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La représentation chiffrée n’est plus un moyen, elle devient une fin en soi

3.2.1.2.3.2 Le cas particulier de la représentation chiffrée comptable

3.2.4.2 Justification et analyse de ce quatrième éclairage

3.2.4.2.2 La représentation chiffrée n’est plus un moyen, elle devient une fin en soi

Le chiffre était un moyen, un outil inventé par l’homme, il est devenu selon plusieurs auteurs la priorité, en particulier dans le sens où il est devenu une fin, un objectif en soi. Une littérature abondante dans le champ des organisations, confirme cet aspect : Berland et al. l’écrivent clairement : « Ce qui n’était à la base qu’un moyen pour améliorer le

fonctionnement des organisations devient une fin en soi : il faut faire monter (ou faire baisser, c’est selon) le chiffre, qu’importent les réalités sous-jacentes. » (2008, p. 167). Un management par objectifs a d’ailleurs été mis en place :

« L’idée de mettre en œuvre un management par les chiffres a été formalisée dans les

années 1950 autour des travaux de Peter Drucker, théoricien de la direction par objectifs. Il souligne notamment que la fixation d’objectifs mesurables permet de contrôler à distance le comportement d’autres personnes, de les responsabiliser et de les motiver » (Berland et al. 2008, p. 165).

Metzger mentionne « la mesure de la seule performance au moyen d’un nombre restreint

d’indicateurs (part de marché, cours boursier, croissance du chiffre d’affaires) pour apprécier (et afficher) la réussite de l’entreprise » (2005, p. 266). Dumazert et Cherré en

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donnent deux exemples, à travers deux entretiens avec des managers ; le premier est directeur des ventes d’un groupe agroalimentaire, l’entretien date de 2009 :

« Je surveille régulièrement mes gars par GPS et ça me plaît de contrôler sans être

vu… j'ai le résultat rapide des objectifs, la vision en temps réel de leur déplacement et je peux les évaluer à distance (…) loin de l’entreprise, les gars sont tentés de tirer au flanc et c’est humain… si je laisse faire sans réagir, le chiffre plonge… » (2012, p. 284).

Le second est responsable Relations Humaines. Marketing, Services, l’entretien date de 2008 : « Tous les phénomènes qui conduisent à diminuer la coopération entre les personnes

ont un impact direct sur le rôle d’un manager. Soit il va consacrer beaucoup de temps pour garder un esprit de collectif au sein de son équipe, soit il va renoncer, et se détacher de l’humain, pour ne considérer que les seuls objectifs. C’est la seconde solution qui est trop souvent choisie malheureusement. » (2012, p. 285).

Damien De Blic nous en fournit un autre exemple très différent, plus ancien mais aussi édifiant :

« L’épisode se déroule au mois de février 1993. Gille (directeur financier, puis secrétaire général, enfin directeur général du crédit Lyonnais) rencontre alors

Butsch, secrétaire général de la Commission bancaire de la Banque de France, afin de discuter des comptes pour l'exercice 1992. La direction des comptes du Crédit lyonnais prévoit des pertes comprises entre 2 et 6 milliard de francs selon les différents scénarios possibles. « D'emblée, Butsch me donne un papier et un crayon pour que je calcule devant lui le niveau de fonds propres nécessaire pour que nous atteignions le ratio Cooke de 8,2%, le dénominateur 100 représentant le total de nos crédits, et le numérateur 8,2 le montant minimum correspondant de fonds propres. Une fois ce premier calcul fait, il me demande de calculer le niveau de perte compatible avec ce minimum de fonds propres. Après avoir consulté [le directeur des comptes du Crédit lyonnais], qui m’accompagne, je lui réponds : 1,9 milliard. En quelques mots, ensuite, ces messieurs nous font comprendre qu'à l'évidence, notre perte ne saurait être ni inférieure, ni supérieure à ce montant. » » (2004, p. 21). Berry généralise et ironise quant à cette notion de chiffre comme objectif :

« Il faut donner des objectifs ; le respect des objectifs est un signe de bonne gestion ; telles sont les évidences profondément intériorisées qui concourent aux comportements observés. Nous avons par exemple évoqué, à titre d'hypothèse de

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travail, l'éventualité de supprimer tout contrôle par objectifs chiffrés, ce qui s'argumentait fort bien sur le plan économique, mais cette proposition ne put même pas être approfondie, tellement elle parut incongrue à nos interlocuteurs. » (1983, p. 26).

