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Débats explicatifs, mise au travail des représentations et exploration des possibles

CHAPITRE IV – Problématisation et didactique(s)

3. L’accès des élèves à des savoirs problématisés

3.1. Problématisation, argumentation et débats en classe

3.1.2. Débats explicatifs, mise au travail des représentations et exploration des possibles

Comme nous venons de le montrer, dans le cadre de la problématisation (scientifique, historique, technique), les débats explicatifs ont pour fonction d’aider les élèves à construire un problème, c’est-à-dire à organiser et à délimiter le champ des solutions possibles, problématisation qui devrait idéalement conduire à l’identification de nécessités, donnant aux savoirs construits leur apodicticité. Or, les explications que proposent les élèves sur les affiches qui servent de supports aux débats de début de séquence (cf. les deux séquences de SVT évoquées dans la sous-partie précédente) ne correspondent généralement pas en classe de sciences à ce que pourrait dire la communauté scientifique aujourd’hui (Orange, 2012, p. 28). S’il est tout à fait normal que les élèves ne produisent pas des explications conformes à celles des scientifiques, il est néanmoins intéressant de noter que certains types d’explications ainsi produits sont très courants en particulier à l’école primaire. C. Orange (Ibid.) fait ainsi remarquer que la didactique des sciences, notamment avec l’ouvrage de S. Joshua et J.-J. Dupin130 (1993), est parvenue à repérer un certain nombre de ces explications récurrentes chez les élèves dans un grand nombre de domaines scientifiques. Néanmoins, poursuit C. Orange (Ibid.), les travaux de ces didacticiens sur les conceptions des élèves ont été souvent mal compris, notamment dans leur traduction en classe. Il ne s’agit pas en effet de se contenter de recueillir les représentations des élèves, puis de les confronter à des observations ou des expériences pour que leurs connaissances deviennent par miracle des savoirs véritablement scientifiques.

Ce serait oublier que, selon le paradigme de la problématisation, comme l’ont montré Bachelard, et M. Fabre à la suite de celui-ci (cf. notre chapitre précédent), les systèmes explicatifs des élèves resurgissent toujours à un moment ou un autre, et ce tout au long de la scolarité, malgré l’enseignement dispensé. L’obstacle n’est pas tant ce qui surgit devant la pensée que ce qui se love intimement en elle. Il s’agit donc bien pour les élèves de changer de culture, culture qui relève à la fois du registre empirique et du registre explicatif car l’un et l’autre sont formés à partir d’expériences vécues qui organisent notre façon d’expliquer les phénomènes (Orange, 2012, Ibid.).

174 M. Fabre et C. Orange (1997) distinguent trois types de rupture pouvant être accomplies par les élèves avec leurs représentations premières lors des débats explicatifs : des ruptures qualifiées de « simples », d’autres de « développementales », d’autres encore de « métaphysiques ». Dans le cas des ruptures dites « simples », il s'agit pour les élèves d'élargir leur champ des possibles et de conscientiser les nécessités constitutives du problème. La rupture à faire est donc essentiellement entre opinions d’une part et nécessités et savoirs scientifiques problématisés d’autre part (Ibid., p. 52-53). Dans cette perspective, on peut s'attendre à trouver, dans les différentes conceptions des élèves de la classe, une certaine variété d'explications et d'arguments qui permettront d’enrichir le débat dans le sens souhaité par l’enseignant car ils sont sur le même plan que ce qu'il vise. Néanmoins, accomplir une telle rupture pour les élèves n'est pas rien, l’épithète de « simple », comme le précisent les auteurs (Ibid.), ayant été retenue faute de mieux pour la distinguer des deux autres. En réalité, cette rupture « simple » n'est pas nécessairement, à cause des obstacles associés, facile à effectuer.

Les ruptures « développementales », caractérisées aussi comme des « ruptures de raisonnement », doivent amener les élèves à accepter un raisonnement plus complexe et moins commun que leur raisonnement spontané. Il s’agit donc pour les élèves de s’interroger sur ce que peut être une explication scientifiquement acceptable, ce qui exige l’adoption de nouvelles structures mentales (Ibid., p. 57). Le saut théorique est par conséquent encore plus important à accomplir que dans les ruptures dites « simples ». Une rupture « métaphysique » correspond quant à elle à un véritable changement de registre explicatif. Dans ce cas, ce sont leurs principes fondamentaux que les élèves doivent modifier (Ibid., p. 52), ce qui signifie que la représentation du problème à construire est totalement étrangère à la représentation spontanée qu’ils en ont.

