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3-5-4 – S’extirper des blocages du terrain

L’activité professionnelle d’une personne est sans doute à étudier comme un processus biographique et même identitaire. Everett Hughes187 a plusieurs fois écrit que c’était la personne elle-même qui était la mieux placée pour décrire et analyser son travail. Ce dernier s’inscrit dans une trajectoire, un cycle de vie qui permet de comprendre comment un sujet humain en est arrivé à faire ce qu’il fait. L’expression de « drame social du travail » rend bien compte de ce point de vue qui implique qu’on comprenne la subjectivité biographique des gens concernés188.

Lors de notre rencontre avec un des responsables du double diplôme DEIS et Master AES à Montpellier, nous avons pu mesurer que certains intervenants sociaux présentent le DEIS pour se sortir des problématiques souvent vécues comme inextricables sur le terrain.

« Certains viennent parce qu’ils vivent des blocages sur leur terrain, pour s’en sortir, voire des

candidats qui veulent sortir du secteur social, prendre des marques pour un changement professionnel ». (Immersion).

Armand vient avant tout en formation afin de réfléchir sur le contexte général actuel et s’extirper d’une organisation qui peut revêtir des aspects figés, enfermants :

« Dans mon organisation, ils ont eu un truc de recherche, ils font des promotions, des bourses

pour des thèses ; il y a tout un prêt-à-penser fourni au plus haut dans l’institution qui m’inquiète un peu. Je veux pouvoir monter en capacité. Cela veut dire que si on m’amène du prêt-à- travailler ou du prêt-à-penser, je veux pouvoir amener des éléments plus importants. Il y a des choses qui peuvent être intéressantes, je ne suis pas dans le contre modèle. Mais c’est le seul modèle qu’on a, des instances de réflexion, il y a des réformes du pilotage du dispositif parentalité, c’est pensé dans l’institution mais au niveau des enjeux politiques. Une réflexion sur le fond, ce qui est devenu la politique parentalité, l’ambivalence qu’il y a entre la police des familles et les compétences parentales, "peanuts", il y a un entrefilet dans notre revue interne qui est le journal entre guillemets de recherche de la boîte. Il n’y a pas vraiment de prise de recul, pas pour critiquer, mais pour analyser, élucider, voir les choses qui se passent et prendre les meilleures options pour le public et pour la boîte. Donc la reprise de formation c’est pour cela. Je pense que ça peut être une boîte qui peut être sclérosante…Prendre un peu d’air frais, la baraque qui est tout le temps fermée, eh bien au bout d’un moment ça sent les vieilles chaussettes. Voilà, je n’ai pas envie de sentir la vieille chaussette toute ma vie professionnelle. Je veux pouvoir me sentir d’un point de vue professionnel (rires) ».

Une position nous est révélée par ces étudiants et nous apparaît importante dans des changements sociaux potentiels qu’ils pourraient dynamiser en occupant des postes d’ingénieurs et d’experts de l’intervention sociale, celle que Philippe Malrieu appelle celle des initiateurs : « Ils ont le sentiment actif des contradictions qui existent dans les organisations et les

186 Pascal NICOLAS-LE STRAT, Conflit et négociation, Intervention lors de notre immersion,

Montpellier, mardi 15 janvier 2012.

187 Everett HUGHES, Le regard sociologique, op. cit., page 251. 188 Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, op. cit., page 95.

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institutions, ils en recherchent les origines, ils critiquent les représentations sociales qui les légitiment dans l’opinion commune, ou qui les camouflent. Ils construisent un nouveau système de valeurs pour défendre les innovations qu’ils préconisent, et des plans d’action collective pour les réaliser (…) Il s’agit aussi, pour les sujets, de se préserver de la dépersonnalisation par l’élaboration d’un nouveau système de valeurs qui les libère de leurs contradictions internes au travers de la restructuration des normes sociales »189.

Mylène a vécu un blocage tel qu’elle prépare le DEIS pour comprendre ce qui lui est arrivé. Elle raconte :

« On a subi des positionnements institutionnels qui étaient hyper maltraitants. Ils ont d’ailleurs

reconnu que c’était eux qui nous ont mis dans cette situation. Tout en ne reconnaissant pas l’accident de service. Mais quand j’ai écrit cela, (…) je me suis dit « il te faut le travailler, comprendre d’où ça vient, comment une institution en arrive là ». Quand je suis allée voir la présentation du DEIS, je me suis dit : « c’est cela ce qu’il me faut ». J’ai demandé la formation, j’ai dit : « c’est après un incident grave de carrière, avec engagement de la responsabilité de l’institution et je veux m’en sortir… » C’est mon institution qui finance en entier. Pour moi, la motivation profonde, c’est comprendre ; à une autre échelle, prendre de la hauteur pour voir comment les choses s’imbriquent, comment ils peuvent en arriver là ».

Comme Bernard Éme, nous pouvons faire le constat que : « bien souvent, les organisations exigent toujours plus de coopération et de communication entre leurs salariés, mais demeurent quant à elles de "grandes muettes", laissant béants les rapports sociaux de reconnaissance190. Lors de cette étape de notre travail, nous avons pu vérifier que les "déisien-ne-s" ont le souci d’appréhender et de comprendre les enjeux des organisations qui les emploient, de saisir et de s’emparer de la dimension politique des contextes de leurs interventions, de comprendre les changements des politiques sociales. Ce sont aussi pour ces raisons qu’ils ont entrepris de faire des études plus poussées afin de pouvoir espérer ensuite être force de proposition, « d’espérer mettre en place des dispositifs plus opérationnels, à la fois dans le sens des politiques institutionnelles et dans celui des publics »191.

