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L’articulation des données et des conditions dans un cadre, une modélisation générique sous forme de losange générique sous forme de losange

Pour qu’un questionnement devienne un véritable problème, il est nécessaire de croiser deux dimensions : une dimension horizontale qui englobe les orientations de la position, de la construction et de la résolution du problème ; une dimension verticale consistant à articuler dans un cadre, les données et les conditions du problème, composants que nous avons rapidement désignés précédemment comme matière et forme du problème.

3.1. L’articulation des données et des conditions

Pour spécifier plus particulièrement en quoi consiste l’articulation des données et des conditions, M. Fabre détaille assez longuement dans plusieurs de ses articles ou ouvrages (2017, p. 30-31 par ex.) en quoi le pari du célèbre personnage de Jules Verne, Phileas Fogg, relève d’une véritable problématisation : nous avons choisi de retenir cet exemple pour notre sous-partie car, outre sa dimension illustrative, il est choisi au sein de la littérature (sic).

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3.1.1. Des données qui ne se donnent pas mais se construisent

Rappelons le problème de notre fameux gentleman britannique : il ne s’agit pas pour lui de faire du tourisme, mais de réaliser le tour du monde en quatre-vingts jours pour gagner le défi qu’il a lancé à ses pairs du Reform club. Certes, tel un touriste, il consulte les horaires de chemins de fer et de navigation, mais cette consultation n’est pas soumise aux mêmes impératifs : son problème n’est pas de voir du pays mais d’être le plus rapide possible. L’on voit bien ici que la matière d’un problème ne se donne jamais ipso facto : « le réel n’est jamais donné, et constater cela revient à affirmer que la réalité pose question et ne se « donne » que comme problème » (Meyer, 2000, p. 196).

Puisque « tout fait n’est en réalité que l’élément d’un problème » (Fabre, 2009, p. 118), les données sont à construire en fonction du problème que pose et construit le sujet ; P. Fogg construit ses données en fonction de son problème, en l’occurrence un problème d’optimisation temporelle. De même, dans une enquête policière, tout ne fait pas indice sur la scène du crime : il revient au détective de déterminer lui-même quels éléments sont dignes d’intérêt pour son enquête, c’est-à-dire peuvent accéder au statut d’indices, de matière pour résoudre le problème. On comprend que la pertinence ou la relevance (critères sur lesquels nous reviendrons plus loin dans notre thèse) constituent ici des catégories fondamentales (Fabre, 2009, p. 28 ; Fabre et Musquer, 2009a, p. 113). Bien construire son problème, c’est d’abord se donner des références pertinentes.

3.1.2. Des conditions qui régulent la construction des données

Phileas Fogg doit donc construire un itinéraire (c’est-à-dire sélectionner des données adéquates) lui permettant de respecter le but qu’il s’est fixé. Aller le plus vite possible nécessite ainsi de respecter certaines règles, certaines normes, c’est-à-dire certaines conditions : ne pas perdre de temps entre deux correspondances ; réduire de concert les durées et les distances en prenant à la fois le chemin le plus rapide et le plus court. On voit bien ici que le choix des données se fait en fonction des conditions : Fogg ne cumule pas dans un premier temps toutes les données temporelles et spatiales pour les relire dans un second temps en fonction des règles qui président à la résolution de son problème. Problématiser ne relève pas d’une logique d’inventaire du réel ; apprendre quelque chose de nouveau sur celui-ci ne peut se faire sans une enquête et des règles qui donnent forme à cette enquête.

C’est pourquoi M. Fabre (2016, p. 21) souligne à quel point la dimension verticale de la problématisation est fondamentale. Celui qui enquête peut multiplier à souhait les constats ; mais s’il ne cherche pas de conditions, il ne trouvera jamais la solution puisque ces constats ne pourront pas être construits comme données pertinentes, significatives de son problème : aussi M. Fabre écrit-il que « les conditions sont à prendre comme des conditions de possibilité. La réponse au problème ne constituera véritablement une solution que si et seulement si elle

119 respecte ces conditions. Les conditions définissent donc la forme que doit prendre cette solution même si on en ignore encore le contenu » (Fabre, 2009, p. 32).