A un autre niveau, le Professeur Christensen, dont les propos sont repris par un journaliste du Monde, établit le même constat : « Mais la machine s’est enrayée, soutient M Christensen,

car la religion de la finance s’est imposée dans le monde des entreprises, avec comme commandement les ratios de mesure de la productivité et, notamment, le fameux retour sur capitaux investis. « (Escande, 2013, p. 7). Vincent De Gaulejac reprend la même idée, avec en sus le lien entre objectif chiffré et rémunération des dirigeants :

« L’obsession de la rentabilité financière occupe les dirigeants parfois même au

détriment du développement de l’entreprise. D’autant que leur rémunération sous la forme de stock-options conduit à mesurer leur propre réussite en fonction de la progression de la valeur de l’action en Bourse. » (2005, p. 29).

Cette obsession de l’objectif chiffré concernant tout le personnel de l’entreprise :

« Chaque service, chaque département, chaque établissement a des objectifs à

atteindre dont la mesure, de plus en plus fréquente, est parfois mesurée en temps réel*. L’obligation de résultats, mesurée à l’aune de la rentabilité de chacun, doit être prise en charge par chaque élément du système » (*Comme pour les caissières de supermarchés ou les employés de la restauration rapide. Cf. H.Weber, 2005).

(2005, p. 30).

Enfin, Porter nous apporte également une confirmation de ce sous éclairage : « De bons

chiffres apportent richesse et prospérité, et justifient des promotions (dans l’administration publique) ou des bonus (dans les firmes cotées, en particulier les banques et les sociétés d’investissement). (2014, p. 258).

Outre un certain nombre de paradigmes dominants, comme l’économisme, le rationalisme, le managérialisme, ou encore l’utilitarisme, évoqués au chapitre deux, qui valorisent l’usage de la représentation chiffrée, la logique du chiffre comme objectif en soi nous semble liée à l’école comportementale « behavioriste », dont,

« En caricaturant (à peine), le principe fondateur veut que chaque individu se

comporte sous forme de réponses(s) à un ou plusieurs stimuli. Si la Direction augmente la prime de rendement, il travaillera plus intensément ; si des objectifs

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précis de résultats sont donnés par le service compétent, l’individu sera « plus motivé ». (Marchesnay, 2014, p. 123).

Cette école a été remplacée après la seconde guerre mondiale par celle dite des Relations Humaines,

« mais, globalement, le réflexe behavioriste reste largement ancré dans la démarche

bureaucratique, car il facilite l’usage des statistiques, en se centrant sur des données factuelles repérables aisément, tant sur les types de stimuli que sur les modes de réponse, et sans avoir-autre avantage- à entrer dans des données qualitatives ou extra-professionnelles, bref en se cantonnant à la « stricte objectivité » des chiffres. » (Marchesnay, 2014, p. 123).

Ce réflexe behavioriste d’un individu soumis aux stimuli, est incompatible avec notre concept de la responsabilité, qui implique la présence d’un sujet responsable, libre de ses choix, doté d’esprit critique et de jugement, lucide à qui est imputée l’action, dont il assume les conséquences directes, et adjacentes à l’égard de l’homme et de son environnement. Par ailleurs, certains auteurs déplorent les conséquences fâcheuses de l’usage du chiffre comme une fin, leurs remarques laissant transparaitre des signes de déresponsabilisation à l’égard de l’homme. C’est le cas de Ellul : « Autrefois, productivité équivalait à appel de main-d’œuvre,

maintenant c’est exactement l’inverse. Plus l’entreprise est « productive » et concurrentielle moins elle emploie de travail humain. (1988, p. 38). C’est aussi le cas de Hibou :

« Quand l’efficacité est définie par des objectifs quantifiés, les résultats ne

correspondent plus aussi clairement à ce qui fait sens dans l’activité : « ce n’est plus l’action en question qui est l’horizon d’appréciation, mais une mesure d’efficacité. Pour les uns ce terme signifie avant tout le contrôle des coûts, tandis que pour les autres, enseignants ou soignants par exemple, il signifie respectivement la capacité à faire acquérir des compétences et des savoirs à des élèves, ou à apporter les soins les meilleurs et les plus durables aux malades. Il en va de même pour la qualité, véritable « cheval de Troie de la quantification » qui, dans les services publics, est devenu synonyme de rentabilité et de réduction des dépenses et non plus de recherche des meilleurs services possibles. » (2012, p. 123).

