept d’activité, aux pratiques langagières effectives, implique une manière autre d’approcher le langage, comme l’ont déjà montré Wittgenstein ou Volochinov-Bakhtine : la signification ne correspond ni à la référence ni au sens du mot, mais réside dans son/ses emplois. Dans cette perspective, le langage ne peut qu’émaner des pratiques sociales et en retour il les transforme. Tout discours signale donc le contexte dans lequel il est ancré (Brossard et al., 2003, p. 8). Ainsi, chaque sphère d’activité développe des pratiques qui lui sont propres, notamment des formes discursives relativement stables qui orientent l’action et la rendent interprétable. Pour penser, s’exprimer, échanger, les acteurs doivent donc prendre conscience qu’ils partagent les uns avec les autres des valeurs reconnues, même si ce partage est géré sur le mode de la polémicité. En effet, l’activité langagière est par nature située et dialogique (Jaubert et Rebière, 2009, p. 54), tout discours se construisant à partir d’énoncés, réels ou potentiels, qui l’ont précédé ou à venir et auxquels, ce faisant, il répond pour les développer ou les contester.

Dans l’espace discursif créé entre les différents acteurs, les échanges obéissent alors à un contrat de communication (notion élaborée par P. Charaudeau126) qui suppose que chaque interlocuteur, pour être efficace, adopte une posture énonciative pertinente par rapport aux modes d’agir-penser-parler qui structurent la communauté discursive127 dans laquelle il s’inscrit (Ibid.). Comme le soulignent Jaubert et al. à maintes reprises (Jaubert et Rebière, 2012, p. 4 ; Coulange, Jaubert et Lhoste, 2018, p. 65), cette notion de communauté discursive, centrale dans leur réflexion théorique et didactique sur l’importance du langage dans l’élaboration de la pensée et des savoirs, est empruntée à D. Maingueneau128. Tout groupe constitué sur une pratique sociale repérable (de la médecine au tricot, en passant par la poésie, les mathématiques ou le jardinage) constitue en effet une communauté, notamment discursive dans la mesure où elle produit des cadres d’intelligibilité du monde, des formes de rationalité, des modes de relation aux autres qui lui sont spécifiques et qui, en retour, donnent leur pertinence aux pratiques individuelles mises en œuvre (Brossard et al., 2003, p. 9).

126 Charaudeau, P. (1993). Le contrat de communication dans la situation classe. Dans J.-F. Halté (dir.), Inter-actions. France : Université de Metz. Repéré à : http://www.patrick-charaudeau.com/Le-contrat-de-communication-dans.html

127 Nous avons fait le choix de souligner ces notions par le recours à l’italique afin d’en mettre en avant toute l’importance pour notre propre réflexion : nous étudierons en effet dans la suite de notre thèse combien l’institution d’une communauté discursive scolaire spécifique et l’adoption d’une posture énonciative pertinente par l’enseignant·e comme par les élèves est nécessaire pour un accès à des savoirs problématisés en classe, notamment des savoirs littéraires.

170 Dans le cadre de l’École, conçue comme lieu social d’enseignement et d’apprentissage (Brossard et al., 2003, p. 10), toute classe peut elle aussi être vue comme une communauté discursive qui apprend à spécialiser son activité (centres d’intérêt, savoirs, valeurs, techniques…) comme ses pratiques langagières orales et écrites (Jaubert et Rebière, 2011, 2012, 2017, 2019). Si apprendre à l’école revient à re-construire en contexte scolaire des savoirs dépendants des communautés humaines de référence et de leurs modes d’agir-parler-penser, l’apprentissage suppose donc de la part des élèves d’apprendre à construire des positions énonciatives pertinentes en chaque discipline, ainsi que des compétences orales et écrites propres à chacune de ces disciplines (Jaubert et al., 2004, p. 100-101 ; 2009, p. 55). Nous reviendrons sur ces notions de posture énonciative pertinente et de communauté discursive dans la suite de notre thèse, quand nous aborderons les travaux sur la lecture littéraire, pour montrer comment la problématisation dans le domaine de la littérature nécessite de penser la classe comme une communauté interprétative qui apprend à objectiver ses interprétations par leur confrontation..

Pour C. Orange et son équipe, en lien avec cette notion de communauté discursive, notamment scolaire, apprendre en sciences à l'école consisterait à s'approprier certaines des pratiques scientifiques transposées pour la classe (P. Fillon, C. Orange et al., 2004, p. 205-206). D’une part, il s’agit de privilégier l’accès des élèves à des savoirs véritablement scientifiques, tels que nous venons de les présenter dans cette sous-partie, c’est-à-dire des savoirs apodictiques, construits comme tels grâce à l’exploration argumentative et critique des conditions de possibilité des modèles explicatifs proposés en réponse à des problèmes explicatifs. En ce qui concerne les activités langagières, d’autre part, il s’agit d’amener les élèves à acquérir des pratiques argumentatives et langagières, reconnues comme pertinentes à la fois dans la communauté scientifique et la communauté scolaire. Nous allons désormais passer en revue ces pratiques fondatrices d’une activité problématisante en classe : les débats d’une part et la mise en texte écrite des savoirs d’autre part, pratiques que les autres didactiques qui se sont intéressées au paradigme de la problématisation (histoire, mathématiques, EPS, didactique professionnelle, etc.) ont également privilégiées.

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