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Brève histoire de l’herméneutique

Dans sa présentation du numéro de la revue Critique consacré à l’herméneutique (cf. supra), I. Vultur (2015, p. 451) définit cette dernière comme « l’art de comprendre et d’interpréter ». De la même manière qu’a pu le faire J. Grondin avant elle (2006/2017 – « Introduction »), la chercheuse (Ibid.) distingue trois grands moments dans l’histoire de cet art de la compréhension et de l’interprétation. De l’Antiquité au XIXe, l’herméneutique se définit surtout comme une pratique de lecture qui s’est développée au sein de disciplines relatives à l’interprétation des textes sacrés ou canoniques, à savoir la théologie (hermeneutica sacra), le droit (hermeneutica juris) et la philologie (hermeneutica profana). D’une volonté de résoudre les problèmes techniques de compréhension posés par ces textes sacrés ou canoniques, l’herméneutique se métamorphose ensuite au XIXe, sous l’impulsion de Schleiermacher et Dilthey, en véritable méthode de connaissance des sciences humaines, méthode générale et d’ordre philosophique, censée concurrencer la méthode explicative des sciences exactes (I. Vultur, Ibid.).

Au XXe, l’herméneutique connait un nouvel élargissement en passant de l’épistémologie à l’ontologie : suivant le chemin tracé par Heidegger, Gadamer et Ricoeur conçoivent désormais la compréhension et l’interprétation non seulement comme des moyens de mieux se connaitre soi-même ou de mieux connaitre le monde qui nous entoure mais également comme le mode d’existence par excellence de l’être humain comme sujet (auto)interprétant (Ibid.). Prenant appui sur les travaux de chercheurs contemporains comme J. Grondin et I. Vultur, comme sur ceux plus anciens de Gadamer et de Jauss, penseurs du renouveau de l’herméneutique philosophique ou littéraire au XXe., nous allons désormais explorer plus avant chacun de ces trois moments de l’histoire de l’herméneutique afin d’approfondir le faisceau de questions que soulèvent les notions de compréhension et d’interprétation. Précisons que notre détour historique, par sa brièveté, pourra être jugé quelque peu approximatif pour tout spécialiste de l’herméneutique. Il s’agit surtout pour nous de compléter les premiers éléments définitoires que nous avons esquissés plus haut afin qu’ils nous servent de repères pour notre problématisation de ce couple conceptuel tout au long de notre thèse.

41 3.1. Quand la compréhension et l’interprétation sont à la fois affaire de normes et

d’actualisation

Chacun de leur côté, Jauss (1988/2017), Grondin (2006/2017) ou I. Vultur (2017) tiennent à rappeler l’étymologie grecque du terme « herméneutique » pour souligner combien cette activité est intrinsèquement liée, dès son origine, à la question du langage et du sens, comme nous l’avons déjà évoqué. Le verbe ἑρμηνεύειν39, qui signifie à la fois « exprimer », « expliquer » et « traduire » (cf. Jauss, 1988/2017, Introduction), montre que l’herméneutique concerne aussi bien le processus d’élocution, de production du sens que celui de sa réception, de sa compréhension. Si, aujourd’hui, nous ne parlons d’herméneutique que pour caractériser le second processus qui remonte du discours à la pensée, chez les Grecs, notamment Aristote, le terme même d’herméneutique sert surtout à désigner l’énoncé, la proposition qui affirme quelque chose (cf. Vultur, 2017, Introduction). Dans cette perspective, effort rhétorique pour s’exprimer et effort herméneutique pour expliciter le sens sont indissociables : dans les deux cas, en production, comme en réception, l’attribution d’un sens est synonyme de clarté et d’évidence afin d’en permettre le partage (cf. Grondin, 2006/2017, chap. I). L’herméneutique est par conséquent inséparable de la question de la normativité : des règles sont nécessaires aussi bien pour légiférer la production de sens que sa compréhension et son interprétation, d’autant plus quand il est question de la réception de textes sacrés.

