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Des conséquences didactiques et pédagogiques des philosophies du problème

5. La dimension heuristique de la problématisation

6.2. Des conséquences didactiques et pédagogiques des philosophies du problème

Trancher le dilemme du Ménon conduit les différents théoriciens du problème, non seulement à défendre une épistémologie de la recherche, comme nous l’avons vu, mais également à « imaginer des pédagogies du problème » (M. Fabre, 2009, p. 13). La théorie de l’enquête de Dewey se double en effet d’une pédagogie des situations centrée sur les idées de projet et de problème. Bachelard propose de son côté une philosophie de la formation dans laquelle « le sens du problème » occupe une place centrale. Deleuze, même s’il n’envisage pas concrètement comment enseigner ce sens du problème, fait de « l’apprendre » la nouvelle image de la pensée, celle qui est à même de combattre la pensée dogmatique. Quant à Meyer, la manière dont il montre comment la philosophie occidentale a refoulé la notion de questionnement et de problème et, partant, a réifié le savoir, peut servir de cadre pour envisager comment les savoirs scolaires sont affectés eux aussi par ce phénomène de naturalisation. M. Fabre détaille dans plusieurs chapitres de Philosophie et pédagogie du problème ainsi que dans d’autres articles ou ouvrages (2007, 2011, 2019) les conséquences didactiques de ces philosophies du problème. Nous en retiendrons ici trois principales qui nous semblent essentielles pour caractériser le paradigme de l’apprentissage par problématisation.

6.2.1. Contrer la fétichisation des savoirs scolaires qui dilue leur sens et leur saveur

« L’école tombe régulièrement dans le travers dogmatique ou scolastique », affirme M. Fabre (2016, p. 67) en reprenant la pensée de C. Freinet. Le même argument se retrouve sous la plume d’Astolfi qui, dans ce qui sera son dernier ouvrage, déplore que les savoirs scolaires aient perdu toute saveur auprès des élèves (comme des institutions en lien avec l’école d’ailleurs). Comment pourrait-il en être autrement car « les exercices succèdent aux leçons et les évaluations aux exercices, telle une noria didactique sans fin. Ils [les élèves] sont insatisfaits par l’absence d’enjeu théorique au quotidien de l’école » (Astolfi, 2008, p. 33) ? Même les élèves qui rencontrent le plus de difficultés, souffrent d’un tel déficit de sens des savoirs scolaires (Ibid.). Astolfi est un didacticien et un pédagogue souvent cité dans les travaux relatifs au paradigme de l’apprentissage par problématisation (notamment par les didacticien·ne·s des sciences comme C. Orange, D. Orange Ravachol, Y. Lhoste par exemple). En effet, Astolfi (2008, p. 151) fait lui aussi du problème « un concept didactique essentiel pour assurer la saveur

143 des savoirs » ; c’est pourquoi il est plus qu’urgent de remettre la notion de problème au cœur de l’activité didactique (Ibid.). Nulle surprise donc à trouver sous la plume de M. Fabre une référence à la notion de « saveur » des savoirs (2016, p. 67) que l’École doit préserver contre sa tendance au propositionnalisme.

La thèse que défendent la problématologie comme la problématisation, nous l’avons vu, est en effet celle d’un lien essentiel entre savoir, langage et problème. Dans cette perspective, tout savoir constitue une réponse à un problème, mais, comme le met en évidence Meyer, cette réponse, une fois obtenue, refoule le problème auquel elle répond, occultant du même coup son caractère de réponse. D’un côté, ce refoulement du questionnement est un acte positif. En décontextualisant la réponse, il lui confère une validité au-delà de son contexte d’émergence. Cette réponse peut alors servir de base à d’autres questionnements : elle devient par exemple la donnée d’un nouveau problème (Fabre, 2007, paragr. 13). Mais en même temps, ce refoulement est porteur d’illusion car les réponses, oublieuses des questions qui les ont pourtant générées, paraissent décrire le réel tel qu’il se donne immédiatement et indépendamment de toute recherche. Selon M. Fabre (2007, paragr. 14), cette dogmatisation des savoirs mise en exergue par M. Meyer « constitue une clé épistémologique pour comprendre la réification des savoirs scolaires ».

En effet, « dans cette dialectique de décontextualisation et de recontextualisation nécessaire du savoir » (Ibid.), les savoirs savants comme les savoirs scolaires semblent pouvoir se saisir au vol entre les deux contextes problématiques qui les caractérisent : le contexte d’origine et le contexte de réinvestissement. Dans un tel état intermédiaire, ces savoirs n’apparaissent déjà plus comme des réponses et pas encore générateurs de nouveaux problèmes. Ils semblent valoir pour eux-mêmes. Dans la mesure où le rôle de l’École n’est pas de produire des problèmes et des savoirs nouveaux, la tentation institutionnelle est grande alors de chosifier les savoirs à enseigner et à apprendre, de valoriser leur « neutralité » (Ibid.). Ces derniers, coupés de toute référence à des problèmes, courent par conséquent le risque alors de devenir insipides et sans consistance, comme le soulignait également Astolfi (2008).