Nous allons à présent présenter les différents ressorts de la reprise d’études qui se sont dégagés de notre recherche afin d’établir le lien avec l’ensemble des parcours étudiés et de corroborer ainsi l’hypothèse que cette reprise d’études s’inscrit dans un rapport au savoir construit dans une singularité de parcours.

189 Philippe MALRIEU (sous la direction de), Pour une étude interdisciplinaire des changements sociaux,

dans Dynamiques sociales et changements personnels, Éditions du CNRS, Paris, 1989, page 261.

190 Bernard ÉME, Jeunes salaries en quête de respect, Revue Sciences Humaines, n°172, 2006, page 46. 191 Corinne SARRAZIN dans Les ingénieurs sociaux en décalage avec les impératifs gestionnaires,

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3-6 – LES RESSORTS DE LA REPRISE D’ÉTUDES

Les personnes ont obtenu leur diplôme professionnel initial en moyenne, depuis près de 16 ans. Une période longue si nous rappelons que le DEIS peut se présenter trois ans après l’obtention d’un diplôme professionnel ou 5 ans après un autre diplôme universitaire. Le financement de cette formation est un des critères du temps d’attente vécu afin de préparer ce diplôme. La moitié d’entre eux avaient cependant repris des études entre ce diplôme et le DEIS. Les gens se sont construits une carrière singulière -étayée par des incursions en formation- au sens sociologique. La notion de "carrière" a été introduite par les chercheurs de l’École de Chicago. Everett Hughes, comme Howard Becker, ne limitent pas l’usage de la notion de carrière au domaine du travail. Ils l’élargissent et lui donnent le sens d’un : « parcours ou d’une progression d’une personne au cours de la vie (ou d’une partie donnée de celle-ci) »192. D’ailleurs Howard Becker nous indique que « la notion de carrière désigne les facteurs dont dépend la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu »193.

Pour Erving Goffman « l’intérêt du concept de carrière réside dans son ambiguïté. D’un côté, il s’applique à des significations intimes, que chacun entretient précieusement et secrètement, image de soi et sentiment de sa propre identité ; de l’autre, il se réfère à la situation officielle de l’individu, à ses relations de droit, à son geste de vie et entre ainsi dans le cadre des relations sociales »194. À côté de voies qui paraissent toutes tracées, il « existe divers moyens de permettre des réorientations, reconversions, redéfinitions d’activité, au fur et à mesure de l’avancée en âge des personnes et de l’évolution inévitable des institutions de travail »195.

Nous allons nous intéresser à présent de plus près à ce qui engendre chez les étudiants DEIS et Master une reprise d’études et comment elle s’inscrit dans leur carrière au sens défini précédemment. Nous avons remarqué durant les entretiens une volonté permanente de formation dans l’exercice de leur profession. Il a pu s’agir de formations internes ou externes, diplômantes ou non, courtes ou plus longues. Cette posture provient tout autant d’un cheminement personnel que d’un souhait d’élargir des connaissances, de se réactualiser par rapport à son travail.

Par ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, les narrateurs de l’échantillon proposé ont en moyenne 43 ans. C’est une période qui correspond au « mitan de la vie », c’est le « moment existentiel, approximatif dans ses délimitations chronologiques, à partir duquel, chez l’adulte, il y a déplacement de la perception du temps, allant du temps déjà vécu vers le temps restant à

192 Everett HUGHES, Le regard sociologique. Essais choisis, Éditions de l’École des Hautes Études en

Sciences Sociales, Paris, 1996, page 175.

193 Howard S. BECKER, Outsiders, Éditions Métailié, Paris, 1985 (1963 pour l’édition originale), page

47.

194 Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur les conditions sociales des malades mentaux, Éditions de

Minuit, Paris, 1968, page 179.

195 Claude DUBAR, Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, Éditions Armand Colin, Paris, 1998,

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vivre »196. Autour de la quarantaine, les personnes commencent à anticiper certaines pertes. Après s’être engagé à long terme, des choix difficiles et des compromis peuvent être ressentis comme des freins. On commence à se sentir concerné par le vieillissement. À cette période de l’existence, on remet en question les insertions sociales (en particulier familiales et professionnelles) et on aspire au changement. « Le mitan de la vie marque souvent un tournant entre les perspectives passionnées et joyeuses de la jeunesse et une orientation plus tempérée, affinée, philosophique, accompagnée de la préoccupation de laisser une trace à la postérité (phénomène que l’on appelle la "générativité") »197. On régule aussi ses comportements dans un

domaine de vie par les significations qu’on leur accorde dans d’autres domaines de vie198.

Nous allons mettre en exergue à ce stade de notre travail les principaux ressorts de l’inscription dans une reprise d’études qui rejaillissent des récits de vie des étudiant-e-s en DEIS et Master. Tout d’abord la transformation du rapport au monde est plusieurs fois évoquée, la soif de connaissances est démultipliée.

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