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Didactique des sciences et problématisation

CHAPITRE IV – Problématisation et didactique(s)

1. Didactique des sciences et problématisation

1.1. L’importance de la didactique des sciences au sein du paradigme de la problématisation Le développement du paradigme de la problématisation, dès ses origines, est intrinsèquement lié à la réflexion menée par les didacticien·ne·s des sciences de la vie et de la terre avec C. Orange et D. Orange Ravachol au sein du laboratoire du CREN114 autour de la thématique « Savoirs, apprentissage, valeurs en éducation ». Les différents travaux en cours en lien avec cette thématique, et issus d’autres disciplines, s’inspirent très largement de notions conceptuelles, telles que « l’exploration et la délimitation des possibles », « les nécessités » ou « l’apodicticité des savoirs scientifiques », définies par Orange et al., et sur lesquelles nous reviendrons plus loin. S. Doussot et A. Vézier y ont en effet recours pour définir ce que peut être une « problématisation historique » (2014, 2017, 2019) ; B. Lebouvier et S. Prevel y font eux aussi appel pour penser en EPS une problématisation dite « technique » (2015, 2018) ; la réflexion sur la formation professionnelle s’en nourrit également depuis les premiers travaux d’A. Lebas, désormais relayés par B. Lebouvier, F. Ouitre et P. Briaud par exemple (2013, 2016)115. De même, C. Orange, D. Orange-Ravachol et Y. Lhoste ont formalisé un certain nombre d’outils méthodologiques pour analyser ce qu’il se passe dans la classe, comme l’espace de contraintes, le rôle du tiers, la schématisation ou la secondarisation (ces trois dernières notions étant empruntées aux travaux de Plantin et de Grize ainsi que ceux de l’équipe pluridisciplinaire de Bordeaux116 (Lab-E3D), inscrits dans une double perspective historico-culturelle et pragmatico-énonciative du langage). Ces outils méthodologiques sont également convoqués dans les travaux disciplinaires que nous venons de citer, comme en histoire et en EPS par exemple.

114 Centre de Recherche en Éducation de Nantes.

115 D’autres disciplines encore font référence à ces notions comme les mathématiques (M. Hersant, A. Musquer, S. Grau) ou les éducations artistiques. Nous avons ainsi contribué nous-même à la réflexion dans ce domaine en collaboration avec F. Ouitre et P. Bonnette ; cf. Problématiser dans les disciplines artistiques :Comment et à quelles conditions ? Un positionnement épistémologique au service du didactique (2019) et Les aides à la problématisation dans les disciplines esthétiques et sensibles enjeux et tensions didactiques (à paraitre). Nous ne nous référerons pas dans cette partie de notre thèse directement aux travaux mathématiques en lien avec la problématisation car nous maitrisons trop peu ce domaine disciplinaire pour ne pas trahir les concepts mathématiques en jeu dans les reformulations que nous pourrions en proposer.

116 M. Jaubert et M. Rebière ont en effet collaboré à de nombreuses reprises avec C. Orange, D. Orange Ravachol, Y. Lhoste et P. Schneeberger pour penser la relation entre savoirs, problèmes et dimension langagière. Nous y reviendrons dans la suite de ce chapitre.

150 Comme nous allons le montrer, les notions conceptuelles d’« exploration et de délimitation des possibles », de « nécessités » ou d’« apodicticité des savoirs scientifiques » sont issues de références rationalistes, telles que Bachelard ou Popper, en rupture avec une conception empiriste ou positiviste de l’activité scientifique. Mais, comme le souligne C. Orange (2005a, p. 4-5), la relation entre problèmes et savoirs au cœur du paradigme de la problématisation est aussi portée par d’autres épistémologies de type pragmatiste, comme celle de l’enquête avec Dewey (comme c’est le cas en histoire et en EPS). Les références concernant aussi les processus psychologiques relevant de l’apprentissage sont au moins aussi variées : on y trouve à la fois Piaget (avec la notion de cadre épistémique et de schèmes argumentatifs par exemple) et Vygotski (avec les notions de concepts communs et scientifiques). Certes, si ces courants ont toute leur place, souligne C. Orange (Ibid.), dans une réflexion sur les relations entre problèmes et apprentissage, ils ne portent pas nécessairement ni la même idée du problème, ni la même idée des apprentissages. C’est pourquoi l’hétérogénéité de ces emprunts mériterait d’être problématisée elle aussi, ce qui ne signifie pas pour autant, toujours selon C. Orange (Ibid.), remettre en cause les cadres théoriques mobilisés mais montrer que les travaux initiaux en didactique des sciences portant sur les problèmes et la problématisation aboutissent ensuite à des recherches sensiblement différentes en fonction de la discipline concernée.

