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Les savoirs scientifiques : des savoirs caractérisés par leur apodicticité

CHAPITRE IV – Problématisation et didactique(s)

2. Caractéristiques épistémologiques des savoirs véritablement scientifiques

2.3. Les savoirs scientifiques : des savoirs caractérisés par leur apodicticité

Comme nous l’avons déjà souligné en évoquant le registre des modèles, les caractéristiques fondamentales des savoirs scientifiques sont à chercher ailleurs que dans l’opposition entre le vrai et le faux. Ce qui les définit en effet, c’est leur part d’apodicticité, de nécessité (Orange, 2012, p. 40 ; Chalak, 2014, p. 56). Il ne suffit pas en effet de savoir que cela est comme ceci ou comme cela (Orange, 2005b, p. 78), ce qui vaut seulement pour les savoirs assertoriques (je sais qu’il va faire beau dans le journal parce que je l’ai lu mais je pourrais tout aussi bien lire qu’il va pleuvoir), mais il faut savoir pourquoi cela ne peut pas être autrement (étant donné la position des masses d’air et de leur évolution ces dernières heures, je sais qu’il fera nécessairement beau demain).

2.3.1. L’exploration et la délimitation des possibles pour fonder les savoirs en raison

L’apodicticité des savoirs scientifiques ne signifie pas que ce sont des dogmes – puisqu’ils ne peuvent être qualifiés ni de vrais ni de faux – mais que ceux-ci répondent à des raisons, à des argumentations scientifiques qui définissent, à un moment et dans un cadre donnés, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Ces raisons sont exprimées, thématisées sous forme de nécessités, c’est-à-dire des conditions de possibilité des modèles explicatifs (Orange, 2012, p. 131). L’identification de ces nécessités résultant de la délimitation du champ des possibles relève de la mise en relation critique d’éléments du registre empirique reconnus comme pertinents et des solutions explicatives proposées dans le registre des modèles, mise en tension que nous avons décrite précédemment.

160 Une autre séquence didactique, souvent retenue par Orange et al., pour expliciter les fondements épistémologiques du paradigme de la problématisation (cf. Orange, 2007, 2015 ; Orange-Ravachol, 2018), consiste à demander à des élèves également scolarisés en cours moyen (CM) d’expliquer comment est constitué le bras pour qu’il puisse bouger. Puisque, comme nous venons de l’évoquer, le paradigme de l’apprentissage par problématisation envisage les savoirs scientifiques comme des savoirs raisonnés, c’est-à-dire présentant un certain caractère d’apodicticité au sein d’un registre explicatif, le savoir sur l’articulation du coude ne peut se limiter en classe à des connaissances anatomiques, ni même à l’explication du fonctionnement (Orange, 2015, p. 229). Il s’agit de faire accéder les élèves aux conditions de possibilité d’une telle articulation.

Autrement dit, le savoir en jeu se définit dans le cas de cette séquence par trois nécessités d’ordre mécaniste, précise C. Orange (Ibid.) : nécessité d’un mécanisme qui permette au membre de se plier, nécessité d’un mécanisme qui lui donne une cohésion, nécessité enfin d’un mécanisme qui limite les mouvements possibles. Le savoir sur l’articulation du coude par conséquent consiste pour les élèves en la maitrise de ces trois conditions de possibilité et, pour accéder à ces nécessités, il leur est nécessaire d’explorer les modèles explicatifs, de comprendre ceux qui sont possibles et ceux qui ne le sont pas dans un cadre mécaniste, qui est celui d’enfants âgés d’une dizaine d’années.

Un tel travail d’identification des raisons scientifiques pour lesquelles les faits observés sont ainsi et pas autrement peut commencer avec des élèves très jeunes, pour peu qu’ils parviennent à échanger dans un registre explicatif commun adapté à leur âge. Par exemple, C. Grancher, P. Schneeberger et Y. Lhoste (2015) mettent en évidence la possibilité dès la classe de cours préparatoire (CP) de faire identifier à de jeunes élèves ce qui définit nécessairement le concept du vivant en prenant peu à peu des distances avec une vision anthropomorphisée du monde. Les séquences sur la nutrition ou sur l’articulation du coude montrent que des élèves de cycle 3 peuvent eux aussi mettre à jour des nécessités scientifiques qu’ils pourront réinvestir dans leur scolarité à venir. H. Chalak (2013, 2014) et D. Orange Ravachol (2005, 2010, 2018) expliquent quant à elles comment il est envisageable de faire construire à des collégiens ou des lycéens des nécessités en lien avec le magmatisme dans le cadre des sciences de la terre. Il est donc possible dès le début de l’école primaire jusqu’à la Terminale, selon les didacticien·ne·s des sciences, de travailler avec les élèves des savoirs scientifiques fondés en raison à partir de problèmes explicatifs pertinents dans lesquels ils s’engagent avec leurs idées et leurs connaissances. Nous reviendrons plus loin dans ce chapitre sur les conditions de faisabilité de telles entreprises didactiques.