Les conditions rendent par conséquent la solution intelligible comme telle, cette dernière ne pouvant résulter de la simple récollection des données (Fabre, 2015, p. 49). Le but de toute problématisation est en effet de fonder la solution trouvée en raison indépendamment de sa réussite fonctionnelle pour tel problème (Fabre, 2009, p. 29). Sans cette rationalité de la solution, celle-ci ne sera d’aucune utilité pour le futur si on ne sait pas pourquoi elle est solution.

3.1.3. Des différences de statut logique entre données et conditions

Les données et les conditions n’ont pas le même statut logique : les données sont ce qu’elles sont mais pourraient être différentes en fonction d’autres conditions ou d’un autre problème. Elles donnent donc lieu à un jugement assertorique : on en constate seulement la vérité ou la fausseté, la présence ou l’absence. Les conditions, de leur côté, relèvent de la nécessité, c’est-à-dire d’un jugement apodictique. Dans le voyage entrepris par Phileas Fogg, certaines données prévues en amont seront en réalité absentes au moment du voyage, certaines routes n’étant plus ou pas encore empruntables ; Fogg sera donc obligé d’inventer de nouvelles données. En revanche, il ne lui sera pas possible de déroger à la nécessité de continuité spatio-temporelle qui pèse sur la réussite de son pari (Fabre, 2017, p. 31).

M. Fabre explique également qu’on peut « concevoir toute une hiérarchie de conditions emboitées les unes dans les autres » (2009, p. 114). Dans une enquête policière par exemple, la recherche d’indices est guidée par un ensemble de normes : certes, le détective est guidé dans sa formulation d’hypothèses probantes par ses connaissances sur les habitudes des criminels, mais il ne peut pas uniquement se contenter d’aveux comme preuve de ce qu’il avance ; il lui faut trouver des preuves matérielles (normes de l’enquête scientifique) et respecter les droits du suspect (normes juridiques). Même si ces normes n’ont pas toutes le même statut (les premières sont plutôt de type pragmatique tandis que les secondes relèvent plutôt de considérations déontiques), on voit bien qu’elles constituent un ensemble « feuilleté », un ensemble organisé de chaines (2006b, p. 21) ou de séries (2017, p. 16), qui va présider au choix et l’organisation des données ainsi qu’à leur articulation pour parvenir à inférer des hypothèses explicatives pertinentes.

Par ailleurs, si la problématisation est certes « une pensée contrôlée par des normes » (2009, p. 115), cela ne signifie pas pour autant que ces conditions doivent être considérées comme absolues ou transcendantes à l’enquête : « c’est plutôt l’expérience qui les tire de son propre fond pour s’autoréguler » (Fabre, 2009, p. 115). Elles peuvent changer de fonction selon le contexte. Ainsi certaines conditions juridiques ayant présidé à la régulation d’une enquête policière peuvent se voir remises en question par une délibération ultérieure qui fera désormais apparaitre celles-ci comme problématiques.

120 3.2. Une problématisation qui se développe à l’intérieur d’un cadre

Cette articulation des données et des conditions du problème se fait nécessairement au sein d’un cadre, c’est-à-dire une instance à la fois normative et interprétative qui « définit ce à quoi il convient de donner statut de donnée, statut de condition et de solution » (Fabre, 2016, p. 23).

3.2.1. Un cadre explicatif de nature épistémologique

On ne problématise généralement pas dans un seul cadre ; ce dernier peut s’interpréter de différentes manières, comme le fait remarquer M. Fabre dans son entretien avec S. Charbonnier (2017, p. 115). Il met tout d’abord en évidence la dimension épistémologique du cadre : celui-ci est ce qui détermine les conditions d’acceptabilité des questions que l’on se pose et des réponses que l’on propose, il définit ce que veut dire expliquer dans telle ou telle discipline ; en effet, expliquer en mathématiques ne satisfait pas aux mêmes exigences qu’en philosophie (Fabre, 2017, p. 36-37). M. Fabre, fervent lecteur de l’univers romanesque et théorique d’U. Eco, prend souvent appui sur le roman Le Nom de la rose105 pour exemplifier ce que peut être une problématisation véritable, en littérature notamment. M. Fabre explique ainsi que Bernardo Gui et Guillaume de Baskerville ne mènent pas du tout le même type d’enquête sur les meurtres commis à l’abbaye ; chaque personnage a son propre système explicatif qui le conduit à privilégier tel ou tel indice qui n’a pas nécessairement de valeur pour l’autre. Aussi B. Gui n’a-t-il foi que dans les aveux extorqués sous la torture puisque l’enquête qu’il mène s’inscrit dans un cadre théologique de nature inquisitoriale tandis que G. de Baskerville, fidèle aux principes de la méthode scientifique, n’accorde crédit qu’aux preuves matérielles. Ces deux enquêteurs, comme l’illustre bien d’ailleurs le film tiré du roman, ne peuvent pas du tout se comprendre puisqu’ils ne confèrent pas statut de données ou de conditions aux mêmes éléments. Il en va ainsi, selon M. Fabre (Ibid.), de bien des débats qui saturent aujourd’hui l’espace public : peuvent-ils être autre chose que des « dialogues de sourds » puisque chaque interlocuteur ne partage pas le cadre explicatif de l’autre ?