Ou de De Gaulejac :

« Les managers, dominés par leurs désirs de toute puissance, aveuglés par la

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rentabilité élevés, se rejoignent pour considérer le travail comme une variable secondaire qu’il faut rendre flexible afin de l’adapter aux exigences du marché. »

(2005, p. 32).

Les signes de déresponsabilisation à l’égard de l’homme, correspondent au fait que les conséquences des actions à son égard, comme notamment ses conditions de travail, sa qualité de vie, sont secondaires. D’autres conséquences sont plus marquées dans le sens d’une déresponsabilisation : le premier exemple de Dumazert et Cherré sur le contrôle à distance correspond à une véritable dérive de management, et va à l’encontre du respect des individus. L’exemple cité par De Blic correspond à une véritable manipulation de chiffres au profit d’intérêts particuliers. Porter décrit du reste ce type de conséquence :

« Quiconque peut exploiter l’ambiguïté des mesures pour remplir des objectifs

numériques sans être obligé de consacrer plus de ressources à la chose mesurée entre dans le domaine des « drôles de nombres ». De telles opportunités interviennent partout où un accord, un paiement, ou toute autre fin visée dépend de la satisfaction d’un critère quantitatif. Certes, des formes similaires de tromperie sont tout aussi possibles dans des dispositifs contractuels classiques, mais il se trouve que la déférence actuelle à l’égard des preuves chiffrées a assuré la primauté des « drôles de nombres ». (2014, p. 258).

Hors du champ de l’entreprise, Silverman, qui a fait des recherches sur les statistiques de la police, illustre explicitement le lien entre l’usage du chiffre comme objectif à atteindre et déresponsabilisation : « Nous affirmons que la combinaison d’une énorme augmentation de la

pression pour faire baisser les taux de criminalité et d’une baisse de la demande d’intégrité en matière de comptes rendus statistiques est une recette pour que les chiffres soient manipulés. » (2014, p. 82). Il évoque dans ce cadre « une pression «écrasante pour que les

statistiques aillent « dans le bon sens » ». (2014, p. 82). La pression des résultats amène à la manipulation, qui est une forme de déresponsabilisation, proche de la fraude. Ce point est confirmé par Magnan et Cormier qui travaillent dans le champ des organisations :

« La documentation sur les fraudes montre que trois facteurs peuvent mener des

dirigeants à frauder ou à contribuer à une fraude : une équipe de collaborateurs obéissants et confiants, des incitations et des pressions trop orientées vers la performance de même qu’un conseil d’administration inefficace, notamment en raison de sa configuration » (2010, p. 64).

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3.2.4.3 Synthèse sur le quatrième éclairage

La littérature mobilisée plus riche à ce niveau (une vingtaine d’auteurs mobilisés dont quatre seulement ont écrit hors du champ des organisations), a permis d’appuyer l’éclairage selon lequel, l’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager, est susceptible de l’instrumentaliser. En effet, quatre auteurs font état de représentations dans les entreprises qui influent les comportements, induisent des modes de pensée. S’agissant plus particulièrement des représentations chiffrées, cinq articles évoquent le fait qu’elles administrent ou gouvernent l’humain, et concernant les managers en particulier, qu’elles sont susceptibles, sans qu’ils en soient nécessairement conscients, de les aveugler, de les manipuler, de les transformer en exécutants, voire en instruments. En entreprise, le chiffre finit par devenir un objectif en soi (neuf articles le mentionnent), au service duquel l’humain se trouve (trois articles soulignent cet aspect hors du champ des organisations), à fortiori le manager. En entreprise, la pression des résultats, parfois connectée avec l’intérêt personnel du manager, pousse à leur manipulation et à la perte de son libre arbitre.

Un manager, devenu simple exécutant, voire assujetti aux objectifs chiffrés, ne prend pas personnellement une décision, il n’est donc pas en mesure d’en répondre, il est par ailleurs plus soumis à la tentation de fraude, ou de manipulation (selon trois auteurs) et les conséquences humaines de ses actes, non intégrées dans les représentations utilisées, lui échappent (selon trois autres auteurs). C’est le lien que nous établissons entre ce quatrième éclairage et une forme de déresponsabilisation des managers.

3.2.5 Cinquième éclairage : L’usage privilégié de la représentation chiffrée a

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