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Formulation de notre problématique et de nos hypothèses de recherche

Nous avons certes opéré des choix différents en termes d’enseignement de la littérature au cours de notre carrière, ce que nous interprétons, non pas comme de simples réajustements liés à des changements de priorité opérés sous l’influence de telle théorie littéraire ou didactique en vogue à tel ou tel moment, mais comme des compromis de notre part pour tenter de nous approprier l’hétérogénéité et l’inflation des savoirs dans ce champ disciplinaire, compromis qui n’ont pu éviter des phénomènes de naturalisation que nous avons pointés supra.

Si de telles réifications concernant les notions génériques de « savoirs » ou celles plus spécifiques de « compréhension », d’« interprétation » ou encore de « lecture littéraire » ont été identifiées depuis longtemps par les didacticien·ne·s du français (comme le montrent par exemple certains travaux déjà anciens de B. Daunay, J.-F. Halté ou Y. Reuter), il nous a pourtant fallu de notre côté une certaine temporalité pour les circonscrire. Mais, puisque nous pensons les avoir cernées, notamment avec l’analyse de notre premier travail de recherche que nous venons de présenter, et que la lecture littéraire et le sujet lecteur apparaissent aujourd’hui comme des concepts ne faisant ou ne devant plus réellement débat dans la communauté des chercheur·se·s en didactique du français (cf. B. Louichon, 2011, 2017), ne nous faut-il pas alors admettre que les considérations épistémologiques sur ces questions sont désormais

35 Enseignante-stagiaire à l’IUFM de Nantes en 2000, nous avons en effet été interrogée par A.-R. de Beaudrap lors d’un entretien qui a donné lieu à une analyse dans l’ouvrage Images de la littérature et de son enseignement. À la lecture des études de cas présentées à la fin de cet ouvrage, il ne nous a pas été difficile d’identifier que l’entretien B106 correspondait à notre témoignage. Pour qualifier notre rapport d’alors à l’enseignement à la littérature, A.-R. de Beaudrap explique que « l’essentiel réside cependant dans cette insistance sur la lecture comme expérience du sens, construction de soi, possibilité donnée à chaque individu de sortir de lui-même pour s’ouvrir à l’altérité » (2004, p. 233).

29 suffisamment établies pour ne pas en faire à nouveau l’objet prioritaire de notre travail doctoral ?

Nous postulons, au contraire, que les notions de « savoirs » en lien avec celles de compréhension, d’interprétation, de lecture littéraire et de sujet lecteur continuent de faire débat (B. Daunay et J.-L. Dufays, 2016, p. 228 et sq.) et qu’il est encore nécessaire de chercher à stabiliser d’un point de vue épistémologique les contenus d’enseignement-apprentissage qui y sont relatifs tant « les références, les sources théoriques et les finalités semblent diverger » encore à l’école primaire (M.-F. Bishop, 2016, p. 384). C’est pourquoi, pour mener à bien notre travail de thèse, en continuité avec la réflexion de nature épistémologique que nous avions amorcée dans notre mémoire de master 2, nous allons nous demander dans quelle mesure le paradigme de la problématisation peut offrir un cadre heuristique pour solidariser les contenus d’enseignement-apprentissage relatifs à la lecture et à la littérature à l’école primaire ainsi que pour penser les conditions effectives de leur accès pour tous les élèves. Dans le cadre de cette problématique, nous posons alors les hypothèses suivantes :

- Hypothèse 1 : Le modèle didactique de l’enseignement de la compréhension, issu des travaux anglo-saxons en psychologie cognitive, même s’il aboutit de fait à des propositions différentes de la part des recherches françaises relevant de ce champ, permet de définir pour l’école primaire un ensemble de savoirs et de conditions de leur enseignabilité, relatifs à la lecture de tout texte (qu’il s’agisse de la lecture d’un texte littéraire ou non littéraire) ;

- Hypothèse 2 : La notion de « lecture littéraire », relative à l’activité interprétative du sujet lecteur et développée dans le cadre des recherches françaises en didactique de la littérature, en lien avec les théories philosophiques et littéraires de la réception, permet de définir pour l’école primaire un ensemble de savoirs et de conditions de leur enseignabilité, relatifs à la lecture de tout texte (qu’il s’agisse de la lecture d’un texte littéraire ou non littéraire) ;

- Hypothèse 3 : L’ensemble de ces savoirs et les conditions de leur enseignabilité peuvent être « cartographiés » de manière « solidaire » et « homogène », et non pas de manière juxtaposée ou conflictuelle grâce à :

 La formalisation d’un modèle d’enseignement-apprentissage de la « lecture littéraire » défini en termes de problématisation, les activités de compréhension et d’interprétation pouvant notamment être l’une comme l’autre considérées comme des activités relevant d’une problématisation (Hypothèse 3’) ;

 La proposition d’une « séquence didactique », qui permettrait de valider de manière expérimentale la pertinence de ce modèle auprès d’élèves scolarisés en Cours Moyen 1ère année (Hypothèse 3’’).

