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La problématisation, un processus réflexif qui exige une pensée qui veille et se surveille se surveille

La problématisation exige une pensée qui se contrôle elle-même, affirme M. Fabre (2009, p. 113). Néanmoins, problématiser ne va pas de soi car « la pensée résiste à la pensée » comme l’a montré Bachelard (Ibid., p. 78).

4.1. Une pensée qui doit apprendre à se dédoubler

La problématisation exige par conséquent un travail de vigilance relatif à ces résistances, un « effort pour remonter la pente naturelle de la pensée pour la réveiller » (Ibid., p. 80), autrement dit une « lutte de la pensée avec elle-même » (2019, p. 217). Cette surveillance de la pensée par elle-même n’est en rien une censure, tient à souligner M. Fabre (Ibid., p. 218). La censure est absolue et ne souffre aucune discussion ; au contraire, la surveillance est relative : elle amène la pensée à se justifier, à donner ses raisons pour les confronter à d’autres.

Une telle régulation de la pensée par même exige un dédoublement d’avec elle-même : le cogito problématisant doit se diviser (division qui n’a rien de pathologique) en maitre et disciple qui s’interroge tour à tour l’un et l’autre (2009, p. 78). Cette définition de l’auto-vigilance du cogito107 qui se regarde problématiser est empruntée à Bachelard et à sa caractérisation de l’activité scientifique. M. Fabre précise néanmoins que tout ce que Bachelard décrit de la problématisation en sciences pourrait s’appliquer à toute problématisation (en philosophie, en arts), y compris dans la vie quotidienne (Fabre, 2017, p. 44), aspect générique de la problématisation sur lequel nous reviendrons pour l’interroger. Ce dédoublement nécessite un apprentissage : la surveillance de soi doit s’apprendre en effet ; l’élève a besoin d’un maitre pour devenir peu à peu maitre de lui-même (2019, p. 218) mais rien n’assure qu’il le deviendra complètement tant les obstacles à cette auto-vigilance sont grands comme nous le montrerons plus loin.

107 M. Fabre souligne dans son ouvrage Qu’est-ce que problématiser ? (2017) que le terme de cogito est à considérer avec prudence. Le cogito de Bachelard est en effet sans commune mesure avec celui de Descartes : si le cogito cartésien est un acte d’intuition qui présuppose une « image de la pensée de la pensée comme voir » où la normativité à l’œuvre est celle de l’évidence et du vrai, le cogito bachelardien est « un acte discursif qui suppose la dualité de l’esprit dans une pensée questionnante » (Fabre, 2017, p. 44).

123 4.2. Une pensée qui passe de l’assertorique à l’apodictique

M. Fabre (2009, p. 80) rappelle que la question que se pose Bachelard rejoint celle que posait déjà Kant : comment la physique est-elle possible ? Répondre à cette interrogation nécessite selon Bachelard de renoncer à l’empirisme et à la croyance selon laquelle il serait possible d’appréhender les faits directement par eux-mêmes et en eux-mêmes : selon ce philosophe des sciences en effet, il ne peut y avoir d’observation ni d’expérience sans arrière-plan théorique. Se demander comment la physique est possible revient alors à poser la double question suivante : « comment la théorie peut-elle rendre raison d’un phénomène précis ? Comment l’expérimentation peut-elle apporter la preuve réelle de la validité d’une organisation [théorique] ? » (Ibid., p. 81). C’est pourquoi la science ne saurait commencer ni par la constatation de faits bruts ni par la projection de formes théoriques abstraites sur l’expérience, mais par la position d’un problème qui seul permet d’articuler de manière dynamique idées et faits.

Qu’est-ce alors un problème dans cette perspective bachelardienne ? M. Fabre explique que c’est le constat d’une « décoordination du savoir », c’est-à-dire le constat qu’il existe « des faits qu’on n’arrive pas à expliquer ou inversement une théorie qui ne trouve pas sa traduction dans les faits » (Ibid.). La modalité de la pensée scientifique, selon Bachelard, n’est donc pas l’assertorique (modalité prônée par l’empirisme) mais bien l’apodictique, termes que nous avons déjà évoqués plus haut ; il ne s’agit plus de constater des faits mais de comprendre pourquoi ils sont ce qu’ils sont et ne peuvent être autrement. Ce passage de l’assertorique à l’apodictique n’est possible que grâce à une raison doublement « dialoguée », c’est-à-dire une raison qui dialogue avec soi (et les autres) pour instaurer un dialogue, une articulation entre un corps théorique, c’est-à-dire un ensemble de raisons ou de conditions dans un cadre paradigmatique déterminé, et un ensemble de faits (Fabre, 2017, p. 43).