« Faire des sciences, c'est donc abandonner une connaissance d'opinion, une connaissance mal questionnée, assertorique, c'est-à-dire réduite à un simple constat, pour une connaissance qui, une fois problématisée, sera fondée en raison, deviendra apodictique » (Fabre et Orange, 1997, p. 40). Nous retrouvons ici les principes rationalistes qui fondent le paradigme de la problématisation dans le droit fil de la pensée bachelardienne, comme l’a mis également

161 en évidence M. Fabre. De même, Orange et al. font régulièrement référence à Bachelard pour défendre l’idée qu’il ne peut y avoir culture scientifique que dans la mesure où, en rupture avec la connaissance d’opinion, il s’agit d’éliminer la contingence des savoirs (Orange, 2003, p. 85 ; 2012, p. 39).

2.3.2. La problématisation historique fondée elle aussi sur la distinction entre savoirs factuels et savoirs apodictiques

Cette perspective bachelardienne des savoirs dans laquelle s’inscrit la problématisation scientifique constitue également la toile de fond à partir de laquelle les didacticien·ne·s de l’histoire du séminaire du CREN envisagent son enseignement-apprentissage. Ainsi, pour S. Doussot (2017a, p. 23), étudier les conditions d’accès des élèves à des savoirs historiques sur le passé nécessite de prendre en compte d’un point de vue épistémologique la différence entre savoirs de sens commun et savoirs scientifiques. Dans le cadre théorique de la problématisation, rappelle S. Doussot (Ibid.), la différence entre les deux réside dans le fait que les savoirs scientifiques rendent raison de la pertinence de l’explication proposée par rapport aux autres explications possibles, alors que le sens commun se contente de la cohérence non questionnée d’une explication convaincante.

L’enquête historique, à l’instar de la problématisation en sciences peut donc d’après S. Doussot, si l’on adopte cet angle épistémologique et didactique, être modélisée en premier lieu comme l’exploration et la délimitation du champ des explications possibles. De ce point de vue, les possibles de l’explication historique ont alors directement à voir avec les possibles des acteurs de l’évènement ou du phénomène étudié : reconstituer le champ des possibles, c’est par conséquent décrire l’incertitude vécue en relation avec les déterminants conscients ou inconscients des acteurs, en se gardant de toute tentation téléologique propre à la position de l’historien qui vient après et qui connait la suite de l’histoire. Ce travail de problématisation est, selon S. Doussot (Ibid.), particulièrement productif en classe d’histoire parce qu’il ne se contente pas d’évoquer des possibles non advenus mais repose sur une activité systématique de délimitation et de reconstruction de chemins possibles pour parvenir à dire pourquoi les choses ne se sont pas passées autrement.

Par contraste, dans le sens commun (des élèves, mais pas seulement), la mise en jeu de traces du passé conduit avant tout à produire des savoirs assertoriques qui utilisent ces dernières pour argumenter une explication sans la confronter explicitement et systématiquement à d’autres possibles. En effet, dans le travail scolaire ordinaire, les traces sont généralement appréhendées comme des données qui alimentent des raisonnements fondés sur des modèles de comportements de l’expérience sociale partagée, et dont on n’interroge pas la pertinence explicative. Par exemple, les élèves peuvent appliquer le modèle « misère + injustice = révolte » aussi bien à la période révolutionnaire française de la fin du XVIIIe qu’à la situation de la population tunisienne au début du XXIe. Or, de telles explications se suffisent généralement à elles-mêmes et constituent par là des obstacles épistémologiques (Doussot et Fink, 2019, p.

162 93) : il est inutile d’explorer d’autres possibles puisque l’explication fournie est convaincante et partagée. L’effort proprement scientifique d’un point de vue historique réside alors dans le dépassement de cette première satisfaction, par la recherche de données ou de modèles qui entrent en tension entre eux, tension qui conduit à reconstruire le problème en fondant en raison l’explication retenue par relation aux autres explications possibles examinées et critiquées.

Si la rupture bachelardienne entre savoirs assertoriques et savoirs apodictiques, entre savoirs ordinaires et extraordinaires, mise en avant par M. Fabre (cf. notre chapitre III précédent) ou encore par C. Orange et al. (cf. Orange et Orange Ravachol, 2019), fonde également un certain nombre de didactiques qui s’intéressent au paradigme de la problématisation, comme nous venons de le mettre en évidence pour la didactique de l’histoire, nous verrons plus loin que, pour la didactique de la lecture littéraire, notamment en lien avec les travaux récents sur le sujet lecteur, le bien-fondé d’une telle rupture est à questionner autant pour des raisons épistémologiques qu’éthiques. Nous aurons alors à interroger cette notion d’apodicticité des savoirs pour penser la possibilité d’une problématisation littéraire en continuité avec les recherches didactiques en littérature.

2.4. Les savoirs scientifiques : des savoirs problématisés qui ne réduisent pas à la solution des

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