La valeur épistémologique du cadre ne peut donc se penser indépendamment de la discipline dans laquelle il s’inscrit : M. Fabre précise ainsi (Ibid.) que la problématisation en sciences ne peut pas avoir tout à fait les mêmes caractéristiques qu’en philosophie, en arts et en l’occurrence en littérature. Nous y reviendrons.

105 Le Nom de la rose, paru en 1980, est traduit en français en 1982. Il sera adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud en 1986, avec Sean Connery dans le rôle de Guillaume de Baskerville.

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3.2.2. Un cadre de nature socio-institutionnelle

Le cadre peut également s’interpréter comme un système d’attentes, social ou institutionnel dans la mesure où « il fixe la représentation de la réalité, oriente la perception et influence la conduite » (Ibid.). Reprenant les travaux de Goffman (1991)106, M. Fabre prend l’exemple d’une conférence réalisée lors d’un colloque scientifique ; le déroulement d’une telle conférence obéit à un cadre qui définit le comportement attendu des acteurs et permet d’accorder une signification à tel ou tel aspect ; ainsi les auditeurs savent qu’ils doivent attendre la fin de l’exposé de l’intervenant pour lui poser des questions. C’est généralement quand ce cadre est perturbé que les acteurs prennent conscience de son existence : imaginons la surprise, voire le désarroi des auditeurs, si le conférencier répondait à son téléphone au beau milieu de son intervention ou se levait pour exécuter un pas de deux. Nous voyons que le cadre habituel à un tel exercice ne permettrait plus d’interpréter ces comportements.

Dans le cadre scolaire, une bonne part du « métier d’élève » consiste alors, précise M. Fabre (2016, p. 23), à décoder le système d’attentes de l’enseignant·e pour savoir quel type d’activité et quelle posture intellectuelle il doit adopter. Comme nous l’avions évoqué plus haut avec l’exemple du problème d’arithmétique, le cadre adopté par l’élève pour déterminer ce qui a valeur de normativité peut entrer en conflit avec les propres présupposés de l’enseignant·e. Problématiser exige donc un cadre commun, même si ce cadre est lui aussi, comme les conditions, « feuilleté » (Fabre, 2009, p. 103), c’est-à-dire composé de différents niveaux emboités les uns dans les autres.

M. Fabre propose de modéliser la double dimension de la problématisation, à la fois verticale et horizontale, à l’aide d’un losange, modélisation que nous reproduisons ici :

Figure 1. Le losange de la problématisation (d'après M. Fabre, 2016, p. 21)

Précisons que cette modélisation du paradigme de la problématisation sous forme de losange va jouer un rôle décisif tout au long de notre thèse. D’une part, d’un point de vue épistémologique et méthodologique, elle va donner forme à notre projet de solidarisation des

122 définitions des notions de compréhension et d’interprétation, ainsi que des savoirs à maitriser à l’école primaire en lien avec ces dernières, à partir des apports respectifs issus de la psychologie cognitive ou des théories littéraires de la lecture (deuxième et troisième grandes parties de notre recherche). D’autre part, nous envisagerons dans la dernière partie de notre thèse une séquence d’enseignement consacrée à la « lecture littéraire » d’une nouvelle en classe de cycle 3 à partir de cette même modalisation.

4. La problématisation, un processus réflexif qui exige une pensée qui veille et

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