4.3. Une réflexivité horizontale et verticale

Nous avons déjà mentionné la double dimension dans laquelle se déploie toute problématisation qui se veut véritable : horizontalité et verticalité sont indissociables et se régulent l’une l’autre. Autrement dit, pas d’articulation des données et des conditions sans la position, la construction et la résolution d’un problème qui donnent la raison d’être de cette articulation ; pas d’avancée dans le traitement du problème sans délimitation progressive et dialectique de ce qui vaut pour données et conditions de possibilité de mise en relation de ces données pour résoudre le problème posé. C’est pourquoi M. Fabre (Fabre et Musquer, 2009a, p. 113 ; Fabre, 2016, p. 25) précise qu’il ne faut pas considérer les trois moments du processus de problématisation, à savoir la position, la construction et la solution du problème, comme autant d’étapes qu’il faudrait exécuter chronologiquement, l’une prenant le relais de l’autre. Cette ligne horizontale définit plutôt des « orientations cognitives » qui s’enchainent à tour de rôle en fonction de l’axe vertical des données et conditions. Cette double réflexivité peut

124 s’illustrer avec l’exemple de l’enquête policière cher à M. Fabre suite à sa lecture des travaux de Dewey : un détective peut être amené à prendre conscience du caractère inopérant de son hypothèse et ce faisant à poser à nouveaux frais le problème, en retravaillant l’articulation des données et des conditions.

4.4. Les obstacles à la problématisation et à la réflexivité

Qui dit problème, dit difficulté. Bachelard reconnait que, s’il y a problème, c’est parce qu’objectivement les choses sont difficiles à comprendre (Fabre, 2009, p. 82). Le réel résiste à la pensée, il ne se donne jamais comme tel, avons-nous souligné à plusieurs reprises ; le paradigme de la problématisation s’inscrit en effet contre toute prétention empiriste. Mais la pensée, dans son exercice même, a également affaire à ses propres obstacles (Fabre, 2017, p. 52). Pour comprendre comment Bachelard conçoit la notion d’obstacle, il ne faut pas se fier à l’étymologie de ce mot, conseille M. Fabre (2009, p. 83). Un « ob-stacle » n’est pas en effet ce qui surgit devant la pensée ; il est foncièrement inscrit en elle. Nous abordons les problèmes que nous cherchons à résoudre, non pas vierges de toute idée préconçue, mais pétris de connaissances anciennes qui empêchent la construction de nouvelles. Même les connaissances les plus élaborées scientifiquement, pourtant particulièrement opératoires pour une question donnée, peuvent devenir des obstacles résistants pour poser et résoudre de nouveaux problèmes (Ibid.). L’adhésion à la théorie newtonienne peut par exemple nous rendre difficile l’accès à la théorie de la relativité qui exige une véritable révolution de ses certitudes. C’est la raison pour laquelle Bachelard tient à accoler le mot « épistémologique » à celui d’obstacle, explique M. Fabre (2016, p. 87) afin de mettre en évidence que les « errements de la pensée » sont des phénomènes qui touchent aussi bien l’élève que le savant et qui accompagnent nécessairement tout effort de conceptualisation et de problématisation.

Bachelard ne considère donc pas l’obstacle comme un manque de connaissance, conception qui présente d’importantes conséquences pédagogiques, notamment pour l’apprentissage par problématisation, souligne M. Fabre (2009, p. 83 ; 2016, p. 98). L’élève n’arrive pas à l’école l’esprit vide mais avec sa culture faite de connaissances empiriques constituées et d’habitudes de pensée (Fabre, 2016, p. 92 ; 2013, p. 69). L’enseignant·e ne peut donc faire comme si cette culture première n’existait pas. Rien n’est plus faux donc, pour M. Fabre, que de qualifier la « psychanalyse de la connaissance » proposée par Bachelard de « coupure épistémologique108 ». Cela signifierait ignorer les représentations des élèves. Au

108 Dans son article de 2013 (p. 62 et sq.), consacré aux notions de rupture épistémologique et de travail sur les représentations dans le droit fil de la philosophie bachelardienne, M. Fabre explique que la tradition herméneutique de l’œuvre de Bachelard oscille entre deux versions : une interprétation « dure » qui lit la Psychanalyse de la connaissance à l’aune de la conversion platonicienne (il s’agit de se couper radicalement de l’opinion si l’on accéder au savoir véritable) ; une interprétation « molle » qui tente au contraire de rétablir une continuité entre opinion et savoir. M. Fabre, de son côté, explique qu’il n’est pas facile pour un interprète de la pensée de Bachelard de trancher entre ces deux versions, tant le vocabulaire utilisé par ce dernier est fluctuant : tantôt Bachelard parle de détruire l’opinion, tantôt ce dernier propose de manière moins radicale une « simple » décoloration de nos représentations naïves.

