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Qu’est-ce qu’un problème ?

1. Prolégomènes aux notions de problème et de problématisation

1.2. Qu’est-ce qu’un problème ?

Il existe deux manières d’envisager les problèmes (Fabre, 2009, p. 10). Dans leur négativité, ils représentent ce qui nous tombe dessus et qui nous écrase tant leur pesanteur semble indépassable. Dans leur positivité, les problèmes sont ceux que le sujet élabore lui-même et qui, grâce à leur résolution, élargissent sa sphère d’action ; ils laissent donc la place à l’avenir, aux possibles (Fabre, 2006b, p. 19). C’est évidemment de cette positivité dont se sont saisies les philosophies du problème et, à leur suite, le paradigme de la problématisation. Puisqu’il est désormais impossible de nier la problématicité du monde qui nous entoure, il est nécessaire de la postuler comme ce qui fonde la pensée et le langage.

102 Nous prendrons appui notamment sur trois ouvrages de M. Fabre : Philosophie et pédagogie du problème (2009), Éducation et humanisme. Lecture de John Dewey (2015) et Éducation et (post)vérité. L’épreuve des faits (2019). Notons toutefois que les références à Dewey, Bachelard, Deleuze et Meyer jalonnent tous les travaux de M. Fabre, d’où notre recours également à bien d’autres chapitres, articles ou ouvrages écrits par ce dernier pour caractériser les apports des philosophies du problème au paradigme de la problématisation.

103 Cf. notre mémoire de recherche de master 2 en sciences de l’éducation (2011), nos deux articles écrits en collaboration avec F. Simon et A. Schmehl-Postaï (2015a et b) ainsi qu’un chapitre rédigé avec F. Ouitre et P. Bonnette sur la problématisation dans les disciplines artistiques (à paraitre).

113 Pour définir ce qu’est un problème, M. Fabre (2016, p. 16) explique qu’il est possible, comme le proposait Dewey, de partir de ceux rencontrés dans la vie quotidienne comme arriver à un rendez-vous à l’heure ou retrouver les clés que l’on a égarées. C’est pourquoi M. Fabre fait souvent appel à de tels exemples pour illustrer les caractéristiques génériques de la problématisation. Nous reprendrons à notre compte nombre d’entre eux (la perte de ses clés, la sortie d’une salle en feu, le diagnostic médical, l’enquête policière, le célèbre pari de Phileas Fogg) car ils nous semblent apporter une aide précieuse pour penser la complexité du paradigme de la problématisation.

Dans son ouvrage Le sens du problème, M. Fabre propose ainsi de partir d’un énoncé classique d’arithmétique afin de poser les premières bases définitoires de ce qu’est un problème : « Pierre a 18 billes, Paul en a 46. Ils décident de les mettre en commun. Combien en ont-ils en tout ? » (2016, p. 16). Cet exemple nous enseigne, selon M. Fabre, qu’une question ne constitue pas en soi un problème : elle nécessite pour être résolue d’être construite comme problème. Autrement dit, une question ne nait pas problème, elle le devient pour un sujet qui la construit comme telle. Plus précisément, le problème d’arithmétique proposé par M. Fabre permet selon lui de poser trois caractéristiques essentielles qui font d’une question un véritable problème.

Tout d’abord, un problème nécessite des données pour être posé et résolu, une « matière ». Je ne peux pas me poser de problème à partir de rien. Ainsi, il ne me serait pas possible de répondre à la question « combien en ont-ils en tout ? » si je ne prenais pas en compte le fait que le problème concerne deux personnages qui ont chacun respectivement une certaine quantité de billes. De plus, un problème requiert des règles pour être posé et résolu, une « forme ». Je peux bien avoir des données, à quoi me servent-elles si je ne sais pas quoi en faire ? Ainsi, la condition « en tout » précise la question « combien ? ». Cette condition esquisse la forme que doit prendre la solution, c’est-à-dire une somme : elle précise en effet la règle à suivre pour mettre en relation les données du problème. Toute construction d’un problème nécessite donc à la fois de distinguer des données et des conditions.

Enfin, un problème présuppose un cadre pour être posé et résolu. Un cadre est une structure d’attente qui détermine « quels sont les types de questions et les types de réponses pertinentes dans un contexte donné » (Fabre, 2016, p. 17). Ainsi, dans un cadre « scolaire », la solution à notre problème d’arithmétique semble bien consister à réaliser une somme entre deux nombres. Mais il s’agit de billes et qu’y a-t-il de plus précieux que les billes que l’on possède ? Difficile d’accepter de les mettre toutes en commun même avec un ami... Un élève pourrait tout à fait décider que le problème qu’on lui propose est mal posé ou que la solution consiste en ce que chacun des personnages garde un peu de sa fortune, par exemple cinq billes. Un tel élève n’interprèterait pas alors le problème dans le même cadre que celui qui est attendu, le cadre scolaire, mais dans son cadre à hauteur d’enfant d’où un « malentendu scolaire » (cf. les travaux de l’équipe ESCOL auxquels nous avons déjà fait référence dans notre introduction générale).