Ce n’est donc plus seulement de mode de raisonnement, comme dans les ruptures « fondamentales », qu’il faut apprendre à changer, mais il s’agit de passer à un nouveau cadre paradigmatique, sans commune mesure avec celui adopté au départ, ce qui est loin d’être évident, même pour des lycéens comme le montre l’exemple cité par M. Fabre et C. Orange (Ibid., p. 50) : ces derniers expliquent ainsi à partir d’une expérimentation menée dans une classe de seconde que les élèves, à qui on a demandé d’expliquer ce que doit prendre un plant de maïs dans le milieu extérieur et ce qu'il doit en faire pour passer de l'état de plantule à l'état adulte, ne parviennent toujours pas, même à l’issue d’une séquence entièrement consacrée à ce problème, à passer d'une conception vitaliste, c’est-à-dire « magique » de la nutrition et de la croissance des végétaux, à une conception en termes de flux de matière et de transformations chimiques. Les ruptures métaphysiques, comme l’illustre cet exemple, ne peuvent donc être immédiates ; elles nécessitent de confronter les élèves à de nouveaux problèmes qui leur permettront de se confronter à plusieurs reprises à des paradigmes « extra-ordinaires » (cf. Orange et Orange Ravachol, 2019).

M. Fabre et C. Orange (1997, p. 54) précisent bien que la classification des ruptures qu’ils proposent n’est pas nécessairement exhaustive. Ces dernières sont davantage à penser comme des pôles que comme des catégories fixes, une rupture réelle impliquant certainement

175 un feuilletage de différents types. Dans ces conditions, comment conduire les élèves à abandonner leurs conceptions spontanées pour en accepter d’autres radicalement différentes ? On voit bien pour répondre à cette question qu’il s’agit de rompre avec l’idée que l’on pourrait recueillir les représentations des élèves au détour d’une simple question posée en amont d’une séquence et qu’une fois celles-ci recueillies, on pourrait en mettre d’autres à la place « dans la tête » des élèves.

L’idée que ces représentations existeraient telles quelles avant même le débat explicatif qui conduit les élèves à les construire en réalisant une production néglige à la fois l’importance du travail du problème qu’on soumet aux élèves comme celle de la réalisation de la production demandée (texte, schéma ou autres comme l’expliquent C. Orange et D. Orange Ravachol, 2013, p. 51). De même, tant que ces représentations ne sont pas produites explicitement, soumises à la critique et contrôlées socialement, elles ne pourront jamais être fondées en raisons. Par conséquent, dans le paradigme de la problématisation, le travail des représentations au cours des débats explicatifs change de fonction par rapport à celui qui lui est réservé dans des séances ordinaires (Ibid., p. 57) : il ne s’agit pas simplement de recenser les représentations et croire qu’à l’issue de ce recueil, elles pourraient changer immédiatement, mais il est nécessaire de les travailler tout au long d’une séquence (voire de les retravailler tout au long du cursus scolaire) pour en identifier, par une explicitation et une étude critique, les raisons qui les sous-tendent.

Ainsi, ce ne sont pas n’importe quelles représentations qui intéressent les didacticien·ne·s dans le cadre de la problématisation mais bien celles qui sont liées à l’étude des problèmes explicatifs car ce n’est pas tant les représentations des élèves qui sont intéressantes à étudier en elles-mêmes que la façon dont elles interviennent dans leur construction de tels problèmes. S. Doussot précise de même (2017b, p. 136) que, du point de l’enseignement de l’Histoire à l’école, les représentations des élèves sont à considérer, non sous la forme d’images ou de connaissances, qui existeraient à l’état brut, mais sous la forme d’explications que ces derniers sont capables de construire en lien avec des problèmes. Il faut par conséquent se départir de l’illusion d’un recueil des représentations (souvent placé en début de cours) comme constituant des idées déjà-là. Réduire les productions (orales ou écrites) des élèves de début de cours à l’expression de leurs représentations revient à négliger l’interprétation que les élèves ont du problème explicatif posé et l’importance du travail de mise en texte dans l’élaboration de leurs explications.

Dans le cadre de l’enquête historique, ce qui importe alors selon S. Doussot (Ibid.), c’est de considérer les représentations des élèves comme un processus, en perpétuel cours d’élaboration tout au long de la séquence, et mettant en relation des savoirs et leurs façons de penser habituelles (leurs idées explicatives). Ainsi, des élèves de cycle 3 ou de cycle 4 ne savent peut-être pas grand-chose de la Révolution française, mais ils savent malgré tout expliquer son déclenchement parce qu’ils sont convaincus que, lorsqu’un individu est dans une situation d’injustice et de misère, il peut se révolter. Ce savoir d’expérience (sociale, familiale, culturelle)

