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Compréhension au singulier versus interprétations au pluriel

Tentons une première délimitation des notions de compréhension et d’interprétation à partir des rubriques proposées par le Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques.

2.1. La compréhension : un ensemble de facultés hétérogènes ?

Le site du CNRTL propose de définir la compréhension comme cette faculté que possède l’être humain de saisir le sens d’un énoncé, d’un évènement, d’un comportement en faisant appel à ses capacités cognitives : ainsi, quand il est question de compréhension « l’idée dominante est celle d’un rapport qualitatif d’intellection entre une fonction mentale et les objets sur lesquels elle s’exerce ». Cette saisie intellectuelle, précise le site du CNRTL, peut se faire selon trois modalités différentes. Tout d’abord, la compréhension peut consister en « l’actualisation d’une connaissance mémorisée antérieurement » qui permet de « saisir intellectuellement le rapport de signification qui existe entre tel signe et la chose signifiée, notamment au niveau du discours ». Cette première acception met en évidence une certaine immédiateté à l’œuvre dans l’activité de compréhension, voire une certaine facilité puisqu’il s’agirait simplement pour l’individu de faire appel à ses connaissances stockées en mémoire à long terme pour comprendre le sens d’un énoncé. Du moins, ce premier élément de définition souligne la dimension langagière de la compréhension, tout en suggérant que cette activité a pour matière un sens partagé entre les individus, du moins un sens dont la « clarté »37 s’imposerait à celui qui s’attache à comprendre l’énoncé ou le phénomène qui se présente à lui.

La seconde acception du terme « compréhension », contrairement à la précédente, renvoie à la notion d’effort cognitif puisque cette activité peut également se définir comme « la faculté, l’action de saisir intellectuellement les causes qui se rattachent à telle chose et qui l’expliquent ». Une telle définition suggère par conséquent que le sens de ce que l’on cherche à comprendre peut se dérober et nécessite alors une activité intellectuelle soutenue pour aller au-delà de la surface des choses. Il n’est donc pas étonnant de voir la notion de compréhension dans ce cas associée par le site du CNRTL aux synonymes de « clairvoyance », d’« entendement », de « jugement » ou de « sagacité » ainsi qu’aux antonymes de « bêtise » ou de « stupidité ».

37 Le site du CNRTL propose en effet dans le cadre de cette première acception de la notion de compréhension le terme de « clarté » comme synonyme du mot et les termes de « confusion », « mystère » ou « obscurité » comme antonymes.

36 La troisième acception du terme « compréhension » semble s’éloigner de la dimension cognitive précédemment soulignée dans la mesure où elle désigne cette fois-ci « la qualité, l’attitude d’une personne compréhensive, capable de saisir la nature profonde d’autre dans une communion affective, allant parfois jusqu’à une très indulgente complicité ». La phrase célèbre « Je vous ai compris », lancée par le Général de Gaulle lors de son discours du 4 juin 1958 depuis le balcon du Gouvernement général devant la foule réunie sur la place du Forum à Alger, semble relever de cette troisième possibilité définitoire, la compréhension devenant alors synonyme de « bienveillance », voire de « bonté » et de « tolérance », toujours selon le site du CNRTL.

Les trois axes sémantiques proposés par le site du CNRTL pour définir la compréhension ont de quoi laisser perplexe tant cette dernière se caractérise à l’aide d’opérations qui s’avèrent contradictoires : saisie spontanée d’un sens évident et partagé (acception 1) d’un côté ou construction intellectuelle sollicitant la médiation d’un raisonnement complexe de l’autre (acception 2) ; activité essentiellement cognitive (acceptions 1 et 2) versus activité empathique faisant appel aux affects et aux émotions (acception 3). Néanmoins, un point commun semble traverser cette hétérogénéité conceptuelle : que l’on comprenne immédiatement un énoncé ou une personne, que l’on mette du temps au contraire à comprendre un phénomène, la compréhension, conformément à son étymologie d’origine latine (terme composé du préfixe cum « avec » et du verbe prehendere « prendre, saisir ») désigne littéralement dans chacune de ces situations le fait de « saisir ensemble, d’embrasser, d’entourer » les différents éléments de l’objet que l’on cherche à comprendre afin qu’il constitue un tout signifiant. Aussi la compréhension apparait-elle davantage comme un produit que comme un processus : qu’elle résulte de traitements d’ordre cognitif ou affectif, elle semble désigner ce moment conclusif où l’individu parvient soudainement, après un temps de maturation plus ou moins long, plus ou moins conscient, à saisir le sens de ce qu’il doit comprendre comme tout cohérent. Dans cette perspective, un « j’ai compris » apparait équivalent à ce fameux εὕρηκα d’Archimède, autrement dit à un « j’ai trouvé » ou à un « j’y suis38 ».