Comme J. Grondin (Ibid.) le rappelle, si l’adjectif ou le substantif « herméneutique » existe bien dans l’Antiquité, le terme même n’apparait comme tel en langue latine pour désigner cette discipline qu’au XVIIe s. avec le théologien Dannhauer, qui l’utilise pour titrer son ouvrage Hermeneutica sacra sive methodus exponendarum sacrarum litterarum. Ce titre, poursuit Grondin (Ibid.), résume pourtant à lui seul l’orientation initiale de l’herméneutique dès ses origines : interpréter un texte, qui plus est de nature religieuse, nécessite une méthode pour l’expliquer (exponere) quand son sens, trop obscur pour un profane, risque fort d’entrainer ce dernier dans des erreurs d’appréciation, et ce faisant, dans des errances hérétiques. Ainsi les Pères de l’Église, d’Origène à Saint Augustin, n’ont eu de cesse de veiller à l’établissement d’un sens unitaire du message biblique par-delà la diversité et l’hétérogénéité de ses avatars textuels.

Mais, bien avant que n’apparaissent les problèmes d’exégèse chrétienne posés par la Septante puis la Vulgate pour réunir en un tout cohérent l’Ancien et le Nouveau Testament, les Grecs, notamment les Stoïciens, ou encore les bibliothécaires d’Alexandrie, ont eu fort à faire de leur côté pour préserver la pertinence du texte homérique (Vultur, Ibid.). Comment demander aux hommes de tendre vers l’ἀρετή en toute occasion quand l’Iliade, texte de référence dans l’éducation de tout futur citoyen hellène, met en scène des comportements divins, proprement scandaleux ? C’est là que se situe, selon Jauss (1988/2017 – « Introduction »), la première

39 Précisons que le verbe hermeneuein n’a rien à voir avec le prénom du dieu Hermès, même si ce rapprochement est plus que tentant puisqu’Hermès, en tant que messager du Mont Olympe, est l’interprète par excellence des volontés divines, aussi diverses et sibyllines soient-elles.

42 séparation entre sensus litteralis et sensus allegoricus, avant même celle théorisée par Origène, puis Saint Augustin. En effet, pour conférer aux poèmes d’Homère une vertu édificatrice, les Stoïciens proposent d’interpréter de manière allégorique l’attitude des dieux de l’Olympe comme celle des héros de l’Iliade à l’aune des « sciences naturelles » de l’époque, le caractère de chaque personnage s’expliquant désormais en fonction de la puissance cosmique qu’il incarne (Agamemnon se voit identifié à l’éther, Pâris, à l’air, etc. ; cf. Vultur, Ibid.).

Il nous a semblé important de nous arrêter quelques instants sur les origines de l’herméneutique car celles-ci mettent en évidence une distinction que nous jugeons fondamentale quand il est question de compréhension et d’interprétation, à savoir la distinction entre « sens littéral » et « sens figuré » (ou allégorique). Comme nous le verrons dans la suite de notre thèse, les travaux théoriques anglo-saxons liés à la psychologie cognitive montrent depuis une quarantaine d’années qu’il n’existe finalement pas de compréhension « littérale » dans la mesure où la saisie de la signification d’un énoncé, qu’il soit écrit ou oral, nécessite pour l’individu d’aller bien au-delà de ce que disent ses mots. Nous montrerons aussi que certains travaux didactiques français (comme ceux de l’équipe de M. Bianco), se réclamant de ce postulat théorique, continuent pourtant à faire la promotion pour l’école primaire d’un enseignement d’une compréhension essentiellement « littérale », repoussant l’apprentissage de l’accès à la dimension symbolique des textes à des niveaux scolaires ultérieurs. Nous faisons appel à des guillemets dans notre recours à l’adjectif « littéral » tant celui-ci est polysémique et ne désigne finalement pas toujours la même chose. Ainsi, si nous ne partageons pas les recommandations de M. Bianco et al. – nous expliquerons en effet dans nos parties II et III pourquoi il ne semble pas possible d’apprendre à comprendre-interpréter un texte si l’on n’exploite pas ses virtualités symboliques –, nous montrerons avec M. Fabre (2019, p. 96 et sq. ; p. 101 et sq.) qu’il est néanmoins possible de réhabiliter la notion de « sens littéral » en particulier en termes de didactique. En effet, M. Fabre, à la suite de sa lecture des travaux d’U. Eco, considère le sens littéral comme ce niveau de sens partagé qui, jouant un rôle d’étalon, rendrait le dialogue possible entre diverses interprétations a priori hétérogènes.

