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Problématisation, recherche et savoirs

5. La dimension heuristique de la problématisation

5.1. Problématisation, recherche et savoirs

Avoir un problème signifie que l’on ne possède pas encore la réponse immédiate à la question que l’on se pose, ce qui signifie donc que la problématisation est intimement liée à la recherche (Fabre, 2016, p. 27). En effet, « La connaissance n’est possible que parce l’esprit se porte toujours au-delà, ailleurs, en avant » (Fabre, 2005, p. 55). Néanmoins, comme nous l’avons déjà évoqué lorsque nous avons détaillé le premier critère définissant une problématisation véritable, il s’agit de partir à la recherche de ce que l’on ne sait pas encore en prenant appui sur ce que l’on sait déjà, du moins que l’on considère comme ne faisant pas question le temps de l’enquête. Le dernier critère retenu par M. Fabre pour définir une problématisation véritable nous conduit à nouveau à mettre en évidence combien la question de la problématisation est intimement liée à celle du savoir et des savoirs.

Construire un problème, nous l’avons vu, consiste en effet à identifier des données et à les articuler entre elles pour inférer des hypothèses de solution, inférences régulées par une série de règles conditionnelles, de systèmes de signification (rendant possible la significativité des données), c’est-à-dire par un corps de savoirs des normes. Ces nécessités sont parfois à (ré)inventer comme nous l’avons souligné quand elles aussi font question (conflit de conditions ou conditions inopérantes). La construction d’un problème implique donc le recours à des savoirs déjà-là et éventuellement à des savoirs nouveaux (qu’il conviendra de thématiser tels quels dans une perspective d’apprentissage). Les hypothèses formulées, si elles s’avèrent explicatives, vont avoir force de solutions, solutions qui constitueront également de nouveaux savoirs. Ces savoirs pourront alors servir à poser et construire de nouveaux problèmes. Problématiser consiste donc à rechercher et générer des savoirs nouveaux, génération qui rend possibles à son tour de nouvelles recherches.

5.1.1. Trancher le nœud du dilemme du Ménon pour penser la possibilité de la recherche

S’intéresser à la question du savoir, c’est d’ailleurs se demander comment celui-ci progresse, comment des savoirs nouveaux sont possibles : « lorsque l’on s’interroge sur la science, on se trouve confronté d’emblée au problème de la progression du savoir scientifique. Dans la mesure où la science est un savoir parmi d’autres […], cela revient à se demander comment le savoir, en général, peut progresser » (Meyer, 1979, p. 17).

Or, M. Fabre comme M. Meyer montrent que la philosophie occidentale de l’Antiquité au début du vingtième siècle a singulièrement peiné à penser la recherche et la progression du savoir. Cette difficulté se trouve thématisée dès les origines par Platon dans Le Ménon sous la forme du paradoxe suivant : il faut savoir ce que l’on cherche sinon on ne pourrait pas le

129 chercher, mais à quoi bon se mettre à chercher ce que l’on sait déjà ? M. Meyer fait de ce paradoxe et des difficultés de la pensée philosophique à le résoudre un des points de départ de sa proposition de problématologie.

M. Meyer montre en effet que Platon et ses successeurs (Aristote, Descartes, Kant jusqu’à Frege et Russel) ne sont pas parvenus à résoudre ce paradoxe parce qu’ils n’ont pas su/ voulu distinguer le savoir des questions de celui des réponses, le savoir des problèmes de celui des solutions. Poser un problème, c’est savoir que quelque chose fait problème pour moi ; ce savoir guide ma recherche, je sais ce que je cherche. Ainsi « le questionneur, de par la compréhension qu’il a de la question à résoudre, connait les conditions qui font de tel énoncé une réponse à sa question ou non, il connait les conditions de vérité des réponses possibles en comprenant la question pour laquelle celles-ci sont proposées comme réponses » (M. Meyer, Ibid., p. 203). Si je me demande où sont mes clés (exemple proposé par M. Fabre, 2007, p. 71), je sais que je ne suis pas en train de chercher mes lunettes. Ainsi savoir quel est mon problème oriente et régule ma recherche en me permettant d’anticiper la solution à la fois en termes de forme (Où ?) et de contenu (Quoi ?) : je dois trouver où sont mes clés et ne pas chercher autre chose. Mais ce savoir de ce que je cherche n’est pas encore proprement celui de la solution puisque j’ignore bien où réside ce que j’ai perdu. Le savoir de la question diffère donc bien de celui de la réponse. Ne pas poser cette différence problématologique entre ces deux types de savoir condamne par avance toute possibilité de dénouer le dilemme posé par Ménon, postule M. Meyer.

5.1.2. Passer d’une conception propositionnelle à une conception problématologique du savoir

Si, depuis la philosophie platonicienne jusqu’au début du XXe siècle, il n’a pas été possible de penser la recherche et la production d’un savoir nouveau, c’est justement parce que Platon et ses successeurs, selon M. Meyer, se sont refusés à penser le questionnement, et par là-même, le savoir des questions, en termes de positivité. Même si la maïeutique socratique est souvent considérée comme la forme même du questionnement, force est de constater selon M. Meyer que cette dernière n’a été finalement pensée que comme pratique, le questionnement n’ayant jamais été théorisé comme tel :

Socrate est considéré à juste titre comme le père de la philosophie occidentale en ce qu’il a érigé l’interrogativité comme valeur suprême de la pensée. Cette idée n’a pas survécu et sa disparition a donné naissance, à la place à l’ontologie et au logos du modèle propositionnel. Le

questionnement s’est vu alors mis au service de l’entité souveraine, la proposition, qu’on a cessé d’appeler réponse. Le questionnement, relégué au rang d’accessoire rhétorique ou

psychologique, a peu à peu disparu de la scène philosophique, encore qu’il n’en ait jamais été le thème à proprement parler. Avec Socrate, ce qui s’éclipse est plus une pratique qu’une réalité conçue comme fondamentale. À vrai dire, l’interrogation ne fut et ne put être théorisée comme telle (Meyer, 2008a, p. 71, souligné par nous).