30 Nous avons placé l’expression « lecture littéraire » entre guillemets pour mettre en évidence le fait que ce concept ne désigne pas une modalité de lecture réservée aux textes dits « littéraires », mais une posture adoptée par le lecteur vis-à-vis du texte lu. Ainsi, de manière similaire au contenu de nos hypothèses 1 et 2, il s’agira bien pour nous, via notre projet de formalisation d’un modèle didactique de la « lecture littéraire », de réfléchir aux savoirs en jeu en matière de compréhension et d’interprétation à l’école primaire, que les textes lus soient littéraires ou non. Nous reviendrons tout au long de notre thèse sur le concept de « lecture littéraire ».

Notre réflexion se déroulera en quatre grands moments. Dans une première partie, nous délimiterons le « cadre » de notre recherche. Nous proposerons d’abord quelques repères définitoires sur les notions de « compréhension » et d’« interprétation » (repères qui nous serviront en suite tout au long de la thèse), puis nous interrogerons la notion de « savoirs », du point de vue de la didactique du français d’une part, et du point de vue du paradigme de la problématisation d’autre part.

Notre deuxième grande partie aura pour objet l’examen de notre « hypothèse 1 » : pour ce faire, nous mettrons à l’étude les propositions théoriques émanant d’équipes de recherche fédérées autour de Kintsch, Graesser et Zwaan, pour formaliser, d’un point de vue psycho-cognitiviste, les processus mis en œuvre par un compreneur expert. Nous verrons également que ces modèles servent toujours de référence à de nombreuses propositions didactiques contemporaines. Nous aborderons celles-ci en mettant en évidence leur souci de rendre accessibles et explicites pour tous les élèves, quels que soient leur âge, leur milieu social et leurs difficultés d’apprentissage, les clés d’une compréhension réussie.

Notre troisième grande partie s’attachera à explorer la validité de notre « hypothèse 2 » : nous parcourrons les « théories de la réception », certaines déjà anciennes (avec Gadamer, Ricoeur, Jauss, Iser et Eco), d’autres plus récentes (avec Citton notamment), puis nous aborderons les modèles de la lecture littéraire, que Tauveron ou Dufays ont formalisés chacun de leur côté.

La quatrième et dernière grande partie de notre thèse mettra en perspective l’ensemble des éléments abordés précédemment afin de répondre à notre « hypothèse 3 » ; nous proposerons alors notre propre modèle d’une « lecture littéraire problématisante », ainsi que nos premiers résultats expérimentaux.

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PREMIÈRE PARTIE : La question des savoirs : quand celle-ci continue à

faire « problème » au sein des didactiques, des programmes et des classes…

Puisque nous nous sommes fixé comme but pour notre recherche doctorale une certaine stabilisation épistémologique des savoirs en jeu en lien avec l’enseignement de la lecture et littérature à l’école primaire en matière de compréhension et d’interprétation, il nous semble opportun d’entamer notre réflexion en cherchant à définir dans la première grande partie de notre thèse ce qu’il faut entendre par chacun de ces termes que nous avons soulignés par leur mise en italique. Or, comme nous allons le montrer dans nos chapitres I et II, rien ne semble plus difficile de circonscrire ces notions, en particulier pour la didactique du français, ce que reflètent encore aujourd’hui les orientations prises par les chercheur·se·s ou les recommandations institutionnelles, orientations qui s’avèrent différentes, voire contradictoires, en fonction des champs théoriques contributoires retenus.