Outre ce nouveau couple conceptuel sens littéral/ sens figuré que l’histoire des origines de l’herméneutique nous a permis de mettre en évidence, les problèmes posés par la « sauvegarde » du sens canonique des textes homériques ou bibliques mettent en évidence deux autres faisceaux de questionnement relatifs aux notions de compréhension et d’interprétation. Premièrement, qui dit normes et méthode, présuppose inévitablement un certain de degré de spécialisation pour les mettre en œuvre, notamment quand il s’agit d’accéder à la dimension allégorique du texte examiné. Nous avions déjà évoqué de manière succincte cet aspect lors de notre examen des définitions proposées par le site du CNRTL. C’est justement en réaction à cette idée de spécialisation, voire de sophistication dans le maniement des sens allégoriques de la Bible, qui impose un intermédiaire entre le profane et le texte divin, que Luther va défendre l’idée que chaque chrétien est en mesure de comprendre par lui-même le sens littéral du verbe divin et de l’appliquer à sa propre existence sans passer par l’aval d’une tradition séculaire d’interprétation (Gadamer, 1976/1996, p. 283-284 ; cf. Jauss, 1988/2017, Introduction). Nous

43 reviendrons sur cette question de technicité, de méthode et de spécialisation quand nous aborderons les choix didactiques émanant des propositions inspirées par la psychologie cognitive ou par le domaine des études littéraires, notamment lorsque nous aborderons les notions de « stratégies de lecture » et de « lecture littéraire ». Nous verrons que la compréhension et l’interprétation restent encore envisagées de manière antithétique à l’école primaire, notamment dans les programmes scolaires, la première, se réduisant parfois bien vite sous la plume institutionnelle, à une affaire de compétences techniques objectivables et la seconde à une dimension subjective, et donc difficilement enseignable à ce niveau scolaire, car trop difficile à circonscrire.

Deuxièmement, la volonté de légiférer le sens d’une œuvre passée, du moins de s’assurer que le sens qui en est perçu est bien en accord avec celui décidé par ses herméneutes spécialisées pose en creux de la question de la normativité du sens celle de son actualisation. En effet, dès que la réception du texte homérique s’est trouvée séparée de plusieurs siècles de la tradition orale qui avait contribué à faire connaitre la mythologique Guerre de Troie, s’est posée la question de la survivance de son message auprès d’un public dont les aspirations et les valeurs avaient radicalement changé. Un constat s’impose alors : la question du sens qu’il convient de retenir n’intervient en fait que dans un second temps car ce qui surgit toujours en premier lieu, c’est d’abord la question du sens qui serait encore à même de parler à un public éloigné du contexte de production de l’œuvre. Nous montrerons dans notre grande partie III combien cette notion d’actualisation est centrale aujourd’hui en didactique de la littérature (via la question des valeurs notamment), en lien avec les théories sémiotiques et littéraires de la réception ou encore les réflexions contemporaines de chercheurs comme Y. Citton ou J.-L. Dufays par exemple.