2.2. Quand interpréter, c’est traduire

Examinons désormais la rubrique « interprétation » élaborée par le CNRTL. Point commun avec la compréhension, l’interprétation y est présentée comme une activité qui concerne elle aussi la question du sens car, comme l’indique son étymologie latine, ce terme issu du supin interpretatum, formé lui-même à partir verbe interpretari, désigne au départ l’action d’« expliquer », d’« éclaircir », de « traduire », de « prendre dans tel ou tel sens ». En lien avec cette origine étymologique, le site du CNRTL propose alors quatre acceptions du terme « interprétation ». Tout d’abord, ce vocable désigne « le fait de traduire les paroles d’un orateur ou le dialogue de deux ou plusieurs personnes », voire « l’action de traduire un texte

37 d’une langue dans une autre ». Dans le droit fil de cette première acception, précisons d’ailleurs, comme l’indique le site du CNRTL, que le verbe interpretari dérive d’une base d’abord lexicale, c’est-à-dire du nom commun latin interpres,-etis, « interprète », dont la première signification utilisée aujourd’hui continue de désigner une personne se livrant à une entreprise de traduction.

Même s’il ne s’agit pas directement de traduire un énoncé dans une autre langue, l’interprétation apparait comme une activité devant composer avec un sens dont l’intelligibilité ne se donne pas d’emblée et qui a donc besoin, dans une certaine mesure, d’une « traduction ». En effet, le site du CNRTL définit dans un deuxième temps l’interprétation comme une action qui cherche à « expliquer », à « rendre compréhensible ce qui est dense, compliqué ou ambigu ». Pour illustrer cette dimension, on constatera sans surprise que le Centre de Ressources Textuelles et Linguistiques choisit de faire référence à « l’interprétation des Écritures », science herméneutique prenant naissance en grande partie de la complexité du message biblique. Dans cette perspective, interpréter peut donc consister à « donner un sens allégorique, symbolique, mystique à quelque chose », précise également le site du CNRTL.

Puisqu’interpréter nécessite de se confronter avec un sens en partie obscur, qui résiste à l’interprète, il n’est pas surprenant de voir la notion d’interprétation associée à celle de technicité. Qui dit complexité présuppose en effet une spécialisation de l’interprétation en fonction du champ disciplinaire dont elle relève comme le site du CNRTL le souligne dans un troisième temps. Ainsi, dans le domaine militaire, réaliser une « interprétation photographique » consiste à « report[er] sur calque des renseignements fournis par des photographies aériennes », « en vue de leur lecture critique » tandis que, dans le domaine du droit public, l’interprétation vise à « dégager le sens exact d'un texte qui serait peu clair, d'en déterminer la portée, c'est-à-dire le champ d'application temporel, spatial et juridique ainsi que l'éventuelle supériorité vis-à-vis d'autres normes ».

Comme le montre le contenu de la dernière citation à laquelle nous venons de faire référence, l’activité interprétative de nature juridique semble recéler une part de créativité dans l’attribution du sens que l’on cherche à donner au texte de loi examiné. Dans la mesure où le sens ne se donne pas d’emblée comme tel et que ses contours risquent fort de demeurer incertains en raison de sa complexité et de sa technicité, l’interprète se voit donc dans l’obligation de « donner un sens personnel, parmi d’autres possibles, à un acte, un fait dont l’explication n’apparait pas de manière évidente », précise en effet le site du CNRTL en guise de quatrième trait sémantique pour définir la notion d’interprétation. Toujours selon le Centre National, cette dimension créative de l’interprétation prend toute sa mesure dans le domaine artistique. On pourra dire ainsi par exemple d’un musicien ou d’un acteur qu’il a livré une excellente interprétation de l’œuvre qu’il a jouée. Si cet exemple proposé par le CNRTL met bien en évidence la tonalité subjective que peut revêtir une interprétation, il met également en exergue un autre élément inhérent à cette activité, celui de son éventuelle faillibilité. Souligner à l’occasion le brio d’une interprétation musicale ou théâtrale laisse supposer que d’autres sont

38 au contraire moins remarquables, voire peuvent trahir le sens initialement prévu par l’auteur de la partition ou de la pièce. Le site du CNRTL souligne ainsi qu’interpréter peut conduire à attribuer « une signification déformée ou erronée » à l’évènement, l’idée ou l’énoncé examiné.