125 contraire, il faut travailler à la fois avec et contre elles ; construire de nouveaux savoirs exige de la pensée de rectifier sans cesse ce qu’elle croit savoir, croyances qui sont autant de pesanteurs et de résistances à la possibilité de poser les bons problèmes.

Passer outre ces opinions « naïves » ne serait de toute façon que contreproductif : chassez-les, elles reviendront au galop de manière encore plus primitive et irrationnelle, met en garde Bachelard (Fabre, Ibid.). On n’en finit donc jamais avec les obstacles ; aussitôt dénoués, aussitôt ils refont surface (Ibid., p. 71). C’est pourquoi la pensée rationnelle doit se garder de toute présomption : faire preuve de réflexivité consiste surtout à essayer de voir les obstacles de plus haut et de les voir venir (Ibid.). Ainsi, il ne s’agit pas tant d’accumuler des savoirs radicalement nouveaux que de modifier ceux que l’on possède déjà pour les fonder en raisons. En effet, ce qui compte n’est pas d’abandonner une représentation fausse pour une plus vraie, auquel cas on ne ferait que changer d’opinion ; ce qui compte, au contraire, c’est de troquer ses opinions pour des savoirs raisonnés (Ibid., p. 70). Accéder à de tels savoirs nécessite par conséquent un changement de culture (Fabre, 2019, p. 5), dimension sur laquelle nous reviendrons dans le quatrième chapitre à suivre quand nous évoquerons la fonction que les didacticien·ne·s des sciences ou de l’histoire réservent aux représentations des élèves dans le cadre d’un apprentissage par problématisation.

Dans cette perspective, « le constructivisme bachelardien n’est pas un constructivisme de maçon qui empile pierre sur pierre pour construire la maison » (Fabre, 2009, p. 83), autrement dit « la problématisation s’oppose à l’esprit d’inventaire » (Ibid., p. 115). Penser la pensée en termes de problématisation oblige en effet à renoncer à une conception de la connaissance comme un empilement de faits, une juxtaposition de savoirs, précise M. Fabre à la suite de Dewey et de Bachelard. Reprenant un exemple de Dewey, M. Fabre explique ainsi que, lors d’un incendie dans une pièce, le problème de celui qui s’y trouve n’est pas d’entreprendre un inventaire systématique des lieux, mais de sélectionner les données qui lui permettront de « sortir et de s’en sortir » le plus rapidement possible (Fabre, 2005, p. 57). Autre exemple souvent proposé également par M. Fabre : aucun médecin ne parviendrait à dresser un diagnostic pertinent en se contentant de faire l’inventaire de tous les symptômes du malade ou de réciter par cœur tous les syndromes des maladies (2016, p. 22) : seuls comptent aux yeux du docteur averti les symptômes pourvus de sens, c’est-à-dire ceux qui peuvent être rapportés à des règles d’association propres à tel syndrome, et ce faisant, lui permettent d’émettre des hypothèses explicatives en lien avec telle ou telle maladie.

Dans la lignée des travaux de Bachelard, M. Fabre nous met alors en garde contre les dangers de la « pensée plate » (2009, p. 104), non réflexive, éprise de listes énumératives. Elle ne se meut en effet que sur le plan de l’horizontalité (Fabre, 2017, p. 52). Elle peut bien singer un semblant de problématisation, elle demeure incapable de dresser une verticalité, plan de l’identification et de la mise en tension des données et des conditions. L’attitude de Bouvard et Pécuchet, les deux personnages du roman éponyme de Flaubert, illustre parfaitement selon M. Fabre (2019, p. 222) cette « impossibilité de la bi-dimensionnalité de l’enquête ». Fascinés par

126 l’érudition diabolique qui se cacherait dans les détails dérisoires, les deux copistes, cherchant à écrire la vie du duc d’Angoulême, renoncent en effet à leur projet car ils ne parviennent pas savoir si le duc avait les cheveux crépus ou non109… Une problématisation véritablement réflexive, au contraire, ne peut être que le propre d’une pensée bidimensionnelle pour qui « les informations s’enchainent à des raisons et les thèses apparaissent comme des solutions aux problématiques qui les fondent » (Bachelard110, cité par Fabre, 2017, p. 53).