3.2. Quand la compréhension et l’interprétation sont affaire de recollection d’un sens « objectif »

Jusqu’au XIXe siècle, l’herméneutique reste « un type de pratique textuelle locale » selon les mots de la chercheuse I. Vultur (2017, Ibid.), propre aux spécialistes des textes sacrés et juridiques à qui on fait appel quand des passages sont trop ambigus ou choquants. Avec Schleiermacher s’opère un premier changement majeur dans la manière d’envisager la compréhension et l’interprétation. En effet, selon ce théologien, il faut penser désormais ces activités, non pas comme des pratiques afférentes à des textes particuliers, mais comme des opérations inextricablement solidaires, déjà à l’œuvre dans toute conversation ordinaire (Gadamer, 1976/1996, p. 271). L’interprétation n’est donc plus envisagée comme un moment accessoire qui viendrait se surajouter exceptionnellement à la compréhension mais « tous les problèmes de compréhension sont [désormais considérés] comme des problèmes d’interprétation » (Ibid., p. 299), « l’interprétation [étant] la forme explicite de la compréhension » (Ibid., p. 493). Gadamer ou I. Vultur ont certainement raison de considérer la proposition de Schleiermacher comme radicalement révolutionnaire car penser la relation entre

44 compréhension et interprétation reste aujourd’hui encore un point d’achoppement des modèles théoriques et didactiques qui se sont efforcés ces vingt dernières années de penser ces notions, notamment dans le cadre de l’école primaire. Le constat de ces difficultés, comme nous l’avons mentionné dans notre introduction générale, est à l’origine de notre recherche doctorale. Rappelons par ailleurs qu’un des objectifs principaux de notre thèse est de proposer un modèle didactique adossé au paradigme de la problématisation à même de formaliser l’articulation de ces deux notions (cf. notre hypothèse de recherche 3 – Introduction générale).

Dilthey, au tournant des XIXe et XXe, enrichit l’herméneutique d’une tâche nouvelle (cf. Grondin, 2006/2017, chap. II) en définissant la compréhension comme méthode de connaissance commune à toutes les sciences humaines (la littérature, l’histoire, la philosophie, la théologie). Si la compréhension peut être caractérisée comme telle selon lui, c’est certes parce que, dans la lignée de la réflexion de Schleiermacher, cette activité, désormais spécifique des sciences humaines, s’enracine dans la quête de sens propre à toute existence. Mais, s’intéressant plus spécifiquement à l’interprétation des textes, Schleiermacher avait proposé de considérer cette dernière comme la reconstruction du sens voulu par l’auteur dans la perspective de « comprendre [ce dernier] mieux qu’il ne s’était compris lui-même », suivant sa célèbre formule (Gadamer, 1976/1996, p. 311). Dilthey applique à la connaissance historique la même méthode : il s’agit de se transposer dans le passé pour mieux appréhender les périodes qui nous précédés (cf. Vultur, Ibid.). Si nous évoquons les propositions de Schleiermacher et de Dilthey, c’est parce qu’elles vont influencer longtemps l’enseignement de la littérature qui, jusqu’à l’émergence des théories structuralistes et même bien au-delà, va être pensé par rapport à cette intention de l’auteur qu’il s’agirait de retrouver pour comprendre-interpréter le texte. C. Tauveron (2001) pense même qu’une telle conception reste grandement partagée au début du XXe par bon nombre d’enseignant·e·s de l’école élémentaire.

Si cette affirmation mériterait certainement d’être nuancée, il nous semble en revanche que la manière dont certaines théories issues de la psychologie cognitive ou de l’esthétique de la réception conçoivent la compréhension-interprétation d’un texte reste marquée par le postulat hérité de Schleiermacher et Dilthey suivant lequel il existerait un sens « objectif » du texte, transcendant à sa lecture, même si ce dernier ne pourrait pas être concrétisé comme tel sans l’activité du lecteur. Nous verrons ainsi dans notre partie II que les propositions didactiques émanant des théories de la psychologie cognitive envisagent essentiellement la compréhension comme cette activité visant à (re)construire la cohérence du texte lu comme si cette dernière en était une propriété immanente, et non pas d’abord un acte de projection du lecteur. Dans notre partie III, nous montrerons comment la didactique de la littérature s’est au contraire affranchie peu à peu de ce postulat, notamment en lien avec des recherches comme celle d’Y. Citton qui, dans la lignée de S. Fish, R. Rorty ou M. Charles, remet en cause l’existence « objective » d’un sens inhérent aux structures du texte.

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