On pourrait cependant objecter à la conception problématologique du savoir, fait remarquer M. Fabre (2007, paragr. 16), que tout enseignement présuppose inévitablement « une part incompressible de dogmatisme », l’École visant l’apprentissage par les élèves de savoirs jugés pertinents à la fois par rapport à la discipline, leur âge, ses missions, etc. Le paradigme de la problématisation au contraire, fidèle aux théories du problème qui l’ont inspiré, rejette radicalement tout dogmatisme et ce refus constitue même à nos yeux une de ses caractéristiques essentielles. Mettre l’accent sur le sens que donne l’enquête aux savoirs, et ce faisant aux savoirs scolaires, ne consiste pas pour autant, selon M. Fabre (Ibid.), à nier que ces derniers résultent finalement de la découverte de quelque chose de déjà su et institué par la tradition. Mais cette découverte, du point de vue de la problématisation, devrait s’effectuer dans un milieu didactique conçu exprès, dans lequel « les réponses déjà là visent, paradoxalement, à enclencher les questions de l’élève, sans lesquelles il n’y aurait précisément pas d’apprentissage

144 authentique » (Ibid.). L’enjeu de l’apprentissage par problématisation est bien en effet de réactiver les problèmes refoulés par la culture (S. Charbonnier, Entretien avec M. Fabre, 2017, p. 109). Redonner aux savoirs scolaires leur saveur implique donc une triple exigence didactique (et éthique) pour contrer leur fétichisation : il convient « tantôt de revitaliser le savoir en ré-effectuant le questionnement qui lui a donné naissance, tantôt au contraire de refouler temporairement ce questionnement originel pour que ce qui était réponse devienne alors la base d’un nouveau problème et tout ceci sans que le savoir ne retombe pour autant dans cet état intermédiaire ou neutre dans lequel il se chosifierait » (Fabre, 2007, paragr. 16). Se référant à C. Orange, M. Fabre (1999, p. 18) précise ainsi qu’un véritable savoir ne saurait être qu’un savoir opérant, c’est-à-dire un savoir qui permet de s’engager dans le traitement des problèmes, un savoir unifiant intimement un savoir que, un savoir pourquoi et un savoir comment, ce que nous avons déjà évoqué. S’il faut penser le savoir comme réponse, il est tout aussi nécessaire par conséquent de le considérer comme outil (S. Charbonnier, Entretien avec M. Fabre, 2017, p. 108).

6.2.2. Passer d’une logique de l’erreur à une logique de construction des problèmes

Les philosophes du problème ne pointent pas seulement du doigt la fétichisation des savoirs scolaires, ils s’interrogent également sur le statut à réserver à l’erreur. Dans la perspective bachelardienne, le travail sur l’erreur constitue un ressort pédagogique fondamental (Fabre, 2009, p. 140) : en effet, comme nous l’avons évoqué plus haut, l’obstacle épistémologique ne peut être évité puisqu’il est constitutif de la raison. Pour accéder à des savoirs dignes de ce nom, le chercheur comme l’élève doivent donc mener une sorte d’ascèse pour suspendre leurs représentations pétries de sens commun (cf. Fabre, 2013). Même s’il va de soi, comme le souligne M. Fabre, que ce statut positif accordé à l’erreur dans l’apprentissage par la pédagogie d’inspiration bachelardienne fait partie des « heureuses évolutions », le plus important n’est-il pas de construire les problèmes et d’apprendre à le faire (Fabre, 2009, p. 143) ? Deleuze fait ainsi de l’erreur, explique M. Fabre (Ibid., p. 137 et sq.), un des postulats qui caractérisent la pensée dogmatique. Resterait ainsi dogmatique toute raison pédagogique qui resterait persuadée que « les énoncés de problèmes sortent toujours bien formés et complets du livre du maitre » (Ibid., p. 143) ; en effet croire cela renvoie l’erreur à la seule responsabilité de l’élève, à son incapacité à résoudre les problèmes posés pour lui. Or, une solution n’a pas plus de légitimité que l’erreur qui lui fait obstruction : c’est le problème qu’elle solutionne qui lui donne sens (Ibid.).C’est pourquoi, pour la tradition problématologique, le plus important et le plus difficile dans la pensée, c’est la position et la construction de problèmes (Fabre, 2017, p. 74).

Mais encore faut-il savoir poser de « vrais » problèmes, c’est-à-dire « ceux qui tout d’un coup permettent de sortir des apories ou encore de l’insignifiant » (Fabre, 2009, p. 143), tout en s’autorisant à dénoncer les faux et à penser de nouveaux (S. Charbonnier, Entretien avec M. Fabre, 2017, p. 113). Ainsi, il ne suffit pas de mettre un point d’interrogation à l’intitulé de la

145 leçon et de multiplier les questions pour la problématiser et la faire problématiser par les élèves (Fabre, 2009, p. 144). La primauté accordée à l’erreur participe donc, selon Deleuze, des figures de domination notamment propagées par l’École dans la mesure où cette dernière persiste à faire croire que l’essentiel de la pensée est de résoudre les problèmes posés par d’autres, problèmes qui, cela va sans dire, sont forcément bien posés et non critiquables (Ibid., p. 145). Le paradigme de la problématisation revendique donc, comme le promouvait déjà Bachelard, une École qui ait « le sens du problème », expression que M. Fabre emprunte au philosophe des sciences pour titrer son ouvrage de 2016 directement consacré à la problématisation scolaire, Le sens du problème. Problématiser à l’école ?, ouvrage auquel nous nous sommes référée à de nombreuses reprises dans cette partie de notre réflexion.