4.5. Plusieurs niveaux de réflexivité

Cette réflexivité de la pensée problématisante comprend plusieurs niveaux (Fabre, 2017, p. 56). Même si le problème de Phileas Fogg s’avère complexe et difficile à résoudre (pour le plus grand plaisir du lecteur du roman de Jules Verne d’ailleurs), les conditions qui président à la sélection des itinéraires et des moyens de transport les plus adéquats ne constituent qu’un « ensemble de règles d’action qui guident la recherche de solution » (Fabre, 2016, p. 26). La tâche de notre dandy anglais consiste « seulement » à prendre en compte ces règles et à les appliquer au mieux pour réussir son pari. Mais, poursuit M. Fabre (Ibid.), il existe des problèmes où le savoir des règles ne va pas de soi, soit parce que les conditions entrent en tension, soit parce qu’elles sont à inventer ; ainsi dans une enquête, un détective peut avoir à trancher des conflits d’interprétation reposant sur des tensions entre conditions : le meurtrier de Marie l’a-t-il assassinée parce qu’il l’aimait (condition liée au meurtre passionnel) ou parce qu’il en voulait à son héritage (condition liée au crime intéressé) ? Considérons alors deux suspects possibles : d’un côté, Pierre, fortuné, qui aimait Marie et de l’autre, Jacques, sans le sou, mais pas le moins du monde épris de Marie. On voit que retenir l’une ou l’autre des conditions n’est pas anodin car le choix de l’enquêteur peut conduire à condamner un innocent.

M. Fabre évoque d’autres problèmes où les conditions sont même à inventer : par exemple, un médecin peut rencontrer une maladie inconnue ; dans ce cas, il ne peut pas prendre appui sur les savoirs qu’il possède déjà pour relier les données cliniques entre elles et inférer des hypothèses mais il doit identifier de nouvelles règles d’association de symptômes pour donner sens à la maladie observée et gagner en généralité (en accédant par exemple à des connaissances proprement biologiques, permettant d’identifier les éléments pathogènes en cause). M. Fabre mentionne enfin un dernier niveau de problématicité des conditions dans lequel « les conditions ne sont plus seulement considérées comme des outils de résolution de problème mais sont prises elles-mêmes comme objet d’étude » (2016, p. 26) : « elles deviennent des objets de pensée en elles-mêmes et pour elles-mêmes » (2017, p. 57). M. Fabre illustre ce dernier niveau de réflexivité à l’aide du théorème de Thalès : cette règle de proportionnalité entre triangles semblables inventée par le savant grec n’est pour lui qu’un outil lui servant à résoudre le problème du calcul de la hauteur des pyramides ; Euclide, lui, s’empare de cet outil

109 Pour une analyse détaillée des apories avec lesquelles Bouvard et Pécuchet se débattent, se reporter à : Fabre, M. (2003). Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à problématiser. Le Télémaque, 24, 137-154.

127 pour le thématiser, la similitude entre triangles devenant alors un cas particulier d’une proposition plus générale formalisée dans le livre des Éléments. Ce passage du problème au théorème permet ainsi au savoir des conditions de gagner en puissance heuristique, explique M. Fabre : la thématisation opérée par Euclide sert en effet, encore aujourd’hui, à construire et à résoudre de nouveaux problèmes autres que celui de la hauteur des pyramides (2016, p. 27).

4.6. Conséquences en termes d’apprentissage de la problématisation

Même si l’objet de ce chapitre n’est pas encore de s’intéresser à la dimension didactique de la problématisation, signalons d’ores et déjà que, selon M. Fabre (Ibid.), la prise en compte de ces degrés de réflexivité (de la seule utilisation d’une règle à l’invention d’une nouvelle condition et à sa thématisation) est importante pour réguler l’apprentissage par problèmes.

Certes ces différents niveaux, dont les bornes sont respectivement les routines qui n’exigent aucune prise de conscience et la formalisation, sont à penser dans un continuum : dans tous les cas de figure présentés, il y a bien une raison qui veille et surveille l’articulation des données et des conditions, vigilance de la pensée qui est au cœur même du processus de problématisation et de son apprentissage (Fabre, 2017, p. 58). Mais il appartient à l’enseignant·e de décider en fonction des compétences des élèves et du savoir en jeu ce qui prime : l’invention d’un procédé, son utilisation ou sa compréhension. Ainsi, pour approcher le théorème de Thalès, le professeur de mathématiques, souligne M. Fabre (2016, p. 27), peut imaginer une situation-problème concrète qui ressemble à celle rencontrée par Thalès au pied de ses pyramides. Cette proposition, aussi pertinente soit-elle pour faire comprendre le sens du savoir en question, mérite néanmoins d’être interrogée car l’enseignant·e « ne doit pas oublier que l’important n’est pas d’inventer un procédé, mais de comprendre un théorème » (Ibid.).

En fonction des situations d’apprentissage, à charge donc pour l’enseignant·e de décider quel niveau de réflexivité il souhaite que ses élèves mettent au travail du point de vue de la verticalité du processus de problématisation. De même, il doit réfléchir à son orientation sur l’axe horizontal : dans certains problèmes, c’est le travail sur la solution qui peut s’avérer le plus fructueux ; dans d’autres, prime bien davantage la construction des conditions. Ainsi dans une dissertation de philosophie peu importe la conclusion à laquelle parvient l’élève, ce qui compte, ce sont les arguments avancés pour défendre son raisonnement (Ibid.).

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