114 Pour le dire avec les mots de M. Fabre (Ibid.), l’habillage du problème scolaire, sous des aspects de la vie quotidienne pour lui donner sens, entraine souvent des confusions de cadre.

Malgré les vertus explicatives que peut présenter le problème d’arithmétique fourni par M. Fabre, cet exemple présente également selon lui plusieurs limites pour modéliser ce que peut être une problématisation véritable (Ibid.). Une première limite réside dans le fait que c’est l’enseignant qui fournit le problème ; la tâche de l’élève consiste seulement à le résoudre, non pas à le construire. Or, une telle division du travail n’est pas, selon M. Fabre, celle d’une réelle recherche ni même celle des métiers de la vie quotidienne : les problèmes y sont rarement déjà écrits par un·e enseignant·e s’assurant que les données et les conditions seront facilement identifiables et articulables. Au contraire, construire de soi-même un problème est « sans doute la tâche intellectuelle la plus difficile et c’est en quoi consiste finalement la pensée » (Ibid.). Une autre limite de l’exemple proposé doit aussi être signalée : il s’agit d’un problème isolé et ce partant, simple, car la matière et la forme de la solution sont assez faciles à identifier si l’on ne se trompe pas de cadre.

Or, les véritables problèmes sont généralement complexes car sémantiquement riches (Fabre, 2005, p. 55) et prenant place dans des situations ouvertes (Fabre, 2009, p. 111). De tels problèmes, pour pouvoir être résolus, nécessitent alors d’être découpés en sous-problèmes qui vont donner lieu à des enchainements problématiques où les composants du problème vont changer de statut, de fonction : il n’y a pas de données, de conditions ou de solutions en soi. Ce qui possède le statut de solution dans un problème peut devenir donnée ou condition d’un autre problème ou encore se voir remis en question et donc faire problème à son tour (Fabre, 2016, p. 18 ; 2019, p. 225). Ce statut fonctionnel des composants du problème explique le caractère foncièrement dynamique de toute problématisation.

Même si le problème n’est pas d’abord dans ma tête, mais dans mon environnement (Fabre, 2006b, p. 19), un problème véritable ne peut qu’être lié à une intentionnalité et un sujet : il n’est de problème que pour qui se donne un but à atteindre (Fabre, 2017, p. 8). Pour s’engager dans une démarche de problématisation, il faut donc que ce sujet perçoive un état initial insatisfaisant, qu’il se représente un état final plus satisfaisant et qu’il se donne cet état comme but de sa recherche. C’est pourquoi il y a problème lorsqu’une tâche demande réflexion ou que l’on ne peut directement répondre à une question ; la problématisation s’oppose ainsi aux situations qui n’exigent que des routines pour être accomplies (Ibid., p. 9). Affirmer cela ne revient pas à qualifier péjorativement les automatismes qu’un individu a réussi à construire au cours de sa vie. De tels automatismes lui sont absolument nécessaires. Un problème, au contraire, est le signal d’une rupture dans l’expérience du sujet, discontinuité qui va exiger de ce dernier de renouer des liens entre le présent (l’évènement), le futur (l’état meilleur) sur la base du passé (ce qu’il sait et ce qu’il est déjà). Problématiser, c’est donc élaborer une procédure, voire inventer une stratégie radicalement nouvelle dans certains cas, pour résoudre le problème rencontré ; la problématisation se distingue par conséquent d’une activité d’exécution pour laquelle le sujet dispose déjà de procédures toutes faites (Ibid.).

115 Néanmoins, « il ne suffit pas de s’étonner ou même de questionner pour problématiser », souligne M. Fabre (2016, p. 12). C’est pourquoi ce dernier propose dans différents ouvrages un ensemble de plusieurs critères permettant d’identifier une problématisation véritable ; ces critères sont généralement au nombre de quatre (Fabre, 2017, p. 18) ou de cinq (Fabre et Musquer, 2009a, p. 113 ; Fabre, 2016, p. 15) : on ne problématise que si l’on examine une question (premier critère) grâce à une pensée articulant les données et les conditions du problème dans un cadre déterminé (deuxième critère) et se surveillant elle-même (troisième critère) à partir de normes prédéfinies ou à construire dans une perspective heuristique pour penser et agir (quatrième critère). Parfois, M. Fabre ajoute un cinquième critère à ces conditions, celui de l’articulation du doute et de la certitude. Nous nous proposons dans ce troisième chapitre de reprendre un à un ces critères comme fil conducteur de notre présentation des principes génériques d’une problématisation. Précisons que nous n’en avons retenu que quatre ; nous traiterons de la question du doute et de la certitude quand nous développerons le premier critère. Ajoutons également que la sous-partie que nous consacrerons à la dimension heuristique est plus longue que celles qui traitent des autres critères de la problématisation, non pas parce qu’ils seraient moins fondamentaux, mais parce que la dimension heuristique va être l’occasion pour nous de réfléchir plus longuement à la question des savoirs et des liens entre pensée et langage.

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