Tel n’est pas notre projet dans notre thèse mais nous tenions à souligner cette dimension pour montrer que nous prenons toute la mesure d’un risque de naturalisation des concepts clés de la problématisation, naturalisation qui serait contraire à la vigilance épistémologique qui fonde l’identité de ce paradigme (S. Charbonnier, Entretien avec M. Fabre, 2017, p. 112). En ce qui nous concerne, reprenant à notre propre compte la dialectique entre ce qui fait question et ce qu’il faut poser pour un temps comme hors question, nous allons surtout chercher dans ce chapitre à mettre en évidence les concepts clés de l’apprentissage par problématisation, formalisés par les didacticien·ne·s des SVT et repris à leur compte par les autres champs disciplinaires : d’une part en les mettant en lien avec les principes issus des philosophies du problème et thématisés par M. Fabre, et d’autre part, en signalant au besoin leurs nuances.

Pour ce faire, nous présenterons d’abord les caractéristiques épistémologiques des savoirs mises en avant par la didactique des sciences de la nature et adoptées par les autres didactiques s’intéressant à la problématisation. Puis, nous aborderons les conditions proprement didactiques de l’accès en classe à des savoirs problématisés. C’est lorsque nous aborderons la question de l’enseignement-apprentissage de la lecture des textes littéraires à l’école primaire dans la conclusion d’ensemble de notre première grande partie que nous nous interrogerons plus avant sur les principes génériques de la problématisation.

1.2. Les origines de la problématisation en didactique des sciences

Nous évoquions précédemment les références rationalistes (dont Bachelard et Popper) à l’origine de la problématisation en didactique des sciences, références qui ont innervé bon

151 nombre des autres disciplines qui s’intéressent également à ce paradigme. Nous allons désormais préciser le choix de ces références117 en montrant que les propositions de C. Orange et de son équipe de didactien·ne·s en sciences118 sont nées notamment d’une double « méfiance » épistémologique à l’égard d’une certaine conception didactique de faire des sciences à l’école, c’est-à-dire une méfiance d’une part vis-à-vis des approches basées sur les notions de compétences, de motivation ou de démarche d’investigation, et d’autre part, vis-à-vis d’une omniprésence paradoxale du vocabulaire de la problématisation dans ces mêmes propositions didactiques ainsi que les curricula scolaires.

1.2.1. La problématisation en classe de sciences : un paradigme aux antipodes des propositions didactiques centrées sur une vision empiriste des savoirs scientifiques

Comme le souligne C. Orange dans son ouvrage Enseigner les sciences. Problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe (2012, p. 9), l’enseignement des sciences se trouve aujourd’hui encore questionné en permanence : la chute des effectifs dans les filières scientifiques, le peu d’intérêt des élèves pour ces dernières ainsi que leurs faibles résultats aux évaluations internationales invitent en effet à penser que c’est un enseignement qu’il faudrait réformer. Les solutions proposées prennent généralement une des trois orientations suivantes : l’approche par compétences, une invitation à lier davantage enseignement des sciences et vie quotidienne ou encore la promotion de la démarche d’investigation. Même si certaines de ces propositions ont une réelle pertinence, poursuit C. Orange (Ibid.), elles évitent ou règlent bien vite la question essentielle, celle de la spécificité des savoirs scientifiques scolaires au regard de la quantité d’informations maintenant disponibles sur la Toile et des entreprises de vulgarisation diverses.

Ainsi, force est de constater, expliquent C. Orange et D. Orange Ravachol (2019, p. 30), que la définition même des compétences à faire acquérir en sciences pose problème et se traduit trop souvent par le recours à des compétences transversales guère enseignables et mal évaluables. D’où la tendance actuelle d’ailleurs, selon ces auteurs, à un rééquilibrage entre savoirs et compétences que l’on voit déjà poindre, par exemple, dans certains pays francophones (comme en Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 2017). Certes, les intentions de l’approche par compétences sont louables, précisent C. Orange et D. Orange Ravachol (Ibid.) mais, selon eux, elles n’ont pas su bien poser le problème. En effet, pour les deux didacticiens, s’il est indispensable d’interroger ce qui est enseigné à l’École, cela ne peut pas se faire sans un réel détour épistémologique et didactique d’une part – quels sont les savoirs ou les pratiques de référence et quelle transposition ? – et, d’autre part, sans une réflexion sur les finalités de l’École et de l’enseignement de telle ou telle discipline. Concernant l’enseignement des sciences, on ne

117 Les reformulations que nous proposons dans cette partie des travaux de Bachelard, Popper ainsi que d’autres scientifiques proviennent des propositions de C. Orange et al., et non d’une lecture originale de notre part.