Si notre lecture de l’ensemble des traits définitoires proposé par le CNRTL pour caractériser la compréhension nous avait conduite plus haut à souligner leur hétérogénéité, les différents éléments relatifs à la notion d’interprétation que nous venons de parcourir apparaissent au contraire comme beaucoup plus convergents. Ils tirent en effet tous leur origine de la définition étymologique du terme : qu’il s’agisse d’interpréter un énoncé, un évènement, une œuvre, un comportement, c’est-à-dire de lui conférer un sens, cette activité nécessite une part de « traduction », c’est-à-dire un certain degré de technicité et de création personnelle tant l’objet étudié semble se dérober à l’opération de signification à laquelle on le soumet. C’est pourquoi le terme d’« interprétation » est fréquemment utilisé au pluriel, note le site du CRNTL – à chaque interprète sa « traduction » du sens possible de l’objet interprété –, alors que le terme de « compréhension » ne s’emploie généralement qu’au singulier.

2.3. Première tentative de mise en relation des notions de compréhension et d’interprétation Approfondissons la mise en relation des notions de compréhension et d’interprétation que nous venons d’esquisser ci-dessus. Les rubriques en ligne du CNRTL permettent d’abord mettre en évidence un point commun entre ces deux facultés : toutes deux sont affaire de sens. Dans les deux cas en effet, il s’agit pour un sujet de donner une signification à un objet qu’il rencontre, que cet objet soit « concret » (un énoncé, un évènement, une œuvre d’art, un comportement, un geste, un visage) ou plus « abstrait » (une idée, une motivation, une cause, un état d’âme, un sentiment). Bien loin s’en faut donc que la compréhension et l’interprétation ne se limitent aux domaines de lecture et de la littérature. Au contraire, ce sont deux facultés que l’être humain n’a de cesse de mettre en œuvre tout au long de sa journée pour rendre signifiant le monde qui l’entoure.

Ce qui semble distinguer ces dernières, comme le suggèrent les définitions du CNRTL, tient surtout au fait que l’une – la compréhension – consisterait en un acte global résultatif et l’autre – l’interprétation – en une série d’opérations. Nous nous proposons de synthétiser sous forme de tableau les différents traits sémantiques que nous venons d’explorer et qui viennent alimenter cette opposition :

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Tableau 1 - Première tentative de mise en relation des notions de compréhension et d’interprétation

Comme le suggèrent le contenu de notre tableau et certaines de nos remarques précédentes, la problématique de la compréhension et de l’interprétation est intimement liée à celle du sens puisque l’une et l’autre consistent en un « agencement de sens », explique I. Vultur (2017, « Qu’y a-t-il à comprendre ? »). Mais, les définitions proposées par le CNRTL laissent entendre que ce qui est en jeu dans le cas de la compréhension, c’est surtout l’accès à un sens unique et clair qui donne cohérence à l’objet que l’on s’efforce de comprendre. Il s’agirait d’ailleurs de recollecter un sens preéxistant, garantissant son objectivité, que l’on fasse appel à sa mémoire, à sa faculté de jugement ou à son intuition. La compréhension est certes d’ordre cognitif quand il s’agit de saisir le sens d’un énoncé, d’un évènement, d’une idée mais aussi d’ordre éthique quand il s’agit de comprendre l’autre, de donner à un sens à ses actions. Dans ce dernier cas cependant, il est toujours question d’unité : il s’agit en effet de saisir le sens du comportement d’autrui en le rapportant au tout de son identité et de son histoire, quitte à excuser ce qu’il pourrait faire de condamnable.

Dans le cas de l’interprétation, relativement aux axes définitoires privilégiés par le CNRTL, c’est la dimension subjective et créative du sens, et par conséquent sa dimension plurielle, qui s’avère en revanche centrale ; se pose alors une double question : celle du possible conflit inhérent aux interprétations divergentes et celle de la norme en fonction de laquelle certaines interprétations pourraient s’avérer fausses d’un point de vue linguistique ou médiocres d’un point de vue artistique.

Ces premiers éléments de définition ne disent rien encore des relations qui existent entre compréhension et interprétation. Néanmoins, rappelons le deuxième trait sémantique proposé par le CNRTL pour définir l’interprétation : le site caractérise en effet cette dernière comme

40 une action qui cherche à « expliquer », à « rendre compréhensible ce qui est dense, compliqué ou ambigu ». Cette explication suggère que l’interprétation serait ce processus ou cet ensemble de processus qui concourrait à la compréhension de l’objet examiné ; autrement dit, pas de compréhension possible sans un recours à un moment interprétatif. Comme nous allons le montrer dans la sous-partie suivante, il s’agit là d’un postulat interrogé par l’herméneutique tout au long de son histoire.

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