Ce propos de M. Meyer, articulant les termes de « questionnement », de « proposition » et de « réponse », condense la thèse qui réunit les quatre philosophies du problème convoquées

130 par M. Fabre pour fonder le paradigme de la problématisation et de son apprentissage. Pour Dewey, Bachelard, Deleuze ou Meyer en effet, il n’y a de savoir authentique que comme réponse à un problème (Fabre, 2016, p. 67), « le problème défini[ssant] les conditions de possibilité du savoir (Fabre, 1999, p. 20). Les élèves peuvent bien apprendre que « la Terre tourne autour du soleil » ou que « le personnage d’un récit agit avec des motivations », ces « savoirs » restent de simples croyances propositionnelles tant qu’ils n’ont pas accédé aux raisons qui les fondent. Selon Bachelard, rappelle M. Fabre (2016, p. 68), une véritable culture scientifique ne peut pas se limiter à des « savoir que » (régime de l’assertorique), autrement dit à des informations juxtaposées les unes aux autres ; « le sens de la culture », au contraire, consiste à éliminer progressivement la contingence du savoir (2019, p. 220), c’est-à-dire à relier ces informations à des raisons qui leur donnent sens, à « savoir pourquoi » (régime de l’apodictique).

Or, le sens commun, comme les philosophies ou les épistémologies qui ont évacué de la raison le questionnement, présentent le savoir comme un ensemble de propositions plus ou moins indépendantes et qui semblent contenir leur sens en elles-mêmes. M. Meyer qualifie une telle conception du savoir de propositionnalisme. Ainsi la proposition « la Terre tourne autour du soleil » parait valoir pour elle-même alors qu’elle ne peut être véritablement comprise que si on la relie au problème qui la justifie. Dans la conception problématologique de la pensée, de la connaissance et du langage proposée par Meyer, ces propositions doivent être considérées comme des réponses à des problèmes ; les considérer comme autosuffisantes revient à occulter leur caractère de réponses : « Une réponse à une question, une fois trouvée, supprime la question : celle-ci est résolue, elle ne se pose plus. La réponse vaut pour elle-même, et il est alors aisé d’oublier qu’elle a été réponse, donc qu’il y a eu question, et qu’elle n’est pas qu’un simple jugement » (Meyer, 2008a, p. 213).

5.1.3. Passer d’une épistémologie de la justification à une épistémologie de la recherche

Selon les théories du problème, le « vice » de la philosophie occidentale a consisté à fonder l’image du savoir sur celle de « la science constituée », explique M. Fabre (2007, p. 75), « c’est-à-dire sur l’ensemble des questions résolues, l’ensemble des faits vrais. On ne voit alors que le résultat et non l’activité de production. Et on met toujours l’accent sur la justification de ces résultats ». La production du savoir scientifique est donc pensée en termes de démonstration et de justification. Commentant la conception aristotélicienne du savoir scientifique, envisagé par le philosophe grec comme seul savoir pouvant être qualifié de vrai, M. Meyer (2008a, p. 111) explique que, selon Aristote en effet, « le savoir porte sur ce dont on possède la démonstration ou dont on a admis la démonstration ». Cette démonstration est de nature syllogistique, raisonner consistant à mettre en relation des jugements vrais. La science, dans une perspective aristotélicienne, « n’a [donc] pas affaire à des alternatives, à des problèmes dont on discuterait le pour et le contre, mais elle établit la vérité d’une proposition par démonstration, précisément en dehors de toute alternative et à partir de l’indubitablement

131 connu » (Ibid., p. 113). Une conclusion démontrée ne peut par conséquent qu’être vraie puisqu’elle ne peut prendre appui que sur des prémisses nécessaires ; dans ces conditions, « avoir la science, c’est ne pas pouvoir ne pas concéder une conclusion » (Ibid.). La conception aristotélicienne, selon M. Meyer, ne résout donc en rien le dilemme du Ménon même si telle était pourtant l’intention d’Aristote (Ibid., p. 111). Au contraire, la science, telle que la pense Aristote, « se soucie seulement d’exposer les faits déjà sus. Elle ne décrit pas ce que font les savants, ni ce qu’ils devraient faire pour acquérir leur connaissance. Elle n’est qu’un modèle formel d’enseignement et de présentation du savoir » (J. Barnes111, cité par M. Meyer, 2008a, p. 112).

Une telle conception propositionnelle du savoir prend sa source dans la manière dont l’on envisage la possibilité pour le langage de dire les choses. Pour Aristote, c’est le jugement qui permet de dire ce qui est, jugement qui s’énonce sous forme de proposition. Celle-ci résulte de la combinaison de concepts selon la structure fondamentale « nom + verbe » ou « sujet (copule) prédicat ». Si penser, parler, c’est juger, ce qu’aucune philosophie du problème ne remet en cause, c’est la manière dont Aristote, et même la philosophie analytique bien après lui, pense la prédication qui est à l’origine de son impossibilité à dépasser le paradoxe du Ménon. C’est pourquoi Dewey, Deleuze et Meyer proposent d’envisager la proposition logique de manière radicalement nouvelle, sans quoi, selon eux, il est impossible de faire du problématique, de l’incertain, du douteux, une positivité. M. Fabre s’attache donc à détailler dans plusieurs ouvrages comment ces trois penseurs du problème revitalisent la proposition logique.

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