176 est en effet un modèle de comportement humain qu’ils savent, pour la plupart, mobiliser pour lire les documents qu’on leur fournit en classe. Il revient alors à l’enseignant·e de dégager des pistes de mise en discussion historique de ces représentations pour conduire les élèves à étudier lors de débats explicatifs de manière critique leurs modèles par définition non situés (car reposant sur la permanence de l’esprit humain) et à accéder ainsi à des savoirs fondés en raison. Nous reviendrons plus loin, dans le cadre de notre réflexion sur l’apprentissage de la compréhension-interprétation des textes littéraires sur cette notion de rupture, inscrite au cœur de la didactique de la problématisation et héritée de la conception bachelardienne de l’activité scientifique. Si C. Orange (2007, p. 53) affirme ainsi que l’accès aux savoirs scientifiques est à considérer comme une « désadaptation au monde », il reconnait avec sa co-auteure F. Ligozat avec qui il coordonne le numéro 29 de la revue Recherches en éducation (2017, p.8-9) – numéro consacré à une exploration comparatiste des modèles de référence de plusieurs disciplines (SVT, histoire, littérature, danse, mathématiques) – que « l’idée de rupture entre connaissances communes et savoirs scolaires ne va pas de soi pour tous les didacticiens ». Les auteurs se demandent alors s’il faut attribuer cette controverse à une différence de grain d’analyse des corpus empiriques étudiés par chacun. Ainsi « ce qui pourrait paraitre comme une rupture à gros grain, devient plus progressif à petit grain » (Ibid.). F. Ligozat et C. Orange font d’ailleurs remarquer, comme M. Fabre l’avait souligné lui aussi (cf. notre chapitre précédent), que les ruptures dont parle Bachelard ne sont pas sans continuité « comme le montre son concept de profil épistémologique » (Ibid).

Nous ne sommes pas en mesure de discuter nous-même les nuances apportées par Bachelard au concept de rupture, mais s’il ne semble pas faire difficulté pour un certain nombre de didactiques affiliées au paradigme de la problématisation131, nous verrons que, dans le domaine de la littérature, les théories de la lecture littéraire et du sujet lecteur, bien loin de repousser les représentations affectives des élèves, les considèrent au contraire comme le matériau premier de toute lecture interprétative. Il s’agit en effet de les encourager et de les valoriser contrairement à une approche techniciste de la littérature qui, pendant bien longtemps au contraire, a mis un point d’honneur à les mettre à distance, voire à les réduire au silence (cf. B. Daunay, 2007). Nous verrons néanmoins grâce aux travaux de J.-L. Dufays (2011, 2013, 2016 par ex.) que, s’il ne saurait être question, en termes de lecture littéraire, de « rupture » au sens strict de ce mot, une telle modalité de lecture oscille néanmoins entre deux pôles, un relevant de la participation, l’autre de la distanciation.

131 Ainsi, B. Lebouvier (2015), B. Lebouvier et al. (2016) ou S. Prével (2018) font du dépassement des représentations des apprenants une condition essentielle à la problématisation technique. Nous pouvons également faire référence à une communication de P. Briaud (2010) qui, s’intéressant à la problématisation en sciences physiques dans une classe de première scientifique, montre que les élèves ne parviennent pas à conceptualiser la notion de circuit électrique parce qu’ils ne renoncent pas à leurs représentions premières. Bien au contraire, ceux-ci adaptent leurs conceptions pour qu’elles puissent correspondre à ce qui a été observé ; autrement dit, ils ne sélectionnent dans le registre empirique que les données qui leur conviennent afin qu’elles correspondent aux principes de leur registre explicatif.

177 Aussi, toute lecture littéraire (quel que soit le type de texte lu d’ailleurs, littéraire ou non) comporte-t-elle un moment d’interrogation de la part du sujet lecteur sur les stéréotypes qu’il a convoqués non seulement pour comprendre et interpréter le texte lu, mais aussi pour l’apprécier (lui donner une valeur). De manière convergente, M. Sauvaire, didacticienne de la littérature, a recours au terme de « réflexivité » pour caractériser ce moment où le lecteur, notamment à l’aide de ses pairs et de l’enseignant·e dans un cadre scolaire, interroge les normes de son interprétation, et ce faisant, également son rapport à soi et au monde (Sauvaire, 2019, p. 116). Cette notion de « réflexivité » n’est donc pas sans faire écho à la manière dont M. Fabre caractérise l’activité de problématisation (cf. chapitre III, partie 4). En aucun cas cependant, il s’agirait d’hypostasier cette posture distanciée (cf. B. Daunay et J.-L. Dufays, 2016) en en faisant LA modalité par excellence de la lecture littéraire car celle-ci convoque une dimension participative, tout aussi incontournable, quel que soit le degré d’expertise du lecteur.

Nous ne pensons pas d’ailleurs que M. Fabre, C. Orange et leurs collègues fassent de cette notion de rupture d’avec ses représentations premières un « absolu » ; ce concept met bien plutôt en évidence le fait qu’une entreprise de problématisation, y compris en milieu scolaire, ne peut consister à dupliquer ce que l’on sait déjà (ce qui est le propre d’autres exercices scolaires tout aussi nécessaires). Au contraire, elle vise à regarder ce que l’on sait déjà autrement afin de le transformer et ce faisant, de se transformer peut-être quelque peu soi-même (d’où l’idée d’émancipation inséparable de celle de problématisation). Nous verrons également, cette fois-ci au détour des théories psycho-cognitives de la lecture, dans la deuxième grande partie de notre thèse, que l’activité de compréhension nécessite de la part du lecteur de réguler le modèle de situation qu’il est en train de construire, cette régulation nécessitant parfois d’abandonner radicalement ses premières hypothèses interprétatives. Concept de « rupture » (les guillemets sont là pour signaler notre vigilance épistémologique quant à son emploi) et didactique de la lecture et de la littérature ne sont donc pas incompatibles.

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