C’est pourquoi nous montrerons à l’aide de nos chapitres III et IV comment un détour par un modèle didactique plus général de l’apprentissage, en l’occurrence celui de la problématisation, s’est imposé à nous comme une piste heuristique pour penser à nouveau frais dans une perspective « comparatiste » la question des « savoirs », y compris dans le domaine de la lecture et de la littérature. Nous reviendrons en détail dans la conclusion d’ensemble de cette première grande partie sur notre problématique et nos hypothèses de recherche. La première grande partie de notre travail de thèse est donc avant tout d’ordre définitoire et méthodologique : il s’agit en effet de recenser et de structurer les différents faisceaux de questionnements auxquels nos deuxième, troisième et quatrième grandes parties viendront peu à peu répondre.

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Chapitre I – Une première tentative de définition des notions de « compréhension » et d’« interprétation »

Finalités de notre chapitre I36

Nous nous proposons, pour ouvrir la réflexion de notre première grande partie, de dégager

quelques premières lignes de force des questions qui surgissent lorsque l’on cherche à définir les notions de « compréhension » et « interprétation », indépendamment encore d’une réflexion

didactique sur ces dernières.

Après avoir montré que ces notions restent affaire d’actualité théorique pour un certain nombre de disciplines contemporaines, héritières de la tradition herméneutique philosophique et littéraire, nous examinerons les éléments proposés par le site du CNRTL (Centre de Ressources Textuelles et Linguistiques) pour circonscrire ces dernières ; nous formaliserons alors un premier réseau de couples conceptuels nous permettant de délimiter ce qui est en jeu quand, dans notre vie de tous les jours, nous cherchons à comprendre ou à interpréter un objet, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un texte ou non. Puis, grâce à un bref tour d’horizon de l’histoire de l’herméneutique, nous complèterons nos premiers éléments définitoires.

Notre premier chapitre, relativement bref, nous permettra ainsi de mettre en évidence les trois points suivants :

a) La question de la compréhension-interprétation est liée à celle du sens.

b) La compréhension et l’interprétation apparaissent comme des facultés qui s’opposent par de nombreux aspects.

c) En raison de leurs différences, penser l’articulation de ces facultés ne va pas de soi, difficulté qui jalonne notamment toute l’histoire de l’herméneutique jusqu’à aujourd’hui.

Tu comprends ce que je te dis ?/ Cette enfant comprend vite : pas besoin de lui expliquer quoi que ce soit./ Je ne comprends plus mon mari./ Il a mal interprété son geste./ Quelle émouvante interprétation de cette sonate de Bach !/ Pourquoi surinterprètes-tu toujours ce que je dis ? Comme cette énumération quelque peu hétéroclite le laisse deviner, les verbes « comprendre » et « interpréter » ainsi que leurs dérivés lexicaux sont d’un usage courant et s’emploient dans bien d’autres contextes que celui de la lecture scolaire, et qui plus est, celui de la lecture de textes littéraires. Malgré leur fréquence d’utilisation, I. Vultur (2017) précise en ouverture de son ouvrage consacré à l’herméneutique et aux sciences humaines que, si l’on nous demandait de définir précisément ce que signifie chacun de ces deux verbes quand nous les employons, nous serions bien embarrassés. En effet, bien que nous réussissions, selon cette chercheuse, à nous faire comprendre quand nous utilisons ces termes, ou que nous sachions fort

36 Afin de faciliter le guidage de nos lecteur.trice.s, nous avons jalonné notre enquête doctorale de différents moments de synthèse : ainsi, au début et à la fin de chaque chapitre, nous ferons figurer des « points d’étape » sous forme d’encadrés surlignés en bleu, intitulés « Finalités de notre chapitre… » ou « À l’issue de notre chapitre… ». De même, à la fin de chacune de nos grandes parties, nous réaliserons un « Retour sur la progression argumentative de notre réflexion », qui sera mis en exergue par un encadré surligné en orangé.

33 bien ce qu’ils veulent dire respectivement en fonction de la situation de communication dans laquelle nous nous trouvons, nous n’avons souvent pas d’idée claire, voire pas d’idée du tout, quant aux similitudes et aux différences qui lient les deux notions. Dans le chapitre à suivre, nous allons montrer que la compréhension et l’interprétation demeurent encore aujourd’hui des objets d’interrogation, en particulier pour les disciplines qui s’inscrivent dans la tradition de l’herméneutique philosophique et littéraire. La « résistance » de ces deux notions à toute entreprise de formalisation définitive n’est pas surprenante tant elles recoupent des réseaux conceptuels divers et complexes comme nous le mettrons également en évidence en parcourant les éléments proposés par le site du CNRTL ainsi que les revirements définitoires qui ont traversé l’histoire de l’herméneutique.

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