6.2.3. Apprendre à douter oui, mais avec certitude(s) et de bonne heure…

Avoir le sens du problème ne consiste pas néanmoins à douter de tout. Le paradigme de la problématisation n’est ni hyperscepticisme à l’égard des contenus transmis ni hypercriticisme envers les éducateurs, dangers qui guette l’École aujourd’hui aux prises avec les relativismes, et par conséquent, les dogmatismes de tout crin qui s’érigent en réaction au scepticisme généralisé (Fabre, 2019, p. 6). M. Fabre souligne en effet, en citant Wittgenstein113, qu’« on se fait une fausse idée du doute » (Ibid., p. 224). C’est pourquoi il convient de discerner deux sortes de doute : celui qui est à même d’enclencher le processus d’apprentissage versus celui qui le bloque (Ibid., p. 230). Il revient donc à l’enseignant·e la tâche très difficile de réguler l’articulation du doute et de la certitude dans le questionnement (Ibid., p. 229) : à lui/elle de décider, à chaque moment du cursus de l’élève, ce qui doit être mis en question et ce qui, pour l’instant, relève du hors question.

Nous verrons ainsi dans le chapitre à suivre qu’il n’est pas possible, lors d’une séquence de sciences de la vie, à des élèves scolarisés en cours moyen de problématiser les conditions à l’œuvre dans le phénomène de la digestion sans continuer à prendre appui sur le fondement quasiment métaphysique, pourtant scientifiquement non valide, que « le bon se garde et le mauvais doit être rejeté ». L’apprentissage de l’esprit critique, du doute d’enquête, autrement dit de la problématisation, suppose donc une dialectique du questionnement et du hors question (Ibid., p. 231) comme l’avait déjà souligné Dewey. C’est cette dialectique qui permet d’ailleurs l’accès des élèves à l’apprentissage par problématisation très tôt, et ce dès l’école maternelle, en leur permettant de prendre appui sur ce qu’ils savent déjà pour apprendre à questionner et à construire des savoirs à partir de ce questionnement. M. Fabre s’érige en effet contre la « tendance à la procrastination qui hante les représentations de bien des éducateurs » (2016, p. 35). Il faudrait d’abord que l’élève apprenne ses gammes avant que, devenu grand, il apprenne enfin à problématiser, autant dire jamais...

146 Nous allons ainsi désormais aborder dans notre quatrième chapitre comment, dans différentes disciplines, il est possible d’apprendre à problématiser et ce, dès le plus jeune âge. Ce chapitre à suivre nous conduira également à justifier pourquoi nous avons retenu l’appellation de « savoirs » pour caractériser les contenus d’enseignement à l’école en matière de compréhension, d’interprétation et de lecture des textes littéraires, même si nous n’ignorons pas que certain·e·s didacticien·ne·s du français et de la littérature mettent en doute la pertinence d’une telle désignation pour tenir compte de la diversité et de l’hétérogénéité des « objets » relatifs à ces sous-domaines (cf. notre chapitre II).

À l’issue de notre chapitre III

L’examen du paradigme de la problématisation, sous sa « version » philosophique et épistémologique, telle que l’a formulée M. Fabre, nous permet désormais d’envisager ce paradigme

comme un levier épistémologique pour formaliser

- la « forme » de notre recherche doctorale : nous considérons en effet notre projet de solidarisation des contenus didactiques issus de la psychologie cognitive et ceux issus des théories littéraires de la réception, comme une entreprise de problématisation, d’« enquête » au sens de Dewey et Fabre. Dans le chapitre IV à suivre, nous reprendrons le « losange de problématisation » proposé par Fabre pour définir encore plus précisément l’espace-problème de notre enquête. - la « matière » de notre recherche doctorale, notamment

 La question épineuse des savoirs : La mise en avant, par ce paradigme, de leur caractère foncièrement dynamique et processuel (leur pertinence est issue des problèmes qu’ils permettent de construire et résoudre), permet d’envisager les savoirs, y compris les savoirs

scolaires, comme des outils théorico-pratiques à même de garantir sens, voire saveur aux apprentissages qui les mobilisent. Nous faisons l’hypothèse qu’une telle définition nous

permettra de composer avec la dimension diversifiée à l’école primaire des contenus d’enseignement-apprentissage relatifs à la lecture des textes littéraires (cf. notre chapitre II) dans le cadre de notre projet de solidarisation.

 La question non moins épineuse d’une définition des notions de compréhension et d’interprétation (cf. notre chapitre I) en lien notamment avec la triple dimension du sens (cf. Deleuze) et la conception problématologique du langage (cf. Meyer).

La question des savoirs comme celle de la compréhension et de l’interprétation sont donc l’une et l’autre affaire de sens.

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