118 Signalons par exemple les thèses de H. Chalak (2012), J. Gobert (2014), C. Voisin (2017), M. Barroca (2018) ou C. Bizon (2018) en lien avec la didactique des SVT et la problématisation.

152 peut donc se contenter des arguments banals, généraux et non discutés tels que « les sciences seraient importantes car nous vivons dans un milieu de plus en plus marqué par la technoscience » ou bien « faire des sciences permettrait de développer l’esprit critique » ou encore « contribuerait à développer l’éducation à la santé et à l’environnement ». Ces visées, sans aucun doute pertinentes, restent néanmoins mal opérationnalisées dans les référentiels et programmes des différents pays à cause notamment d’un déficit de principes épistémologiques précis. Ne pas les poser clairement ne peut donc conduire qu’à en rester à des compétences mal identifiées (Ibid.).

La motivation que fournirait la proximité de ce qui s’enseigne à l’École avec la vie quotidienne est également souvent avancée comme argument pour permettre aux élèves de renouer avec l’enseignement des sciences. Un tel argument mérite lui aussi un examen critique car, comme le souligne C. Orange (2012, p. 9), se pose alors la question des savoirs dont l’utilité immédiate hors de l’école n’apparait pas, ce qui est le cas, selon le didacticien, d’une partie importante des savoirs scientifiques. Or, ces derniers n’ont pas pour but, explique C. Orange, une telle utilité immédiate mais bien la formation de l’esprit ; c’est pourquoi il recommande de fonder la didactique des sciences sur un usage réellement scientifique des savoirs, le seul à même d’éveiller et de maintenir l’intérêt des élèves pour leur enseignement, plutôt que sur un usage pragmatique, aussi éphémère qu’illusoire.

Quant à la démarche d’investigation, même si elle présente, selon C. Orange (Ibid., p. 10), l’intérêt de faire référence aux échanges entre élèves et aux débats, éléments fondamentaux du point de vue de la problématisation pour construire des savoirs scientifiques comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, celle-ci donne une place prépondérante aux investigations empiriques au détriment des pratiques de modélisation au moins aussi importantes en sciences. L’ambigüité fondamentale de la démarche d’investigation, toujours selon C. Orange, réside en effet dans le fait qu’elle laisse penser que le seul critère légitime pour valider ou éliminer une hypothèse scientifique serait in fine l’expérimentation. Or, cette idée d’un savoir scientifiquement vrai parce que prouvé empiriquement laisse totalement de côté un des aspects essentiels des savoirs scientifiques, à savoir leur dimension argumentative et critique, que la démarche par problématisation, à la suite de Bachelard, Popper ou Canguilhem, considère au contraire comme absolument déterminante.

1.2.2. Qui trop embrasse mal problématise….

Comme M. Fabre l’a mis en évidence, C. Orange (2005a, p. 3) souligne lui aussi que la « mode du problème dans l’enseignement, et particulièrement dans l’enseignement des sciences, ne fait qu’accompagner un mouvement plus vaste par lequel le problème est devenu l’image même de la pensée ». Or, une telle évidence de l’apprentissage par problèmes ne peut qu’être questionnée car, si l’intérêt didactique pour les problèmes est souvent justifié par référence aux pratiques des chercheurs, les vertus annoncées par telle ou telle proposition didactique, tel ou tel élément des programmes scolaires, présentent une étonnante disparité. Le

153 problème peut être le moyen de fragiliser une conception ou de la transformer, dans un apprentissage par adaptation. Il est, dans d’autres cas, l’occasion de se former à une démarche scientifique. Ailleurs, c’est la problématisation qui est mise en avant, et les liens entre construction des problèmes et savoirs scientifiques (Ibid., p. 4). Une aussi grande diversité risque par conséquent de faire de la problématisation un slogan finalement privé de sens (Orange, 2005b, p. 70) ; c’est pourquoi il est nécessaire d’exercer une vigilance épistémologique sans concession pour faire de l’idée de problématisation un concept opératoire, susceptible d’exercer une réelle fonction critique (Ibid.).

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